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Les Aspirans de marine, volume 1

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X.
UN CONSEIL DE GUERRE[13].

[13] Voir la note 8 à la fin de l’ouvrage.

Dans l’arsenal de la marine de Rochefort, il existait une vieille salle, vaste, lugubre et depuis long-temps abandonnée. C’était le local qu’on avait choisi, et que l’on avait disposé pour la séance solennelle du conseil de guerre.

Dès la veille du jour où devait siéger la cour martiale, les murs délabrés de la vieille salle avaient été cachés sous les longues draperies d’une série de pavillons. De larges tapis bleus d’embarcation, parsemés d’N impériales découpées en drap jaune, avaient été étendus avec un certain luxe sur les siéges réservés aux juges et aux officiers supérieurs qui se proposaient d’assister à cette affaire mémorable. Tout, dans ce sanctuaire improvisé de la justice militaire, semblait rappeler la gravité de la cause que l’on allait juger, et l’étrangeté même de ce lieu, si long-temps oublié dans un des coins de l’arsenal, paraissait indiquer à tous les yeux le peu d’occasions qu’on avait eu jusque-là d’exercer la sévérité des lois maritimes.

Le matin même du jour fatal, un piquet de canonniers de marine, commandé par un capitaine d’artillerie, s’était emparé des abords de la salle de justice. A neuf heures précises, le contre-amiral chargé de présider le conseil passe devant le détachement qui lui présente les armes, et il va prendre place entre les sept officiers appelés, en vertu du décret impérial, au triste honneur de juger un de leurs plus vieux camarades.

Le secrétaire se tint debout pendant l’installation de ce tribunal institué la veille, et qui résignera ses fonctions après le jugement qu’il aura prononcé dans les vingt-quatre heures. Le livre des lois est déposé par la main de ce secrétaire sur la table qu’on a placée devant lui, et c’est de ce livre redoutable que sortira, avant qu’on ne le referme, la vie ou la mort de l’accusé, un arrêt d’infamie ou une éclatante réparation d’honneur.

Le président annonce que la séance est ouverte. Le détachement de service met alors l’arme au pied, et les soldats de marine restent immobiles, impassibles comme les juges qui prononceront bientôt la condamnation, que ces soldats seront peut-être chargés d’exécuter.

La multitude, contenue depuis plusieurs heures dans les couloirs, encombre, au signal qui vient d’être donné à son avidité, l’espace qu’on lui abandonne dans la salle. De jeunes femmes au maintien élégant, à la toilette brillante, se précipitent sur les bancs, où tout un peuple de curieux s’est déjà entassé avec un vague instinct de plaisir ; et la préoccupation de l’assemblée est telle en ce moment, qu’on remarque à peine toutes ces jolies figures sur lesquelles se peint l’ardente soif des fortes émotions, et toutes ces parures éblouissantes qui, en ce jour de deuil d’un accusé, contrastent pourtant si puissamment avec l’appareil austère des armes, le spectacle encore plus imposant de la justice maritime.

On a ordonné déjà d’amener l’accusé devant les juges.

Un vieillard souffrant, amaigri, que recouvre un uniforme de capitaine de frégate, se traîne avec peine, avec effort, sur le parquet de l’enceinte qu’on vient de lui ouvrir. L’avocat qu’il a choisi pour son défenseur lui offre le bras pour appuyer sa marche chancelante. Huit soldats d’artillerie accompagnent lentement le vieillard jusqu’au pied du tribunal, et le cachent au milieu d’eux, moins pour l’escorter sans doute avec défiance dans ce pénible trajet, que pour le dérober peut-être, pendant un instant encore, aux regards importuns qui cherchent à trouver, à saisir sur ses traits abattus, l’indice ou la trace d’un sentiment de crainte, d’espérance, de résolution ou de terreur.

Ce vieillard blessé, malade, désespéré, vous l’avez déjà deviné, c’est l’ancien commandant de l’Indomptable.

Le capitaine d’artillerie, chargé de la police de l’audience sous les ordres du président, se dirige vers l’accusé, il s’arrête devant lui et lui demande son épée.

L’officier, dont la main a reçu cette arme, la dépose sur le tribunal comme un gage de l’équité de l’arrêt qui va être rendu.

Désormais c’est un jugement qui va séparer l’accusé de cette épée dont il ne s’est défait qu’avec douleur, qu’avec désespoir. Cette arme lui sera-t-elle restituée jamais, ou sera-t-elle brisée honteusement à ses pieds au moment d’une exécution terrible ? Voilà ce que se demandent avec anxiété ceux qui attachent leurs regards sur cette épée, symbole éloquent de l’honneur, dans un jour de justice où la voix sévère de neuf juges militaires va rendre une sentence dictée par l’honneur.

Le secrétaire du conseil se lève. Il va lire l’acte d’accusation. Il lit… Chacune de ses paroles tombe comme un poids accablant sur la tête affaissée du prévenu dont la contenance est morne, dont les yeux restent attachés sur le parquet de la salle, la seule chose que l’infortuné ose encore regarder !

Les faits qui se succèdent dans ce long rapport sont effrayans… Le commandant a abandonné son vaisseau au milieu d’un combat qu’il pouvait encore soutenir avec avantage. La blessure qu’il avait reçue dans l’action n’a pu servir à excuser sa fuite ; car elle n’avait pas même forcé le blessé à quitter son banc de quart, lorsque le désordre le plus inconcevable s’est répandu dans l’équipage que son exemple devait retenir au poste de l’honneur. Le danger était même si peu pressant et la nécessité de l’abandon si peu démontrée, que plus d’une heure après cet acte funeste, un jeune aspirant aidé seulement de vingt hommes a su arracher l’Indomptable aux embarcations anglaises qui venaient pour s’en emparer, comme d’un bâtiment délaissé honteusement par six cents marins dont le devoir était de le défendre jusqu’au dernier soupir… Mais cet abandon inconcevable a été consommé sous le pavillon auquel la justice doit le châtiment du commandant coupable qui n’a pas craint de déserter son poste. C’est aux lois militaires à prononcer sur le cas inouï qu’elles ont prévu dans leur sagesse, et qui jusque-là cependant était resté sans exemple dans la marine française… Les juges sont là, l’accusé est devant eux, et le pays attend un arrêt mémorable !

La pénible lecture est achevée. Le président laisse s’écouler quelques instans avant d’interroger le prévenu. Au moment où il prend la parole pour remplir cette formalité, un bruit extraordinaire se fait entendre sur le pavé des cours extérieures. C’était le bruit des chaînes que traînaient des forçats employés dans le port, en se rendant à leurs travaux. Cet incident, si peu remarquable dans les jours ordinaires, sembla produire en ce moment l’impression la plus étrange sur tous les assistans… On vit l’accusé frémir en prêtant l’oreille au retentissement des fers des condamnés, sur la pierre sonore, et il ne parut se calmer un peu que lorsque l’ordre de faire éloigner les forçats du lieu de la séance, fut donné aux sentinelles posées à l’entrée de la cour martiale.

Le commandant, interrogé sur son âge, le lieu de sa naissance et son grade, fit vainement des efforts pour se tenir debout auprès du fauteuil qu’on avait placé pour lui en face du tribunal. Son état de souffrance et de faiblesse était tel, qu’il ne put quitter son siége.

— Accusé, lui dit le président, vous venez d’entendre les charges qui s’élèvent contre vous. Qu’avez-vous à répondre ? La parole vous est accordée et le conseil est disposé à vous entendre…

— Hélas, messieurs ! répondit le prévenu en balbutiant et d’un air découragé : il me serait impossible de vous dire ce que j’éprouve en ce moment… Tout ce qu’on vient de lire semblerait m’accuser de faiblesse et de lâcheté ; et si vous pouviez vous faire une idée de ce qui se passe en moi à l’instant où je vous parle, vous verriez cependant que je ne suis pas un lâche… Le malheur m’a accablé, voilà tout… A ma place chacun de vous peut-être, de vous qui allez me juger, aurait été entraîné, comme je l’ai été malgré moi, malgré ma résolution… C’est là tout ce que je puis vous dire… Mon défenseur que voilà a pu mieux que tout autre sonder dans le fond de mon âme. Je lui ai raconté la chose comme elle s’est passée… N’est-ce pas, monsieur l’avocat, que vous jureriez devant Dieu à présent, que j’ai dit la vérité !… C’est à vous d’ailleurs que j’ai remis le soin de parler pour moi à la justice, et de prêter l’appui de votre parole à un malheureux officier qui n’a plus en lui assez de force pour se défendre comme il voudrait… Mais, messieurs les juges, puisque je n’ai pas eu le bonheur de mourir de la blessure qui me tient cloué sur ce fauteuil, je vous prie, je vous supplie d’une chose, c’est, dans le cas où vous croiriez devoir me déclarer coupable, de me condamner plutôt à être fusillé, qu’à une peine déshonorante qui m’effraie mille fois plus que la mort… C’est une grâce que je vous demande à genoux, au nom du corps dont je fais encore partie, au nom de ma famille, au nom de tous mes anciens camarades. Oh ! faites-moi exécuter si vous pensez en conscience que je l’aie mérité, mais pas de déshonneur pour mes cheveux blancs, pas de honte pour ces épaulettes que j’ai portées avec gloire pendant vingt ans… Oh ! non, pas d’infamie surtout pour ma malheureuse famille ! En allant à la mort, je pourrai du moins vous prouver que je ne suis pas un lâche… O mon Dieu, mon Dieu ! moi couvert de cicatrices, un lâche… ! Où sont donc tous ceux auprès desquels j’ai combattu bravement dans plus de vingt affaires ! où sont-ils, pour souffrir que l’on me traite ainsi ! Suis-je donc assez malheureux de n’avoir pas été tué sur le banc de quart de mon pauvre vaisseau, pour m’entendre aujourd’hui appeler un lâche !

L’infortuné ne put en dire davantage, et ses larmes achevèrent de porter dans le cœur de tous ceux qui venaient de l’entendre, le sentiment le plus pénible et le plus profond. Les juges même, le regardant avec commisération, laissaient voir dans l’expression de leur visage contraint, le sentiment qu’ils cherchaient à cacher.

On va procéder à l’audition des nombreux témoins qui doivent déposer dans l’affaire.

Le président ordonne de faire comparaître l’aspirant Mathias, le premier inscrit sur la liste des témoins à charge.

A ce nom déjà si connu, un mouvement extraordinaire se fait remarquer dans tous les rangs de l’assemblée agitée. Les femmes se lèvent palpitantes : toutes les têtes de la foule attentive, se tournent du côté où le témoin appelé doit paraître. Les membres du conseil eux-mêmes, partageant le sentiment de curiosité et d’impatience qui s’est répandu dans la salle entière avec une sorte de rapidité électrique, s’agitent sur leurs siéges. Un jeune homme s’avance ; des trèfles en or tombent, de ses gracieuses et nobles épaules, sur un simple frac d’aspirant de marine. Sa main gauche s’appuie sur la garde du poignard qui brille à son côté. Sa physionomie, ouverte et tranquille, respire à la fois la modestie et la vivacité. Il fait d’abord quelque pas dans l’enceinte du tribunal, sans trop savoir où il doit se placer. Le président lui indique l’endroit où il lui convient de rester pour répondre aux questions qui vont lui être adressées. Mathias s’arrête alors. Il attend. Le silence le plus religieux a succédé déjà au murmure flatteur qui a précédé et accompagné son arrivée. Le président, au milieu de ce recueillement profond, s’adresse dans les termes suivans au témoin qui, debout devant lui, recueille, une à une, toutes ses paroles.

— Comment vous nommez-vous ?

— Achille Mathias…

Ce prénom d’Achille produit encore dans l’auditoire une légère émotion à laquelle le témoin seul reste étranger. Le calme se rétablit : les questions continuent :

— Quel est votre âge ?

— Dix-neuf ans et demi, général.

Et, en prononçant ces derniers mots, le regard assuré du marin adolescent s’anime d’une noble fierté, et se promène avec lenteur et dignité sur les vieux officiers qui assistent à l’audience.

— Où êtes-vous né ?

— A St-Brieuc, département des Côtes-du-Nord.

— Quelle est votre profession ?

— Aspirant de marine de seconde classe.

— Connaissez-vous l’accusé ?

— L’accusé ?… Oui, c’est… c’était mon commandant.

— Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?

Après un moment de réflexion, qui donne à sa physionomie un air distrait et embarrassé, Mathias répond en élevant la voix :

— Je le jure !…

— Vous savez les motifs qui vous ont amené aujourd’hui devant nous. Dites les faits qui sont parvenus à votre connaissance, et que vous allez révéler sous la foi du serment que vous venez de prononcer. Le conseil vous écoute.

— Ces faits sont fort simples, quoique très-importans ; et, si ma mémoire aujourd’hui ne me rappelle pas exactement tous les détails que je voudrais pouvoir vous donner, je crois du moins que je réussirai à n’omettre aucune circonstance majeure dans ma déposition…

« Dans la matinée qui suivit la nuit où la division de l’île d’Aix eut à résister à l’attaque des brûlots anglais, vers dix heures, je crois, le commandant fit demander l’aspirant de corvée… Je me présentai à lui… Il m’ordonna de me rendre à bord de l’amiral qui venait, au moyen des signaux qu’on avait aperçus de notre bord, d’appeler tous les navires de la rade à l’ordre ! Le feu de l’escadre ennemie était très-vif en ce moment. Le grand canot fut armé de dix-neuf hommes et de son patron. Je pris le commandement de cette embarcation ; et, malgré la mitraille et les boulets qui des deux bords se croisaient sur nous, j’eus le bonheur d’arriver sans accident à bord du vaisseau amiral, non pas en faisant le tour pour plus de prudence, comme on me l’avait bien recommandé en partant, mais en faisant tout bonnement nager droit sur le vaisseau commandant… Je voulais couper court pour ne perdre ni temps ni chemin… C’était ma manière à moi, et… »

— Permettez-moi, dit le président en interrompant Mathias, de vous faire remarquer qu’en agissant ainsi c’était déjà enfreindre témérairement les ordres que vous aviez reçus, exposer les hommes et l’embarcation qui vous avaient été confiés, en risquant même de compromettre l’accomplissement de votre importante mission ?

— C’est possible, M. le président, je ne dis pas non. Mais, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le faire remarquer, c’est ma manière. D’ailleurs, quand on se trouve au feu, on a peut-être le droit d’exposer les autres lorsqu’on s’expose soi-même à leur tête, pour leur donner un bon exemple à suivre. Si l’empereur, qui s’y connaît, avait été là, et qu’il m’eût vu en ce moment, je suis convaincu qu’il aurait mieux aimé un imprudent comme moi, que… Mais je reviens aux faits qu’il me tarde de vous avoir rapportés…

Les dernières paroles de Mathias venaient de faire trembler tout l’auditoire, qui ne reprit une attitude plus calme que pour entendre la suite de la déposition du redoutable témoin.

« L’amiral, en me voyant arriver à bord de son vaisseau, bien avant les autres embarcations, qui, elles, avaient cru devoir faire le grand tour, me demanda brusquement mon nom et celui du vaisseau auquel j’appartenais. Je le lui dis ; et le chef d’état-major, me tendant la main avec affection, me conduisit dans la chambre où l’on écrivait les ordres du jour sous le feu des canons, et au bruit des boulets qui ronflaient à nos oreilles. Cette situation, ma foi, me plut, et j’attendis une heure environ le paquet que l’on destinait à notre commandant. L’amiral, malgré mes instances, ne voulait pas me laisser partir, disait-il, au moment le plus chaud du combat, de ce combat qui devait finir trop tôt… et trop mal… Enfin j’obtins cependant, après beaucoup de façons, la permission d’essayer de retourner à bord de l’Indomptable, par le chemin que je savais déjà… Une fumée noire, lourde, épaisse, obscurcissait le jour et pesait sur les flots contre lesquels il nous fallait nager en double pour arriver à notre destination. Je passai, avec mon grand canot, à poupe ou sur l’avant de plusieurs navires de la division mouillés entre l’amiral et l’Indomptable ; et, quoique je fusse exposé à essuyer le feu de ces bâtimens qui ne me voyaient pas, je trouvai qu’il était toujours bon de prendre connaissance de chacun d’eux ; ils me servaient de points de remarque, au milieu des débris entre lesquels je m’avançais… C’était encore à ma manière.

» A la fin, à force de chercher, j’aperçois, à travers le brouillard de fumée, la mâture de l’Indomptable. C’est cela ! criai-je alors à mes grands canotiers. Il y a double ration à bord de celui-ci. Avant un coup, garçons, et ne baissons pas la tête, car j’ai encore un sabre à la main pour relever la figure du premier qui se baisserait pour amarrer le cordon de ses souliers !

» Une chose me surprenait toutefois en approchant du vaisseau : c’est que les Anglais continuaient à taper sur lui, et que lui ne faisait plus feu !…

» Mon premier mouvement fut de regarder à la corne d’artimon… Le pavillon national y flottait encore… et je me dis avec joie : l’Indomptable tient bon encore ; ma corvée est finie. »

— Vous abordâtes, dites-vous, le vaisseau par tribord ?…

— Oui, général, par tribord, le long du grand escalier.

— Et quelqu’un vint-il vous recevoir, y eut-il quelques hommes disposés pour vous élonger une amarre, comme cela se pratique toujours en pareil cas ? Je crois devoir vous faire observer ici qu’il est d’autant plus nécessaire de préciser tous ces faits, qu’ils sont de la plus grande importance pour la cause.

— Personne ne se présenta pour nous recevoir à bord du vaisseau.

— Personne, dites-vous ?

— Non, personne, général !…

— Et dans quel état trouvâtes-vous le bâtiment ?…

— Abandonné ! ! !…

Il me serait impossible d’exprimer ici l’effet que ce dernier, que ce seul mot produisit sur l’assemblée. L’accusé, en l’entendant prononcer, porta convulsivement ses deux mains tremblantes sur son visage décomposé… Les sanglots de l’infortuné interrompirent un instant l’audience…

Mathias, seul, calme et impassible dans ce moment d’anxiété et de terreur, attendit que sa voix pût se faire entendre de nouveau, pour répéter :

« Oui, abandonné !… Je le croyais du moins, et je m’indignai en voyant l’Indomptable, mouillé sur ses deux ancres, pouvant encore combattre et ne combattant plus… Dans le coin du gaillard d’arrière, il me sembla cependant entendre, au bout de quelques instans, le bruit confus de quelques voix qui interrompaient le silence dont j’avais été d’abord si effrayé… J’accours ; c’était un officier blessé que plusieurs hommes cherchaient à soulever…

» Je reconnus, dans cet officier, le commandant que voilà, entouré des canotiers de sa yole qui voulaient le déterminer à s’embarquer pour fuir avec eux. Que vous dirais-je de plus, ma foi ! La présence de cet officier blessé pouvant contrarier la résolution que j’avais prise, de défendre jusqu’à la dernière extrémité l’Indomptable contre des péniches anglaises qui s’avançaient pour l’amariner, je me déterminai à forcer le commandant à se laisser entraîner à terre, et à s’éloigner porté par ses canotiers.

» Il partit, contraint par moi et à moitié évanoui, je crois. Je repoussai sans lui les péniches anglaises, qui nageaient sur nous à grands coups d’aviron ; et vaillamment secondé par mon patron et mes dix-neuf grands canotiers, je fis ensuite sans perdre de temps couper les câbles du vaisseau ; hisser le grand foc à bloc et un petit hunier à demi-mât ; et ma foi le vent ou la Providence nous conduisant, nous réussîmes à échouer en grand sur la vase ce vaisseau que d’ici vous pouvez voir flottant dans les eaux d’un port français !

» Voilà, messieurs, ce que je sais et tout ce que j’ai fait… Vous connaissez sans doute le reste tout aussi bien et peut-être mieux que moi… Par conséquent j’ai tout dit, et c’est encore une fois une autre corvée de faite. »

Il était temps pour le jeune témoin que sa narration finît… Sa voix, qui pendant presque toute la déposition qu’il venait de faire, s’était soutenue avec fermeté, nous avait semblé s’être sensiblement affaiblie depuis le moment où il lui avait fallu expliquer comment il avait forcé le commandant à quitter le vaisseau. Cette partie si pénible du récit de Mathias avait été écoutée avec un sentiment de surprise, dont lui-même nous avait paru embarrassé ; et quand il eut cessé de parler, il se trouva dans la position d’un homme que l’on vient de délivrer du poids d’un fardeau accablant.

L’impression générale causée par les dernières paroles du généreux aspirant, était indéfinissable. Le président, à qui l’émotion et l’embarras de notre ami n’avaient pu échapper, s’empressa, aussitôt que le reste d’agitation de l’assemblée lui eut permis de continuer ses questions, de présenter les objections suivantes au témoin.

— Comment expliqueriez-vous, lui demanda-t-il, la différence qui existe entre les réponses que vous avez cru devoir faire dans l’instruction du procès, et les faits que vous venez de révéler au conseil ? Les renseignemens antérieurs que vous avez donnés ne ressemblent nullement à ceux que nous venons d’entendre.

— Ces renseignemens, mon général, peuvent ne pas être les mêmes, j’en conviens ; mais ils ne se contredisent pas, que je sache. Dans l’instruction j’ai en quelque sorte refusé de m’étendre sur les faits, que je désirais ne faire connaître qu’en public. Que mes premières explications aient été incomplètes, cela se peut ; mais qu’elles se trouvent opposées à celles que je viens de faire entendre, je ne le crois pas.

— Le conseil, monsieur, appréciera cette circonstance, sur laquelle j’ai insisté à dessein. Mais comment justifierez-vous, si tout ce que vous venez de nous dire est, comme j’ai lieu de le penser, conforme à la plus exacte vérité ; comment justifierez-vous, je le répète, l’espèce de violence que vous avez cru devoir exercer pour forcer votre commandant blessé à quitter le vaisseau qu’il ne devait abandonner qu’avec la vie ?…

— Je ne cherche pas à me justifier, mon général, j’ai voulu rapporter seulement ce qui s’est passé, et je l’ai fait.

— Permettez-moi de vous faire observer encore, que s’il en était ainsi que vous le dites, vous auriez employé à l’égard de votre chef un moyen coupable pour l’empêcher de remplir son devoir le plus impérieux. Vous auriez même encouru dans cette circonstance, par un excès de zèle inconsidéré, la rigueur des lois qui doivent punir l’indiscipline et la rébellion.

— En ce cas-là, mon général, faites-moi juger comme coupable, si vous en avez le droit, et n’exigez pas que je dépose comme témoin dans une affaire où je ne devrais paraître que comme accusé. L’exemple serait édifiant pour ceux de mes collègues les aspirans, qui s’aviseraient de vouloir sauver des vaisseaux de ligne. Il ne manquerait plus que cela !

— Monsieur, retournez à votre place ; le conseil statuera sur la nature et le caractère de la déposition qu’il vient d’entendre.

Nous aurions tous voulu sauter au cou de notre camarade, sans trop savoir dire pourquoi encore. Il nous semblait qu’il venait de faire une action sublime. Notre vieux commandant pleurait, en jetant sur notre ami des regards qui exprimaient cent fois mieux que ses lèvres frémissantes n’auraient pu le faire, le sentiment qui l’agitait, qui le tourmentait, qui semblait l’étouffer… Oh ! combien cette scène muette entre le jeune témoin et l’accusé était attendrissante et noble !… Quelle tranquille sévérité dans les traits de Mathias, et quelle éloquence expressive de reconnaissance et d’humilité sur la physionomie du coupable qu’il venait de sauver !

On appela, comme pour faire brusquement diversion à l’opinion générale, les autres témoins à entendre dans la cause. Ils confirmèrent tous, comme ils le purent, la déposition faite par leur aspirant. La simplicité que le patron du grand canot mit dans ses réponses, fut remarquée, comme la seule chose qui pût peut-être égayer la gravité d’une affaire aussi sérieuse.

Ce brave homme raconta d’abord, dans le langage naïf et rude qui lui était ordinaire, son trajet à bord de l’amiral et son retour à bord de l’Indomptable. Parvenu, après bien des circonlocutions, au point important de l’abandon du vaisseau, le président lui demanda : — Le vaisseau était-il abandonné ?

— Abandonné ? répond le patron.

— Oui, le vaisseau était-il abandonné ? reprend le président.

— Ça c’est selon, mon général !

— Comment c’est selon ! un vaisseau est abandonné ou il ne l’est pas !

— Je sais bien ce que vous voulez dire. Ce n’est pas ce qui m’embarrasse, pardieu, et ce qui fait une coque dans le câble que je file. Mais faut-il vous dire tout ici entre nous, et devant tout le monde ?

— Mais certes, il faut dire tout ! vous êtes ici pour cela.

— Eh bien ! le vaisseau était abandonné plus ou moins. Voilà mon opinion du moment.

— Avez-vous ou n’avez-vous pas trouvé enfin quelqu’un à bord ?

— M. Mathias que v’là là, a dû vous conter tout cela, cent mille fois mieux que moi ; car il n’a pas la langue dans un sac, allez, lui. Ainsi ma voix serait censément inutile. Mais c’est-il cela un brave, que monsieur Mathias ! Dieu de Dieu ! c’est avec ça qu’il y aurait du plaisir à naviguer en course et à se taper au numéro Un… Si vous aviez vu comme il vous a fait mystifier les péniches anglaises, vous auriez dit tout le premier : c’est là un véritable Français, digne de sa gloire !

— Témoin, il ne s’agit pas ici de M. Mathias et de sa gloire. Répondez à la question que je vous adresse pour la troisième fois. Avez-vous trouvé quelqu’un sur l’Indomptable à votre arrivée à bord ?

— Oui, et non, comme on le voudra, mon général. Il y avait dans le fond du gaillard d’arrière quelque chose, mais je ne sais pas si c’était quelqu’un. Comme il fallait se donner une doudouille dans le moment actuel de l’instant, j’ai sauté primo mihi sur les caronades de l’avant qui avaient la jouissance d’être chargées… J’ai fait feu, sans vous offenser, et v’là tout… Une embarcation est partie du bord dans l’instant de la fumée et du charivari, à ce qu’on m’a appris depuis. M. Mathias, après le coup de temps, a eu même la bonté de me certifier que c’était le commandant blessé qu’il avait emballé dans sa yole pour l’envoyer subordonnément à terre aux non-combattans ; et comme M. Mathias est incapable de fausseté, je jure, s’il le faut, devant Dieu et devant les hommes, que c’était la chose et le commandant que v’là, et qui est, si je ne me trompe, assez bien malheureux comme ça de n’avoir point partagé notre belle conquête, à bon marché… c’est-à-dire avec sept coups de caronade envoyés du bon numéro, un peu plus vite que par la poste aux lettres, dont j’ai l’honneur d’avoir fait ma déposition à la justice, si toutefois et quantes j’en ai été capable, sans vous offenser.

Il fut impossible d’obtenir des renseignemens plus clairs des autres matelots du grand canot. C’étaient cependant les seuls hommes de notre équipage qui pussent affirmer ce qui s’était passé à bord pendant qu’ils avaient occupé le bâtiment. Les autres marins de l’Indomptable, appelés comme nous à déposer après les grands canotiers, étaient trop intéressés à ne pas charger le commandant, pour contredire la déposition des premiers témoins entendus dans la cause. Un incident dont nous n’avons point encore parlé, et qui avait eu lieu au moment de l’abandon du vaisseau, pouvait d’ailleurs laisser planer encore sur cette affaire, des doutes favorables au prévenu. Le commandant, n’ayant effectivement quitté l’Indomptable que le dernier dans la yole qui l’avait transporté à terre, pouvait à la rigueur passer pour être resté à son poste jusqu’à l’heure où Mathias disait l’avoir contraint à s’éloigner du bord.

Tout, à l’aide de cette circonstance, devenait doute, mystère, incertitude, excepté pour les yoliers du commandant et pour les compagnons d’armes de Mathias. Ces braves gens sauvèrent le coupable.

La tournure que, grâce à la déposition de l’aspirant, venait de prendre l’affaire, rendait la tâche du rapporteur aussi embarrassante, que celle du défenseur de l’accusé était devenue facile et simple.

L’accusation, quelque véhémente qu’elle fût, ne produisit aussi que l’effet le plus médiocre, sur un public qui déjà avait deviné que le témoignage de l’aspirant venait d’arracher le vieux commandant au coup qui d’abord avait paru le menacer. Le défenseur, prévoyant le triomphe réservé à son client, s’empara, avec cette adresse que donne la certitude du succès, de tous les faits qui pouvaient contribuer à l’acquittement de l’inculpé ; au bout de quelques heures de débats, le conseil se retira dans la salle des délibérations, pour rendre l’arrêt qui nous avait d’abord inspiré tant de craintes, et que depuis l’allocution de Mathias nous avions commencé à ne plus redouter pour notre malheureux chef.

Ce fut dans ce moment de suspension de la séance qu’il nous fut enfin permis de parler à notre ami, et de le féliciter sur la générosité de sa conduite. La foule des auditeurs l’entourait déjà avec admiration, et lui, toujours calme au sein de l’agitation qu’il avait fait naître, nous attendait, nous ses plus chers camarades, pour nous tendre la main et recevoir peut-être de nos bouches, les paroles de consolation dont il paraissait avoir déjà besoin…

Dès qu’il me vit auprès de lui, il pencha l’oreille vers moi ; car il lui semblait que je dusse avoir quelque chose à lui dire, et je sentis que c’était à moi de parler le premier…

— Bravo ! lui dis-je à voix basse ; tu viens de sauver le commandant !

— Oui, me répondit-il gravement : je viens de le sauver et de me perdre… Mais il fallait être parjure à la vérité ou parjure à l’humanité, et j’ai menti plutôt que de frapper.

De grosses gouttes de sueur inondèrent son beau visage, dès qu’il eut exhalé ces mots qui s’étaient échappés de sa poitrine avec un long soupir… Jamais je n’ai vu de figure aussi jeune exprimer un sentiment plus noble dans une circonstance aussi solennelle.

J’engageai mon ami à sortir avec nous pour prendre un peu l’air, et pour respirer plus à l’aise qu’il ne l’avait fait pendant ces pénibles débats… Il me répondit qu’il désirait rester, et qu’il voulait voir, en promenant ses yeux sur les personnes de l’assemblée, s’il parviendrait à découvrir dans les regards de quelqu’un, le reproche que pourrait lui avoir attiré ce qu’il appelait son mensonge. Une telle investigation était bien inutile : il n’y avait que bienveillance et admiration pour lui dans tout l’auditoire, et même parmi les individus qui attendaient la condamnation de l’accusé comme le châtiment le plus juste et le plus mérité.

La délibération des juges se prolongeait. L’anxiété renaissait autour de nous et redoublait à chaque minute d’attente. Quelques flambeaux allumés dans la salle immense où bouillonnait la multitude, jetaient leur pâle et insuffisante lueur sur les lugubres décorations de l’enceinte délabrée… L’épée de l’accusé, encore déposée sur le tribunal, brillait seule encore au reflet vacillant des deux girandoles entre lesquelles elle était restée passive, immobile. C’était là pour nous le signe le plus frappant auquel nous pussions apprécier toute la gravité et toute la portée de la cause, en l’absence momentanée de l’accusé. Aussi nous demandions-nous à chaque instant avec inquiétude : — Cette épée lui sera-t-elle rendue ou sera-t-elle brisée aux pieds de son maître ?

La rentrée des juges vint mettre enfin un terme à nos réflexions douloureuses et à notre vive impatience.

L’accusé est de nouveau introduit pour entendre son arrêt : ce sera pour la dernière fois… Sa figure est calme ; il semble respirer avec plus de liberté qu’il ne l’a encore fait dans tout le cours de cette terrible séance… Les juges ont repris leurs places. Le président se lève ; ses traits n’expriment ni agitation ni joie. Il va parler ; et tous les cœurs, oppressés déjà par un sentiment de crainte et d’espoir, semblent s’être arrêtés et ne plus palpiter. Il parle, et sa voix retentit comme au sein de la solitude la plus profonde, tant la foule est recueillie et silencieuse… Les derniers mots de l’arrêt vont se faire entendre : chacun, en ce moment, réunit tout son courage, tout son sang-froid pour les écouter… L’accusé, les yeux fixés sur son épée, se dispose à recevoir le coup que la sentence va laisser peut-être tomber sur sa tête.

— L’accusé est acquitté… acquitté honorablement…

Le pauvre commandant, à ce magique mot qui vient de l’arracher à sa stupeur, à ses souffrances, à lui-même enfin, se lève sur son siége, se précipite sur son épée, qu’il ressaisit avec violence, qu’il baise, re-baise cent fois, mille, fois, avec délire… Et puis, succombant à sa propre exaltation et à l’ivresse du sentiment qui l’accable, il s’évanouit au milieu des applaudissemens qu’il n’entend plus, et entre les bras de ses amis que ses yeux égarés ne peuvent plus apercevoir.

FIN DU PREMIER VOLUME.

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