Les Aspirans de marine, volume 1
I.
SOCIÉTÉ, INITIATION, PLAN D’ÉTUDES.
— Mon cher Édouard, il faut définitivement que ce soir je te présente à notre société.
— Quelle société ?
— Oh ! une société choisie, va ; six aspirans de marine ; trois du vaisseau le Régulus, deux de la frégate l’Indienne, et puis moi. C’est une vraie réunion académique, présidée par la décence et embellie par les grâces. On y fume vingt pipes dans la soirée, et pour peu qu’on en ait envie, on y travaille la géométrie et l’algèbre après avoir joué de la bière à l’écarté ou au domino.
— Et d’où vous est venue l’idée de former cette société académique où l’on boit, où l’on fume, et où l’on joue au domino ?
— Le hasard seul, ou plutôt la Providence, nous a conduits à l’établir sur la base en apparence la plus folle, et en réalité la plus sage du monde. Mais c’est toute une histoire que j’aurais à te raconter, ou pour mieux dire tout un roman. Imagine-toi qu’un soir en me promenant avec Lapérelle, tu sais bien cet aspirant de première classe du Régulus, avec qui je partage depuis long-temps ma chambre ; une petite fille de quatorze à quinze ans vint nous demander l’aumône, de la voix la plus douce et la plus pénétrante que j’aie entendue de ma vie. Elle grelottait de froid sous des haillons, la pauvre enfant ! Tu sais combien j’ai toujours eu le cœur accessible à toutes les émotions inattendues. A la lueur d’un réverbère et en tirant quelques sous de ma poche, je remarque que la jeune mendiante est jolie comme un amour ; et je dis à Lapérelle : Tiens, vois donc, si ce n’est pas dommage ! — Effectivement, me répond-il avec le sang-froid mathématique que tu lui connais : C’est dommage, mais ce n’est pas autre chose. — Je questionne la petite fille… Elle me répond avec ingénuité qu’elle est orpheline, qu’elle se meurt de faim, et qu’elle ne sait même où aller coucher. Cet aveu tout naïf me fait naître de suite une idée. Il tombait une pluie froide comme glace.
— Une idée, je crois bien ! J’aurais eu probablement la même idée que toi à ta place.
— Oui, une idée, non pas l’idée de calomnier le malheur, mais bien celle d’une bonne action. Je propose à mon camarade de chambre de faire souper l’orpheline, de lui offrir un gîte ; et nous l’amenons chez nous. Si tu avais vu avec quelle avidité elle dévora quelques gâteaux que je lui apportai, cela t’aurait fait à la fois plaisir et pitié…
— Et où coucha-t-elle ?
— Sur deux chaises, entre le lit de Lapérelle et le mien. Parole d’honneur !
Le lendemain en nous réveillant nous trouvâmes nos bottes admirablement cirées, et notre chambre balayée comme elle ne l’avait pas encore été depuis plus de six mois.
— Et que fîtes-vous de la petite ?
— Ce que nous en fîmes ? Un bijou, mon ami, un bijou ! nous commençâmes par lui dire de se nettoyer, c’était je crois la chose la plus urgente ; 30 et quelques francs que j’avais gagnés à la poule, par une faveur du ciel, car tu sais combien je suis malheureux au jeu, y passèrent et servirent à lui acheter quelques vêtemens simples, mais propres… La malheureuse enfant se nommait Françoise ou Marguerite, je crois ; nous l’appelâmes Juliette, de notre autorité privée. Ce nom nous parut plus relevé, et il est de fait qu’il convient bien mieux maintenant à la situation dans laquelle nous l’avons mise, que celui qu’elle portait sous les haillons d’où nous l’avions si heureusement tirée.
— Et quelle est donc sa situation présente ?
— Juliette, mon ami, est devenue notre gouvernante. Quatre de nos amis, qui logeaient dans la même maison que nous, se sont associés à notre acte de bienfaisance. Ils ont donné leur pratique à l’orpheline. C’est elle qui raccommode, qui repasse notre linge, qui fait notre ménage et le reste ; mais qui fait tout cela avec une intelligence peu commune, je t’assure. Les petits profits du métier lui reviennent, elle vit comme elle peut et elle ne vit même pas trop mal. Les soins qu’elle a pour nous lui sont payés avec usure, en égards, en amitié, en toute espèce de bonnes choses enfin.
— Et en amour, peut-être ?
— Mais non ; pas trop ! Il est convenu qu’elle n’aura jamais parmi nous que deux amans à la fois, et encore à son choix ; et il y a trois ou quatre semaines que Lapérelle et moi, qui te parle, nous nous trouvons en pied ; car il était bien juste, n’est-ce pas, que nous exerçassions sur le cœur de la petite Juliette certain droit de priorité, eu égard à la précieuse découverte que les premiers nous avions faite ?
— C’était de toute justice ; mais quel avantage si grand avez-vous trouvé à vivre ainsi ?
— Un avantage immense. Celui des mœurs d’abord ; et de l’économie ensuite. Nous n’allons presque plus au café ; nous travaillons en nous amusant, et dans la douce intimité et la concorde que Juliette sait entretenir entre nous tous, nous fuyons l’ennui que nous allions payer fort cher au billard ou au spectacle, au profit des jouissances très-peu dispendieuses que nous trouvons chez nous. Tout ce que je te conte là doit te paraître étrange, je le sens bien ; mais il ne tient qu’à toi de t’assurer ce soir par toi-même, de la vérité du petit tableau de famille que je viens de te faire là. Adieu, n’oublie pas qu’à six heures je veux te présenter à notre société.
A l’heure indiquée je me trouvai au rendez-vous. Mon collègue Mathias me prit par dessous le bras, et nous voilà en route pour nous rendre au lieu de réunion des six aspirans de marine.
Après avoir monté quatre étages, nous nous trouvons rendus à la porte de la mansarde qu’occupaient collectivement nos amis. Mon guide entre d’abord, me prend par la main et d’un air affectueux et demi-grave, il dit à ses cinq confrères qu’éclairaient les rayons vacillans d’un seul bout de chandelle :
— Messieurs, je vous présente mon ami Édouard, aspirant de première classe à bord du même vaisseau que moi.
— Tiens, te voilà ! me dit Lapérelle en levant les yeux sur moi et en interrompant le cent de piquet qu’il faisait avec un de ses camarades.
— Ah ! mais, messieurs, s’écrie un des sociétaires, voilà qui n’est pas de jeu ! Nous étions convenus qu’aucun des membres de la société ne présenterait d’étranger.
J’allais répondre à cette observation assez peu encourageante pour moi, lorsque mon ami Mathias, mon introducteur, crut devoir prendre la parole, et d’un air un peu piqué, il répliqua à celui qui avait accueilli avec répugnance mon entrée dans la maison :
— Messieurs, j’étais loin de penser que notre collègue Édouard fût pour nous un étranger, il est notre ami à tous, et si j’ai pu commettre une indiscrétion en le présentant dans le sein de notre réunion, c’est sur moi et non sur lui que devait tomber le poids d’une observation au moins fort inconvenante. On pouvait fort bien, ce me semble, me faire en particulier le reproche qui vient de m’être adressé en présence de mon camarade ; et j’y aurais alors répondu comme j’aurais cru devoir le faire.
— Tiens, le voilà qui se fâche lui à présent, s’écria celui qui m’avait fait la mine en entrant. Tu sais bien que ce n’est pas pour Édouard que j’ai fait cette observation, mais pour ceux que chacun de nous pourrait vouloir introduire à l’avenir.
— L’observation n’en est pas moins fort déplacée et je vous la rappellerai en temps et lieu, reprit Mathias avec énergie.
— Comme tu voudras, au reste !
Je jugeai qu’il était convenable que je prisse la parole dans un débat dont j’étais devenu l’objet.
— Mes amis, dis-je en m’adressant à toute la société, je conçois ce que ma présence inattendue au milieu de vous peut offrir d’étrange. Je ne veux pas qu’il soit dit que je puisse être devenu le prétexte ou le motif de la plus petite mésintelligence au sein de votre réunion, et je vais me retirer sans la moindre rancune, en vous priant d’excuser mon indiscrétion et en vous souhaitant très cordialement le bonsoir.
— Non pas, non pas ! s’écria Mathias en me retenant de toutes ses forces par la main, je veux que tu restes ici, pour moi, si ce n’est pour toi. Je me ferai plutôt écharper que de souffrir que tu sortes d’un lieu où je t’ai présenté sous ma responsabilité. Il y va de mon honneur et tu resteras, ne fût-ce que par amour-propre pour moi ; ou bien, s’il faut que tu t’en ailles, je m’en irai avec toi pour nous retrouver demain matin, dans un autre endroit, avec chacun de ces messieurs.
L’affaire allait devenir sérieuse, je ne le prévoyais que trop bien, et je ne savais que faire.
Lapérelle, le moins emporté de toute la réunion crut devoir interposer sa grave autorité dans le petit conflit qui venait de me mettre assez mal à l’aise.
— Édouard, me dit-il, tu ignores sans doute le but et l’espèce de notre société. Nous nous sommes réunis ici pour travailler ensemble de manière à pouvoir nous préparer à subir l’examen de première classe qui va bientôt s’ouvrir pour nous. Le motif qui nous a rassemblés nous imposait l’obligation d’éviter toute cause de distraction qui pût nuire à l’application qui nous était si nécessaire pour terminer des études trop tard commencées. Tu es reçu aspirant de première classe, toi, tu n’as plus besoin de te casser la tête pour le même examen que nous. Nous autres, au contraire, nous ne sommes que de seconde classe, et malheureusement il nous reste beaucoup à apprendre…
— Raison de plus pour qu’Édouard vienne nous aider quand nous nous trouverons embarrassés dans une démonstration.
— Mathias, veux-tu bien me laisser achever ?
— Parle, puisque tu y tiens ; mais je t’avertis d’avance que tout cela ne signifie rien, absolument rien pour moi.
— Je disais donc que nous avons encore beaucoup à acquérir. Sans doute que si tu voulais nous aider de tes conseils et de ton instruction tu pourrais nous être utile. Mais comment t’assujettirais-tu à repasser encore des leçons de géométrie et de trigonométrie pour l’amour de nous ?
— Je l’eusse fait volontiers, si j’avais cru pouvoir vous être bon à quelque chose.
— Assurément qu’il l’eût fait, et avec plaisir encore ; aucun de vous n’en a douté, mais vous avez voulu trouver un prétexte, et voilà tout.
— En ce cas, je n’ai plus aucune objection à faire, et c’est avec infiniment de plaisir même que je verrais notre camarade prendre place au milieu de nous.
Lapérelle me serra la main en prononçant ces derniers mots ; tous les autres camarades en firent autant. Celui-là même qui s’était montré le moins disposé à m’accueillir au sein de la société, vint me présenter ses excuses avec cordialité, et dès cet instant-là je comptai parmi les habitués de la maison, à la grande satisfaction de Mathias que tous ses amis eurent un peu de peine à apaiser, tant l’avait agité la petite discussion soulevée par mon introduction. Mais quelle maison était celle-là ! je vais vous dire l’impression que l’aspect de ce gîte presque aérien produisit sur moi à la première vue.
Je crus d’abord, en prenant connaissance des lieux, être dans une sorte de prison au milieu de laquelle six à sept captifs cherchaient à tuer le temps en se livrant à différens travaux. Je dis six à sept captifs, parce que je trouvai sept personnes en entrant dans l’appartement que j’ai à vous décrire, et dans lequel je n’avais cru rencontrer qu’une demi-douzaine d’aspirans ; vous saurez bientôt quel était le septième membre de l’heptarchie.
L’appartement n’était qu’une mansarde assez vaste ; deux tables, un tableau de mathématiques, quelques chaises dépaillées, une ruine de fauteuil, deux petits lits, bon nombre de pipes suspendues à la cloison enfumée, et trois ou quatre malles enfin formaient l’ameublement complet du logis. A chacune des tables, une couple d’aspirans faisaient la partie de cartes ; au pied du tableau un des sociétaires cherchait, un morceau de craie à la main, et un volume de Bezout sous les yeux, à tracer une figure de trigonométrie rectiligne. Tout ce monde-là fumait, à l’exception toutefois d’une petite fille qui tricotait à côté de deux ou trois tisons qu’elle avait pris soin de rassembler sur le foyer d’une étroite cheminée. Chacun des acteurs de cette scène d’intérieur était vêtu fort négligemment ; l’un portait une casquette et un frac râpé, l’autre une veste et un chapeau qui paraissait avoir fait un assez long service de mer. La petite fille seule semblait être toilettée avec un peu plus de recherche et de fraîcheur que les cavaliers inattentifs, au milieu desquels on l’aurait crue jetée comme une fleur parmi quelques arbustes incultes.
Je pris place auprès du tableau, en m’efforçant d’aider de mon mieux, dans la recherche d’un problème, celui de mes collègues qui paraissait poursuivre péniblement sa fugitive proposition de trigonométrie.
Une fois que la conversation eut repris l’activité et la mobilité que mon apparition soudaine avait un instant interrompue, je pus examiner plus à l’aise les détails dont je n’avais encore saisi que très-imparfaitement l’ensemble à la première inspection des lieux.
La petite fille assise au coin du feu était jolie, mais elle avait paru prendre, à mon aspect, un air boudeur qui ne m’avait pas prévenu très-agréablement en sa faveur.
Mathias, en remarquant que je la regardais avec une certaine attention, s’approcha de moi pour me dire à l’oreille, d’un air de satisfaction et de mystère : C’est Juliette, la petite orpheline que tu sais bien !
— Mais elle me semble assez passable, Juliette ; elle a même un extérieur plus distingué que je ne l’aurais supposé avant de l’avoir vue.
— Et puis, mon cher ! c’est obéissant et raisonnable ; tu vas voir : — Juliette !
— Plaît-il, M. Mathias ? dit la petite fille en levant la tête avec vivacité et en posant son bas de tricot sur une escabelle.
— Allez nous chercher une demi-once de tabac fin frisé et huit petits verres de liqueur pour toute la société : c’est moi ce soir qui régale. Vous entendez bien, n’est-ce pas ? une demi-once de frisé et huit petits verres ?
— Oui, M. Mathias, une demi-once et huit petits verres.
Juliette s’empressa d’exécuter l’ordre de mon ami, et en s’en allant je remarquai dans la tournure que cherchait à se donner la pauvre enfant, un certain air de coquetterie qui n’allait pas encore très-bien à son inexpérience.
— Tu vois là, me dit Lapérelle quand elle fut partie pour aller chercher son tabac et sa liqueur, tu vois là, mon bon ami, notre gouvernante en chef, et notre élève de prédilection à tous.
— Oui, je le sais ; Mathias m’a tout conté.
— C’est un agneau, un agneau que nous pouvons dire avoir arraché à la fureur des mauvaises passions, dans le coin de la rue.
— Oh ! c’est bien vrai ce que tu dis là, s’écrièrent en chorus les sociétaires ; Juliette est un véritable agneau, et qui sans nous n’aurait pas tardé à trouver des loups pour la croquer.
— Une petite fille douée des meilleures dispositions naturelles.
— Ça n’a pas un seul vice.
— Pas même un défaut ; il n’y a que quelques jours que nous l’avons et elle connaît son service comme une vieille ménagère qui aurait fait notre chambre toute sa vie.
— Jamais je n’ai eu encore mes bottes aussi bien cirées que par ses jolies mains.
— Elle fait nos lits cent fois mieux que l’ancienne domestique édentée de la maison.
— Je ne sais en vérité pas comment elle vit ; elle ne nous coûte rien.
— Oui, mais nous nous sommes arrangés de manière à lui assurer cependant un petit sort. Il est convenu que chacun de nous lui donnera six francs par mois… sur nos épargnes. Le superflu des riches doit être consacré au nécessaire des pauvres.
— Vous me permettrez aussi, je l’espère bien, messieurs, de joindre ma quote-part au fonds commun destiné à l’entretien de Juliette !
En ce moment-là Juliette rentra ; elle ne parut pas avoir entendu les derniers mots qui la concernaient ; mais je crus m’apercevoir cependant qu’elle n’avait plus son air boudeur, en élevant sur moi ses deux yeux bleus, limpides et purs comme les yeux de l’innocence.
Lapérelle, après m’avoir fait un signe, comme pour me donner à entendre qu’il fallait changer de conversation en présence de la petite, m’adressa ces paroles d’initiation :
« Mon cher Édouard, toutes les fois que tu nous feras le plaisir de venir nous visiter, et le plus souvent ne sera que le mieux, tu trouveras chez nous place au feu et à la table, et ta pipe suspendue au milieu des nôtres. Ce sera le calumet de l’amitié et l’emblème de la communauté de biens et de plaisirs sous l’empire de laquelle nous vivons ici. Juliette, vous reconnaîtrez monsieur pour un des sociétaires, et comme tel je vous engage à lui faire en tout temps le meilleur accueil qu’il vous sera possible. »
Juliette leva encore sur moi ses deux grands yeux : un demi-sourire timide et bienveillant anima ses lèvres un peu pâles, et tout fut dit.
Deux ou trois de mes aspirans se placèrent en travers sur les deux petits lits en continuant la conversation qui commençait un peu à languir, depuis que les huit verres de liqueur avaient été vidés. Les deux bouts de chandelle qu’on avait allumés pour donner plus de solennité à ma réception se trouvaient presque consumés, la cloche de la retraite se faisait déjà entendre en ville ; je pensai qu’il était temps de laisser là mes amis et de me retirer chez moi. Je saluai la société, et mon confrère Mathias, après avoir pris son chapeau et avoir prévenu Juliette qu’il rentrerait dans un quart d’heure, vint me reconduire jusqu’à mon domicile.
Très-peu de jours après mon introduction dans le cercle des aspirans, je me trouvai installé parmi eux comme si depuis un an j’eusse cultivé la société au sein de laquelle ils avaient bien voulu m’admettre. Ma pipe, comme me l’avait annoncé le président Lapérelle, prit rang au nombre de celles des fondateurs. Il ne se buvait pas une bouteille de bière ou un verre de punch en famille, sans que mon verre n’allât se mêler à celui de tous mes joyeux amis. Juliette qui, à ma première apparition, avait semblé me voir avec une certaine répugnance surgir au milieu du cercle dont elle était la reine, commença à me traiter avec la bienveillance qu’elle étendait à peu près également à tous les habitués du logis. C’était aussi une si bonne petite créature ! et je crois même sans trop me flatter qu’il lui fallut très-peu de temps pour m’accorder une confiance que ne lui avaient pas inspirée au même degré mes autres collègues. Quelques-uns d’entr’eux crurent même bientôt remarquer qu’elle comptait avec impatience les jours où le service que je faisais à bord de mon vaisseau, m’empêchait de venir passer mon temps auprès d’elle et de mes confrères. Mais cette observation était bien loin d’être inspirée par la jalousie. A l’âge que nous avions alors, et dans la profession qui nous était commune, trop de sentimens généreux emplissent le cœur pour qu’il puisse être accessible encore à de basses ou indignes rivalités. C’est plus tard, quand les conquêtes sont devenues plus difficiles, qu’on attache par amour-propre plus d’importance à la préférence exclusive que peuvent accorder les femmes. Mais à seize ou dix-huit ans, on a trop d’avenir devant soi, trop de rêves enchanteurs dans l’imagination, pour disputer aux autres des avantages que l’on peut perdre à cet âge-là comme à un autre, mais que l’on est toujours sûr de rencontrer à la première occasion.
Mathias, le bon Mathias qui, avec quelque raison, aurait pu s’arroger des droits à l’unique possession de la beauté qu’il avait un des premiers recueillie pour ainsi dire dans son sein, se montrait plus heureux que tous les autres encore de l’intimité qui s’était établie entre Juliette et moi. Comme nous étions, ainsi que je l’ai déjà dit, embarqués à bord du même vaisseau, et qu’il arrivait rarement que nous nous trouvassions à terre ensemble, il ne manquait jamais, quand je quittais le bord sans lui, de me recommander de chauffer notre gouvernante, pour mon compte et même pour le sien : « Elle t’aime, me répétait-il sans cesse ; mais comme les réglemens de notre société portent qu’elle ne peut avoir que deux amans à la fois parmi nous, je te céderais bien volontiers la place que je partage depuis un mois avec Lapérelle, pour peu que cela te fît plaisir. »
— Mais pourquoi ce sacrifice si tu tiens à la petite ? lui répondais-je.
— Oui, j’y tiens sans doute ; mais je tiens cent fois plus encore à ce qui peut t’être agréable. L’amour est bien quelque chose, mais l’amitié, c’est tout.
— Et si plutôt je pouvais supplanter l’ami Lapérelle et partager avec toi les bonnes grâces de la petite, à qui les réglemens ont laissé la liberté du choix ?
— L’affaire serait excellente et elle me paraîtrait d’autant meilleure, que notre président croit avoir produit sur le cœur de notre innocente une impression des plus profondes.
— Bah ! il croirait réellement que… ?
— Sans doute, il le croit : c’est Juliette elle-même qui me l’a dit.
— En ce cas laisse-moi faire ; je menerai les choses de manière à donner à la substitution une tournure plaisante, je t’en réponds.
— Tant mieux, car nous rirons alors comme des fous, aux dépens de notre mentor ; et c’est si amusant de rire d’un désappointement d’amoureux ! Moi, je raffole, pour ma part, de toutes ces petites mystifications sentimentales ; mais il faudrait une occasion…
— Elle viendra cette occasion. Je la chercherai, et si celle sur laquelle je compte n’arrive pas, j’en ferai naître une. Mais avant tout, tu sens bien, il faut que je sonde la petite sur ses sentimens intimes.
— Oui, c’est cela ; sonde ses sentimens intimes comme tu dis, et nous verrons après à voguer à pleines voiles ensemble et bord à bord, sur un océan de félicité…
J’eus bientôt une explication avec notre jeune ménagère.
Comment, lui demandai-je, dans un tête-à-tête que je m’étais ménagé à grand’peine avec elle, as-tu pu te résoudre à avoir deux amans en même temps, toi pour qui l’amour devait être une chose si étrange ?
— Comment ? mais ce sont ces messieurs qui ont décidé que j’en aurais deux.
— Et tu y as consenti sans difficulté et sans aucune répugnance ?
— Ah dam ! ils avaient fait un réglement pour cela, ils sont d’ailleurs si bons pour moi, que je n’avais rien à leur refuser.
— Et tu n’as attaché aucune importance au sacrifice qu’ils exigeaient de ton cœur, de tes goûts peut-être ?
— Non ! pas la moindre importance. Cela coûte si peu à une pauvre fille comme moi, et ça paraissait leur faire tant de plaisir !
— Quelle naïveté ! Mais si tu avais été libre de ton choix, aurais-tu pris deux amans ?
— Je n’en aurais pris aucun. C’est pour leur obéir en tout, ce que j’en ai fait, et je me suis conformée au réglement.
— Toujours le réglement ; mais c’est une plaisanterie que ton réglement ! Tu n’as donc aucune préférence marquée pour l’un de nous ?
— Aucune ; vous êtes tous de si bons enfans, que je vous aime tous la même chose… Cependant, s’il me fallait choisir un maître, un protecteur, ou tout ce que vous voudrez enfin, je crois qui je choisirais…
— Eh bien, que tu choisirais ?
— M. Mathias… ou peut-être bien encore…
— Ou bien encore, qui ? achève donc !
— M. Mathias…
— Eh ! tu l’as déjà nommé !
— Ou vous !
— Ah ! c’est bien cela. Et je reconnais dans cet aveu ton discernement naturel ; mais dis-moi donc, tu n’aimes donc pas Lapérelle ?
— Si je l’aime ; il a tant de soins de moi : c’est lui qui me donne les meilleurs conseils. Mais M. Mathias est si drôle et il a si bon cœur !… Et puis vous, quand vous êtes là, je ne m’ennuie jamais.
— Mais cette préférence, quelque flatteuse qu’elle soit, est encore trop peu de chose pour nous ; ce n’est pas là ce qu’on peut appeler de l’amour.
— De l’amour ! Voilà ce qu’ils me demandent toujours quand je me trouve seule avec l’un ou l’autre d’entre eux. Ils disent qu’ils en ont beaucoup pour moi de l’amour, et que je n’en ai pas pour eux. Oh ! que je voudrais en avoir assez de ce maudit amour pour les contenter tous à la fois ! Mais je ne sais comment faire pour y parvenir : ce n’est pas au reste de ma faute, car si je pouvais !…
— Quoi, Mathias te dit quelquefois, lui aussi ?…
— Qu’il donnerait sa vie pour être aimé de moi autant qu’il m’aime ; mais il ne me dit cela que quand nous sommes bien seuls. Alors il a un tout autre air que lorsqu’il y a du monde.
— Le sournois ! J’étais à cent lieues de m’en douter. Mais je lui en parlerai à la première occasion.
— Gardez-vous-en bien ; il me prie et me supplie de n’en rien dire à personne.
— Le dissimulé ! ne pas confier une faiblesse aussi excusable à ma discrétion ! et jouer presque l’indifférence pour elle avec moi, le plus discret et le plus indulgent de tous les amis !
— Est-ce qu’il y aurait par hasard du mal dans ce qu’il me dit, quand nous sommes seuls ?
— Non, non ; cela ne te regarde pas. C’est quelque chose qui me passait par la tête. Occupons-nous d’autre chose. — Et le président Lapérelle ?
— Oh ! lui, c’est encore dix fois pire ! Il pleure quand il dit que je ne sais pas aimer.
— Il pleure !…
— Oui, il pleure, et tout de bon encore, et de manière même à me fendre le cœur, et moi, ma foi, pour le consoler, je pleure aussi ; alors il paraît plus content, et moi je me sens plus à l’aise avec lui.
— Mais quels hommes sont donc ces deux gaillards-là ?… Au surplus laissons-les agir comme bon leur semblera. Moi, je veux aussi te faire la cour, et une cour assidue encore, mais à ma façon. Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas, Juliette ?
— Hélas ! je connais à peine mes lettres, monsieur, et c’est là ce qui bien souvent me fait rougir ; car j’ai honte d’être si ignorante en compagnie de jeunes messieurs aussi bien éduqués que vous l’êtes tous.
— Eh bien ! moi, je veux devenir ton professeur de lecture.
— Oh ! que je vous aimerais si vous étiez assez bon pour m’apprendre à lire couramment quelques jolis livres que j’ai déjà commencés.
— Je t’apprendrai même à écrire…
— A écrire !… Quoi, vous croyez qu’un jour je pourrais savoir écrire à la plume ?
— A faire tes quatre règles !
— Ah mon Dieu ! que je serais heureuse si je pouvais penser…
— Un peu d’histoire par dessus le marché, de géographie, peut-être…
— De GÉROGRAPHIE ! quel bonheur ! moi qui aime tant la musique !
— La guitare viendra ensuite, et quelques petites romances sont si tôt apprises, pour peu que l’on ait de l’oreille et la voix juste. A-propos, as-tu de la voix ?
— De la voix, pas trop ; mais je retiens cependant assez passablement les airs que j’entends chanter.
— Voyons, quels airs as-tu retenus ?
— Attendez ! J’en chantais encore un ce matin, quand vous êtes venu. C’est sur l’amour…
— Sur l’amour ? Voyons ; l’air doit être intéressant et il sera en situation.
— Ah ! m’y voici, mais n’allez pas au moins vous moquer de moi !
A ce dernier vers de la romance sentimentale de Juliette, j’embrassai ma virtuose avec un emportement de plaisir, tel, qu’elle ne put se défendre que très-imparfaitement contre la brusquerie de ma galante tentative. Le murmure du baiser alla se confondre avec le bruit expirant du refrain de la chanson commencée.
— Fort bien, ne vous gênez pas, s’écria une voix que nous reconnûmes pour être celle de notre président Lapérelle. Il paraît, ajouta notre grave ami en entrant dans l’appartement, que, lorsque vous êtes seuls, vous passez votre temps de manière à faire marcher vos affaires plus vite que celles de la maison ! mais j’y mettrai bon ordre.
Notre président était bien évidemment fâché contre nous. Je jugeai à propos de lui laisser exhaler toute sa mauvaise humeur, sans m’exposer à l’irriter encore par quelques observations dont la pauvre Juliette aurait plus tard à supporter les conséquences. Et puis Lapérelle venait de me surprendre dans une circonstance si embarrassante pour moi, que j’aurais été ma foi fort en peine de trouver assez de sang-froid pour lui répondre quelque chose de convenable.
Il continua en s’adressant à notre ménagère sur le ton piqué qu’il avait pris d’abord.
— Et vous, mademoiselle, qui, depuis quelque temps, négligez tous les devoirs que, par reconnaissance pour nous, vous devriez vous attacher à remplir avec zèle et ponctualité, ne croyez pas que je tolère, comme j’ai eu la faiblesse de le faire jusqu’ici, votre négligence et votre paresse.
— Ma paresse, monsieur ! Mais en quoi donc ai-je manqué à mes devoirs ?
— En quoi, dites-vous ? et vous avez encore le front de me demander cela à moi ?
— N’ai-je pas fait ce matin le ménage comme à l’ordinaire ?
— Parbleu, il ne vous manquerait plus que de passer toute la journée à chanter et à vous amuser comme vous le faisiez tout à l’heure quand je suis entré !
— Tous mes lits sont faits depuis plus d’une heure.
— Vos lits sont faits, vos lits sont faits ! Pardieu la belle avance ! Mais est-ce là une raison, quand vous employez la moitié du temps à vous parer et à vous toiletter comme s’il s’agissait pour vous d’aller au bal ?
— A me parer !
— Oui sans doute, à vous parer, et je suis bien aise de saisir cette occasion pour vous dire combien les airs que vous vous donnez depuis que notre indulgence a encouragé votre coquetterie, me déplaisent et déplaisent aussi à tous nos camarades. Quand, recueillie parmi nous, par pure commisération, il fut convenu que nous vous chargerions du soin de faire notre ménage, nous décidâmes unanimement que jamais nous ne vous laisserions prendre un ton qui ne conviendrait ni à votre modeste situation ni à la modicité de nos moyens. Mais malgré cette sage résolution, on vous voit chaque jour maintenant donner tous vos soins à votre toilette. Pourriez-vous me dire, par exemple, qui vous a permis d’acheter ce bonnet monté sur lequel vous n’avez pas craint, sans nous consulter, de faire mettre ce ridicule paquet de rubans bleus et roses ?
— Ce bonnet… ce bonnet… C’est celui que vous m’avez permis d’acheter, il y a trois jours, le jour, vous savez bien, où vous me disiez que vous étiez si content de moi ?
— Moi content de vous, il y a trois jours ! je vous répondrai qu’il doit y avoir plus long-temps que cela, car je puis me flatter de posséder une mémoire aussi bonne que la vôtre, et depuis long-temps, ce me semble, je n’ai eu l’heureuse occasion de vous témoigner ma satisfaction. Mais le mensonge vous coûte si peu !
— Je ne mens cependant pas. Je m’en souviens bien. C’était un jour où nous étions seuls.
— A merveille, un jour où nous étions seuls ! Et vous avez bien soin de ne me rappeler qu’une circonstance où les témoins qui pourraient vous confondre, s’il y en avait eu, manquaient… Et ces souliers de prunelle achetés sans doute en même temps que le bonnet monté, est-ce aussi de mon consentement que vous les avez pris chez la marchande du coin ?
— Ces souliers ?… C’est M. Mathias qui m’en a fait cadeau pour lui avoir raccommodé son gilet d’uniforme.
— Quelle générosité ! Un gilet qui ne vaut pas la paire de souliers qu’il a donnée pour le raccommodage ! Au surplus M. Mathias nous fournira lui-même à ce sujet, les éclaircissemens nécessaires. Mais en attendant et avant que les désordres nouveaux, que je redoute pour vous, n’aient tout-à-fait compromis la responsabilité que j’ai acceptée, je vais consulter ces messieurs sur les mesures que la prudence nous conseillera de prendre à votre égard. Et puisqu’aujourd’hui nous en sommes venus au chapitre des informations, vous trouverez bon que je révèle à nos amis les petites irrégularités que j’ai particulièrement à vous reprocher. Je n’avancerai rien sans preuves, et les preuves contre votre légèreté et votre coquetterie ne me manqueront pas. Je les ai réunies là, dans ce cabinet dont voici la clef. Vous devez m’entendre, et nous allons voir.
Jusque-là Juliette, qui m’avait paru conserver toute la présence d’esprit nécessaire pour répondre sans trop d’embarras aux vives interpellations de Lapérelle, ne put dissimuler, aux mots de cabinet et de clef, le trouble que la menace de notre président venait de lui causer. Elle se mit à pleurer à chaudes larmes et à solliciter avec les plus vives instances le pardon de sa faute, sans que je pusse deviner le motif de son affliction subite, ni la faute qu’elle semblait se reprocher avec tant d’amertume. Fatigué du rôle passif que je venais de jouer dans cette petite scène de famille, ou plutôt ému de pitié par les sanglots de notre intéressante ménagère, j’allais prendre la parole pour essayer de tempérer la colère de notre mentor, et peut-être même me permettre quelques remontrances sur sa vivacité, lorsque le bruit de quelques personnes qui montaient les escaliers quatre à quatre, vint faire diversion à tout cela, et m’épargner sans doute des frais inutiles d’éloquence. C’étaient nos amis qui arrivaient.
— Tiens, c’est notre grave président ! s’écria Mathias en ouvrant brusquement la porte. Qu’as-tu donc aujourd’hui, l’ami ?
— J’ai… j’ai de l’humeur !
— Et de l’humeur à propos de quoi, s’il vous plaît ? Est-ce qu’il serait par hasard permis d’en avoir, à toi surtout, le plus impassible des mauvais sujets qui composent le noble corps des aspirans de marine !
— Impassible, oui pour certaines choses. Mais il est des circonstances où, malgré toute la longanimité possible, on perd patience et on éclate.
— Éclate, mon ami, éclate ! Et surtout explique-toi clairement, car je n’ai pas l’honneur de te comprendre. Voyons quelles sont les circonstances dont tu veux parler ?
— Vous allez bientôt le savoir ; et je suis flatté que vous soyez arrivés pour entendre ce que depuis long-temps mon devoir me prescrivait de vous révéler.
— Oh ! dites donc, les amis ! Voyez le ton solennel et pénétré que prend notre président ! Que peut-il donc avoir à nous apprendre ?… Ah ! je commence à m’en douter à présent !… Juliette toute en pleurs ;… Édouard, à peu près interdit et Lapérelle presque indigné… C’est une scène de ménage. Tant mieux, nous allons rire encore une bonne fois dans notre vie !
— Je souhaite en effet que cela vous amuse ; mais j’en doute, répondit le président, et en prononçant ces dernières paroles, Lapérelle se dirigea à pas comptés vers le petit cabinet dont il nous avait montré la clef ; au bout de quelques secondes, il en sortit tenant à la main une grande boîte de carton et plusieurs colifichets, qu’il déposa, avec une austérité toute magistrale, sur la table du logis, au milieu des pipes et des verres qui couvraient déjà ce meuble principal de notre salon.
— Que diable prétends-tu faire avec toutes ces guenilles ? lui demanda l’un des assistans, en riant aux éclats.
— Ce que je prétends faire ? répondit-il, vous allez bientôt le savoir. Mais avant tout, messieurs, ce que je sollicite de votre amitié et de votre indulgence, c’est un peu de silence et d’attention.
Chacun comprit ou crut comprendre qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux, et sans trop nous douter encore de ce qui allait se passer, nous nous disposâmes à laisser parler notre respectable doyen.
L’attitude calme et imposante qu’il avait prise depuis l’arrivée de nos collègues, était du reste assez propre à obtenir de nous l’attention qu’il réclamait pour la communication qu’il avait à nous faire. Les sanglots que Juliette, tapie dans un petit coin de l’appartement, laissait échapper par intervalles, nous indiquaient d’ailleurs que c’était d’elle qu’il allait être question ; et sa douleur seule aurait suffi, sans la recommandation de notre président même, pour exciter l’intérêt général ou tout au moins la plus vive curiosité.
Après avoir secoué une seconde fois les chiffons avec lesquels il était sorti du cabinet, Lapérelle s’exprima en ces termes d’une voix assez ferme, mais cependant encore légèrement émue :
— Vous savez tous, messieurs, les sacrifices que nous avons faits pour mettre mademoiselle Juliette dans la position où elle se trouve maintenant, et je ne vous rappellerai les déterminations que nous avons prises à son égard, que pour lui demander en votre présence comment elle a répondu jusqu’ici à nos bienfaits et à notre prévoyance ?
A ces mots l’accusée leva sur son interpellateur ses beaux yeux noyés de larmes, et du ton le plus suppliant elle s’écria : — Grâce, grâce, mon bon monsieur Lapérelle, je vous jure que je ne le ferai plus !
— Doucement, mademoiselle ; on ne vous prie pas encore de parler. Votre tour viendra quand je jugerai à propos de vous questionner. Mais, avant tout, permettez-moi d’expliquer à ces messieurs les raisons qui m’ont déterminé à rompre le silence sur votre conduite.
— Ma conduite, monsieur ! Quant à cela vous savez bien si j’ai manqué au réglement.
— Ah ! vous pensez donc que c’est rester strictement dans les termes de nos conventions, que de faire à notre insu, et en cherchant à me cacher vos petits désordres, des dépenses que tout l’argent dont nous pouvons disposer ne suffirait pas pour payer ! Oserai-je, par exemple, vous demander d’où vous vient ce fichu si élégant que vous avez eu soin de cacher sous votre oreiller ?… Vous voilà maintenant fort embarrassée de me répondre, n’est-ce pas, vous qui tout à l’heure cependant paraissiez si pressée de prendre la parole ?…
— Ce fichu-là… ce fichu…
— Eh bien, c’est moi qui lui ai donné quinze francs pour l’acheter, répondit Mathias pour tirer d’embarras la prévenue.
Le regard qu’en ce moment-là Juliette jeta sur mon généreux ami dut le payer du service qu’il venait de rendre à la pauvre fille.
Notre président devinant, selon toute apparence, le motif qui venait d’engager notre camarade à prendre sur lui la responsabilité de la faute de la coupable, continua son interrogatoire d’un ton qui n’annonçait rien moins que la confiance qu’il avait placée dans la déposition de Mathias.
— Je veux bien admettre, ajouta-t-il, puisque M. Mathias se trouve là pour vous disculper des soupçons que j’avais élevés sur vous à propos de ce fichu, je veux bien admettre que vous ayez payé cet objet de toilette à la marchande chez qui vous l’avez pris sans me consulter ; mais si ma mémoire ne me trompe pas, je crois me rappeler qu’il vous avait été expressément défendu, d’après nos arrangemens antérieurs, d’abandonner la mise simple qui convenait à votre situation, pour adopter un costume qui ne va ni à votre tournure ni à nos goûts. Est-ce bien pour vous, je vous le demande, qu’a été monté le chapeau rose que contient ce carton, et que voici ?
— Oui sans doute, c’était pour moi ; mais je ne l’aurais pas mis, je vous le jure bien, sans vous en avoir demandé la permission.
— Je ne m’abusais donc pas lorsque le hasard m’a fait tomber cette parure sous la main, en pensant qu’elle vous était destinée ! Et pourrions-nous savoir comment vous vous êtes procuré la somme nécessaire pour payer tout ce luxe ?…
— C’est encore moi qui lui ai donné l’argent qu’il fallait pour acheter ce chapeau, répondit Mathias.
— Mais, mon ami, tu n’y songes donc pas ? reprit le président, si les folies que tu fais pour elle ou plutôt contre elle, n’épuisaient que ta bourse, nous pourrions te laisser libre de te ruiner à ta fantaisie, sans avoir le droit de t’adresser des reproches. Mais il n’en est pas malheureusement ainsi. Le ton que prend depuis quelque temps mademoiselle, et les airs d’opulence qu’elle se donne, ont déjà attiré sur elle l’attention des personnes dont nous devrions craindre d’éveiller la susceptibilité ou la malignité. Je dois même vous avouer que je sais de bonne part que le Major-général de la marine a été informé par une de ces langues officieuses que l’on rencontre partout, de la manière dont nous vivons ensemble. Il n’y a rien sans doute dans notre conduite qui puisse nous faire redouter, Dieu merci, l’investigation la plus sévère. Mais si mademoiselle, par son imprudence ou sa coquetterie, vient à se faire remarquer et à attirer sur nous des soupçons que nous ne méritons pas, on finira par nous accuser peut-être bien d’inconséquence ou même d’immoralité.
— D’immoralité ! oh ! par exemple !
— Oui d’immoralité, messieurs ; et si l’on voulait appuyer cette accusation calomnieuse de preuves en apparence irrévocables, croyez-vous donc qu’il fût si difficile à la méchanceté d’en réunir contre nous ? Ne suffirait-il pas, par exemple, de savoir quels sont les livres que cherche à épeler mademoiselle Juliette, pour prouver que nous nous efforçons de corrompre l’esprit de cette jeune fille par des lectures mal choisies ?
— Ce serait là, il faut en convenir, une calomnie qui n’aurait pas le sens commun. Elle ne sait même pas encore assez bien lire pour se corrompre en lisant.
— Non, mais elle n’en fait pas moins tous ses efforts pour lire de mauvais livres, tandis qu’elle ne touche seulement pas aux bons ouvrages, dans lesquels elle pourrait tout aussi bien apprendre à connaître ses lettres.
— Et quels sont donc les mauvais livres dans lesquels elle étudie sa leçon ?
— Ce sont, messieurs, puisqu’il faut vous le dire encore, les Aventures du chevalier de Faublas et le Compère Mathieu. Et pour preuve de ce que j’avance, voici le volume dont les premières pages ont été froissées sous les doigts de notre modeste écolière. Voyez.
— Oui sans doute, nous voyons bien. Mais Faublas après tout n’est pas ce qu’on peut appeler un ouvrage immoral, et le Compère Mathieu est même un livre philosophique, sous certains rapports.
— Pour nous, j’en conviens, ces deux ouvrages peuvent être sans danger, parce qu’à notre âge et avec notre éducation… Mais pour une jeune fille, le cas, à mon avis, est tout différent… Voyez un peu cependant avec quelle fatalité les jeunes personnes sont entraînées d’elles-mêmes vers le mal ! Depuis un an bientôt qu’elle nous entend soir et matin répéter nos leçons de mathématiques, elle n’en a pas retenu un mot, et je suis bien sûr que seule et sans savoir à peine déchiffrer deux syllabes de suite, elle est parvenue à apprendre les premières pages de Faublas.
— Faublas ! Non, monsieur, je vous assure, je n’ai seulement pas pu apprendre encore par cœur les premières lignes.
— Bon, je veux bien admettre que vous ne sachiez pas Faublas ; mais comment se fait-il que vous ignoriez les plus simples démonstrations de géométrie que vous entendez rabâcher toute la journée par chacun de nous ?
— J’en sais aussi quelques-unes.
— Ah ! vous en savez quelques-unes ! Je prends note de l’aveu, et nous allons bientôt voir jusqu’à quel point vous parviendrez à nous en imposer par votre assurance. Messieurs, je vous en prie, ne riez pas. La chose en elle-même est plus sérieuse que vous ne pensez. Voyons, mademoiselle, faites-moi le plaisir de me dire ce qu’on entend par deux lignes parallèles ?
— On entend par deux lignes parallèles, deux lignes qui prolongées indéfiniment ne peuvent jamais se rencontrer.
— Bravo, bravo ! c’est cela, s’écrièrent tous les examinateurs.
Le président Lapérelle, un peu piqué de la justesse avec laquelle l’interrogée avait répondu à sa question, réclame de nouveau l’attention de l’auditoire et poursuit ainsi son interrogatoire géométrique.
— Pourriez-vous me dire, à présent que l’approbation de ces messieurs a dû faire disparaître votre timidité naturelle, à quoi équivalent les angles d’un triangle rectiligne ?
— Les angles d’un triangle rectiligne équivalent à 180 degrés ou à la somme de deux angles droits.
— Bravo, bravissimo ! s’écrièrent une seconde fois les auditeurs enchantés. Président, c’est assez : il y a des capitaines de vaisseau qui n’en savent pas autant qu’elle. Bravo, Juliette ! reçue aspirante de marine d’emblée ! tu viens de satisfaire à toutes les conditions d’examen. Vexé le président, vexé !
— S’il en est ainsi, reprend avec dépit notre doyen, il n’y a plus moyen de vous parler raison. On n’a pas d’idée d’une extravagance pareille ! Mais puisque je n’ai pu réussir à vous faire comprendre tout ce qu’il y avait de sérieux et de sensé dans mes observations, je ne souffrirai pas du moins que les désordres auxquels je voulais mettre un terme se prolongent sous ma surveillance, et dès cet instant j’abdique mes fonctions ; messieurs, choisissez, s’il vous plaît, un autre président.
— Et ta place auprès de la petite, l’abdiques-tu aussi ?
— Ma place auprès d’elle ! s’en charge qui voudra, ma foi. Je serais bien bon, au bout du compte, d’aspirer à plaire à une petite fille pour qui je ne puis plus conserver aucune espèce d’estime.
— Oh ! monsieur Lapérelle, s’écria Juliette, que vous ai-je donc fait pour que vous me traitiez ainsi ?
— Ce que vous m’avez fait, mademoiselle ? Vous avez voulu porter chapeau et vous donner des airs qui ne me convenaient pas. Vous avez voulu, en un mot, faire la grande dame, lorsque j’attachais le plus grand prix à vous voir toujours rester ce que vous êtes, une petite grisette, une fille du commun et rien de plus. Mais au surplus comme il n’est nullement indispensable que je vous explique pourquoi j’ai ou je n’ai pas de considération pour vous, et qu’il me suffit de penser ce que je dois penser sur votre compte, je vous abandonne à votre malheureux sort et je cesse dès aujourd’hui, pour toujours, de me mêler de ce qui concerne notre société.
— Plus de président, tant mieux et tant pis. Nous vivrons tous alors sur le pied d’une parfaite égalité. Gloire à la république une et indivisible !
— Dites plutôt à l’anarchie et au désordre ! reprit Lapérelle tout irrité, et il s’en alla pour ne revenir au logis que lorsque sa colère se trouva un peu calmée.