Les Aspirans de marine, volume 1
IX.
ROCHEFORT[12].
A notre arrivée à Rochefort, nous trouvâmes tout le pays déjà rempli du bruit de notre aventure, et tout ému du récit de l’événement extraordinaire qui l’avait suivie. Cette voix publique, qui se prononce avec une égale effervescence pour le mal et pour le bien, accusait la faiblesse de notre commandant, et portait aux nues le dévouement de l’aspirant qui venait de sauver l’Indomptable. Chacun nous arrêtait dans les rues, nous questionnait avec empressement pour nous demander le nom du jeune héros. Tout le monde voulait le voir, lui parler, lui toucher la main, le presser dans ses bras… Ah ! pourquoi notre ami ne se trouvait-il pas là, pour jouir de l’enthousiasme passager qu’avait fait naître sa belle action ? C’eût été son jour de triomphe, à lui qui ne devait n’en avoir qu’un seul dans sa vie !
Le préfet maritime de ce port, informé le premier des détails de l’événement qui nous avait conduits devant lui, s’empressa d’ordonner que notre commandant fût placé dans une des salles particulières de l’hôpital militaire, et qu’on le gardât à vue pendant le traitement de sa blessure, sans qu’il lui fût permis de communiquer avec personne.
La rigueur de cet ordre nous consterna. C’était une arrestation ; et ce fut alors seulement que nous pûmes apprécier, plus justement que nous ne l’avions encore fait, la gravité de la situation dans laquelle notre ancien chef allait se trouver placé.
On envoya dès le soir même une nombreuse corvée des matelots du port, pour ramener dans l’arsenal, sous le commandement d’un officier d’état-major, l’Indomptable, qui avait dû flotter à la pleine mer, sur les vases où nous l’avions vu s’échouer.
Le lendemain, en effet, nous vîmes arriver sur la Charente, notre malheureux vaisseau. Son état de délabrement, causé par le feu qu’il avait essuyé, aurait dû inspirer peut-être quelque pitié pour nous, à cette population qui encombrait les abords de l’arsenal. Mais les curieux ne laissaient échapper que des mots accusateurs contre le commandant, ou quelques paroles bienveillantes à la louange de Mathias.
Quant à notre brave ami, bien moins enivré de l’admiration fugitive dont il était l’objet, que satisfait d’avoir rempli son devoir, il sauta gaîment à terre en nous apercevant ; et, venant à nous avec bonhomie et simplicité, il nous dit : Chers camarades, je viens d’être démonté du commandement que m’avait donné le sort des combats. Voilà ce que c’est ! nous ne sommes quelque chose que pendant que le feu dure : une fois que les boulets ne ronflent plus, notre gloire s’évanouit avec la poudre qui flamboie, fume et s’éteint.
— Nous apprîmes à Mathias l’arrestation du commandant, et il se tut… Un des aspirans de la majorité vint l’informer que le préfet maritime voulait lui parler, et il nous quitta pour aller, nous dit-il, frotter sa grandeur déchue contre une grandeur encore debout.
En nous promenant dans la ville quelques jours après notre arrivée, nous remarquâmes, un beau matin, sur les portes de la préfecture maritime, une affiche nouvellement collée, et devant laquelle tous les passans s’étaient arrêtés… Nous nous glissons au milieu de la foule pour voir et pour lire… C’était une dépêche télégraphique, signée de l’empereur… Les premiers mots qui nous frappèrent nous apprirent assez le motif de cette dépêche, que nous eûmes à peine la force d’achever :
« Le commandant du vaisseau l’Indomptable sera jugé par un conseil de guerre, pour avoir abandonné, en face de l’ennemi, le bâtiment qui avait été confié à son honneur.
» Signé : Napoléon.
» Pour copie conforme :
» Le ministre de la marine et des colonies,
» Signé : Decrès. »
En détournant nos regards de cette fatale affiche, nous les reportâmes sur les traits de Mathias ; sa figure n’exprimait ni étonnement ni pitié ; nous lui parlâmes de la dépêche, et il nous tourna le dos.
Cependant, le conseil qui devait prononcer bientôt sur le sort du commandant, avait été composé. Un contre-amiral, connu pour la sévérité de son caractère, le présidait. Les autres membres de ce jury redoutable paraissaient avoir été choisis parmi les officiels les moins disposés à pardonner le crime militaire qui allait amener devant eux notre infortuné supérieur.
Dans une aussi déplorable conjoncture, les officiers de notre bord et les amis de l’accusé cherchèrent à intéresser en sa faveur le témoin dont la déposition pouvait absoudre ou perdre le prévenu. Mais on connaissait trop bien le genre d’humeur de Mathias pour essayer de changer la résolution qu’on lui supposait, au moyen de quelques cajoleries ou de quelques flatteuses promesses. Pour aller à lui par le seul sentiment auquel on le croyait accessible, on vint me trouver. « Il s’agit, me dit-on, de sauver un vieux et honorable officier dont vous avez admiré le courage dans une noble circonstance, et dont vous avez dû excuser la faiblesse dans un moment d’effroi général. Vous êtes l’ami de M. Mathias : il écoutera votre voix mieux que la nôtre, et il fera à votre prière ce qu’il refuserait à nos instances. Parlez-lui, parlez-lui au nom de votre amitié et de l’humanité. Les amis et la famille de votre ancien commandant n’espèrent plus qu’en vous. »
Quelque délicate que me parût être la négociation qu’on me suppliait d’entamer avec mon jeune camarade, je me chargeai de tout, par élan de générosité d’abord, et par un peu d’orgueil humain ensuite, bien aise que j’étais, je l’avouerai, d’essayer, dans une circonstance aussi importante, l’influence que je pourrais exercer sur l’esprit de mon collègue devenu presque un grand personnage, pour quelques jours au moins.
A l’âge que nous avions tous deux, et dans la profession pour laquelle nous avions été élevés, on connaît peu l’usage des formes diplomatiques et l’emploi des circonlocutions parlementaires. Je jugeai à propos d’aborder franchement la question avec mon intime, et je lui demandai :
— Que prétends-tu dire, Mathias, devant le conseil de guerre ?
— Mais, me répondit-il… je dirai, ma foi,… je dirai ce qu’il me plaira !
— Mais sais-tu ce que diront les hommes de l’équipage, qui étaient avec toi, quand tu as sauvé le vaisseau ?
— Parbleu, ils diront ce que j’aurai dit !
— Tu le crois ?
— J’en mettrais ma main au feu. Tu ne sais donc pas l’empire qu’on peut exercer sur des hommes que l’on a conduits courageusement au feu ? Ah ! c’est chez ces braves gens-là, mon ami, que l’on trouve du noble et vrai dévouement. Il n’y en a pas un parmi eux qui ne se fît tuer pour moi et qui ne se fasse gloire de penser et d’agir comme je penserai et comme j’agirai. C’est là que l’on trouve de la générosité de cœur et de la grandeur de sentiment ; et tandis qu’aujourd’hui ces chefs orgueilleux dont j’ai humilié l’esprit de corps, commencent à m’en vouloir au fond de l’âme, pour une belle action qu’ils sont forcés d’applaudir tout haut, je ne rencontre de sympathie réelle que parmi ces valeureux matelots à la tête desquels je me suis élancé dans un trop court moment de péril et de gloire… Quel dommage que le danger n’ait pas duré plus long-temps et que mon rôle ait sitôt fini… A présent je ne recueille que des dégoûts pour prix de mon dévouement, et je ne vois plus qu’un malheureux à faire punir par des ambitieux qui ont déjà méconnu mes services, et qui tout en frappant l’infortuné, me sauront mauvais gré de ma franchise et de ma fermeté.
— Et c’est cependant cet infortuné que tu feras peut-être sacrifier !
— Écoute donc ; là-dessus, mon ami, je sais ce que j’ai à faire, et pour peu que tu tiennes à ne pas me désobliger, tu ne me parleras plus de cela. Dans ta position tu agis, je veux bien le croire, comme j’agirais peut-être à ta place. Mais dans la mienne tu ferais, sans aucun doute, ce que demain tu me verras faire, car c’est demain que le procès se jugera. Ainsi, plus d’entretien semblable entre nous sur ce qui touche à ce qu’on appelle, je crois, le for intérieur de la conscience. Quand je dis cependant plus d’entretien semblable, j’excepte de mon interdiction tout ce qui peut avoir rapport à la platitude et au vil égoïsme des hommes en place. Oh ! pour ceux-là, tu peux en parler tout à l’aise, si bon te semble, et je me sentirai toujours disposé à faire chorus avec toi… Mais quant à ce déplorable procès, silence encore !… J’en suis trop dégoûté, trop fatigué, trop affligé peut-être, pour vouloir en entendre un mot, une syllabe, une seule lettre encore !
— Changeons donc notre barre en conséquence et gouvernons ensemble sur une autre aire de vent.
J’étais sans doute encore fort novice dans l’art difficile de lire dans le cœur des hommes ; mais il est des choses qu’à tout âge on devine par instinct beaucoup plus que par expérience ou par habitude. Ce que venait de me dire mon jeune ami, dans un moment où il croyait m’avoir caché le sentiment qui l’affectait le plus vivement, m’avait révélé l’état d’agitation de son âme et le motif trop légitime du dégoût qu’il éprouvait avec toute l’impétuosité de son caractère. Accueilli comme un héros le premier jour de son arrivée à Rochefort, remarqué avec moins de bienveillance le lendemain, et un peu plus tard regardé comme ayant donné par son acte de dévouement, un exemple dangereux pour la discipline militaire, notre brave camarade avait subi, en quelques heures seulement, ces cruelles vicissitudes par lesquelles passent trop souvent les hommes qui ont eu le malheur de se faire trop tôt remarquer du vulgaire des autres hommes.
Avec plus d’adresse et de persistance que je n’en avais mis à sonder la disposition d’esprit dans laquelle j’avais trouvé Mathias, il m’eût été facile peut-être d’ébranler la résolution dont j’avais essayé de triompher. Mais il s’était exprimé avec moi, son meilleur ami, d’une manière qui me laissait en apparence si peu d’espoir de changer sa détermination, que je crus avoir fait humainement auprès de lui tout ce que je pouvais me permettre de tenter dans l’intérêt de notre pauvre commandant ; et lorsque, tout démonté du peu de succès de ma démarche, je revis les personnes qui avaient placé en moi leurs dernières espérances, je ne sus leur dire que ces seuls mots :
« Tout est perdu. Il s’est montré inflexible et il dira la vérité. »
La vérité, c’était la mort de l’accusé !