Les Aspirans de marine, volume 1
Note 5.
Cette circonstance de deux navires ennemis qui se rencontrent en mer, qui se combattent et qui se séparent sans avoir pu quelquefois se dire leur nom, m’a toujours paru un des faits les plus singuliers que pût présenter l’étrange carrière des marins. Un grand nombre de bâtimens de notre nation ont eu, avec des navires anglais, de ces sortes d’engagemens, pour ainsi dire anonymes ; et ce n’était que long-temps après avoir gagné un port de relâche, que les capitaines et les équipages des vaisseaux qui avaient ainsi combattu, apprenaient par les journaux, ou d’après les conjectures qu’ils pouvaient former sur les événemens publiés par les feuilles anglaises, le nom et l’espèce des bâtimens ennemis auxquels ils avaient eu affaire.
Un grand brick-corsaire de Nantes chasse, près des Açores, un trois-mâts anglais, qu’il suppose appartenir à la Compagnie des Indes. Les deux navires se canonnent d’abord. Le corsaire, profitant de l’avantage que lui offre le vent, et que lui assure la supériorité de sa marche, se décide à livrer l’abordage au trois-mâts, qu’il est fatigué de combattre de loin. Il l’approche ; mais au moment où il se dispose à élonger son adversaire par l’arrière, le malheureux trois-mâts prend feu, et bientôt il saute en l’air comme une bombe, en ne laissant, sur les flots au milieu desquels il vient de disparaître, que quelques débris de mâture et quelques bordages hachés par la mitraille ou déchirés par l’explosion. Le corsaire lui-même, avarié par l’effet de l’ébranlement terrible qu’il a éprouvé, s’éloigne, en arrivant à plat, du point fatal où il craint de rencontrer, entre deux eaux, la carcasse du bâtiment détruit. Mais l’espoir de recueillir encore sur les vagues soulevées, les infortunés qui ont pu survivre à une aussi funeste catastrophe, engage le capitaine français à faire mettre une embarcation à la mer. L’embarcation nage dans le nuage de fumée dont l’air est encore infecté : elles heurte des débris ; elle ramasse des tronçons de cadavres, des membres épars et des lambeaux de vêtemens ensanglantés… Mais pas un seul indice sur le nom du trois-mâts anéanti !… Pendant plus d’une heure elle rôde, elle cherche cet indice précieux à l’endroit même où, si peu de temps auparavant, le navire disparu flottait, combattait, tonnait encore… Rien sur les flots, que des cadavres déchirés et des épaves muettes !… La nuit vint : le vent s’éleva plus impétueux, et le bruit sinistre des vagues répondait seul aux questions lamentables des matelots du corsaire. L’embarcation regagna le bord sans avoir réussi à trouver le nom, à apprendre le lieu d’armement du bâtiment qui n’était plus.
Pendant les deux mois que dura encore la croisière du corsaire français, ce nom énigmatique, m’a rapporté le capitaine, occupa la tête de tout son équipage ! « Dire, répétaient sans cesse les matelots, qu’on réussisse à faire sauter en l’air un Anglais comme un bouchon de Champagne, et ne pas pouvoir ce qui s’appelle savoir seulement son nom ! n’est-ce pas fichant ! Coquin de métier, va ! il n’y a pas de plaisir à faire la course comme ça ! »
Ce ne fut que lorsque le capitaine du corsaire nantais apprit, par les journaux, qu’un trois-mâts de la Compagnie des Indes manquait depuis six ou huit mois en Angleterre, qu’il supposa que ce bâtiment, si long-temps et si vainement attendu, pouvait bien être le trois-mâts qu’il avait fait sauter auprès des Açores ! Le navire manquant à l’appel, comme disent les marins, se nommait, je crois, le Richmond ; et ce ne fut pas une petite satisfaction pour le capitaine et pour les œdipes de son équipage, que d’avoir pu enfin trouver le mot de l’énigme, qu’ils avaient cherché si long-temps sur les flots.
Un événement de cette nature m’a paru frappant, et cette incertitude, dramatique ; et c’est à cet incident de mer que je dois l’idée qui m’a conduit à terminer par une explosion semblable à celle du trois-mâts de la Compagnie, le combat de mes deux vaisseaux de ligne.
L’engagement brillant qu’eut la frégate française la Canonnière, dans les mers de l’Afrique, le 21 avril 1806, contre un vaisseau anglais de 74, qu’elle réussit à désemparer et à mettre en fuite, offre encore un exemple célèbre de ces rencontres maritimes qui laissent ignorer aux combattans le nom de l’adversaire à qui ils ont eu affaire. Le commandant Bourayne, capitaine de la Canonnière, quelques jours après la lutte glorieuse qu’il venait de livrer, écrivait au ministre de la marine :
« Monseigneur,
» La frégate la Canonnière, que j’ai l’honneur de commander, a désemparé, en vue de la Côte Natale, un vaisseau anglais de 74, dont je n’ai pu encore savoir le nom. Le combat a duré deux heures et demie, et c’est après avoir été mis hors d’état de continuer l’action, que le vaisseau ennemi a laissé arriver, en nous abandonnant le champ de bataille. »
Mon vaisseau anglais de 80 canons, faisant jouer des airs nationaux à ses musiciens au plus fort de l’action que je retrace, n’est pas au surplus un fait de mon invention, destiné à mêler un incident bizarre à l’horreur déjà assez grande que doit inspirer le tableau d’un engagement sur mer. A bord de la plupart des vaisseaux amiraux, et surtout des vaisseaux montés par des généraux anglais, il existe une musique comme dans les régimens de ligne ; et pendant le combat, cette musique fait entendre, autant qu’elle le peut, des airs guerriers propres à enflammer ou à soutenir l’ardeur des équipages.