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Les Aspirans de marine, volume 1

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VI.
LES DEUX VAISSEAUX. — COMBAT. — EXPLOSION EN MER.

Ce fut, comme je l’ai déjà dit, sur l’Indomptable[7], qu’en quittant Juliette et son doux refuge, Mathias et moi nous allâmes nous jeter, par ordre du major-général, afin de faire une croisière.

[7] Ce nom, que plusieurs vaisseaux français ont porté, et non sans gloire, n’est ici que supposé.

Nos camarades de l’Indomptable, en nous voyant arriver au milieu d’eux pour partager leurs provisions, leur service et les périls qu’ils allaient courir, ne s’expliquèrent pas bien d’abord le motif qui avait pu engager le major-général à nous faire faire à l’improviste la petite campagne du vaisseau. Mais, après avoir raconté à nos collègues l’incident auquel nous devions l’avantage de nous trouver au milieu d’eux, ils comprirent à merveille l’intention du vieux général et la promptitude avec laquelle nous avions exécuté l’ordre qu’il nous avait donné.

— C’est une croisière morale, nous dirent-ils, qu’on a voulu vous faire faire pour vous arracher à une dangereuse oisiveté, une espèce de campagne disciplinaire. Oui, nous connaissons ce moyen-là. Tant mieux, ma foi ! plus nous serons de bons enfans ici, et moins mal ira la barque. Car il ne faut pas se dissimuler que nous avons affaire à un commandant et à des officiers un peu drôlement taillés pour la gloire et la navigation, allez ! Dans quelque temps, vous nous en direz des nouvelles.

L’Indomptable appareilla bientôt avec les autres bâtimens que nous devions commander, et qui devaient rester sous nos ordres, pendant l’excursion maritime que nous nous proposions de faire. La brise était ronde et la mer assez belle. En quelques heures, nous perdîmes la terre de vue, et la nuit vint nous envelopper de ses voiles favorables comme pour nous donner la facilité d’échapper, sans être vus, à la vigilance de l’escadre anglaise qui bloquait le port d’où nous sortions.

Quand l’aurore de notre premier jour de mer se montra à l’horizon et nous laissa voir l’immensité de la route que nous avions parcourue pendant la nuit, nous nous mîmes à chercher, autour de nous, les bâtimens en compagnie desquels nous avions appareillé la veille. Mais, à notre grande surprise, tous avaient disparu, malgré les ordres qu’ils avaient reçus de se tenir toujours à vue de nous, leur commandant et leur guide. Chacun des capitaines de la division avait apparemment jugé à propos de s’affranchir, en faisant fausse route, de l’obéissance à laquelle il aurait fallu s’assujettir en naviguant de conserve avec l’Indomptable.

C’était ainsi, que sous l’empire la discipline régnait dans cette armée navale pour laquelle la France fit tant et de si grands sacrifices. Chaque commandant en faisait à sa tête, et l’on sait les admirables effets que produisirent cette triste suffisance et cet amour funeste d’une indépendance militaire si peu faite pour des officiers aussi incapables que quelques-uns de ceux que nous avions le malheur de posséder alors !

Notre commandant, en se voyant si tôt abandonné par les bâtimens sur lesquels il avait dû compter pour établir sa croisière, se plaignit un peu de cette conduite intolérable, mais sans trop s’emporter en apparence contre un acte d’insubordination qu’intérieurement cependant il condamnait probablement de toutes ses forces.

Notre capitaine de frégate, plus emporté et plus brouillon, criait tant qu’il pouvait que s’il avait l’honneur de commander l’Indomptable, il ferait fusiller au retour les capitaines qui s’étaient rendus aussi visuellement coupables du dédit de réveillon à main armée contre l’autre-orité de leur chef direct et naturel.

Mais, avant d’aller plus loin, il n’est peut-être pas inutile que j’entre ici dans quelques détails biographiques sur les deux officiers supérieurs à qui nous avions affaire à bord de l’Indomptable.

Le portrait de ces deux vieux loups de mer pourra même servir à rappeler comme étude historique ce que devait être l’armée navale de ce temps, avec des chefs modelés en assez grand nombre sur le patron de ceux dont je me contenterai d’esquisser le profil.

Le commandant de l’Indomptable était un de ces braves et anciens matelots dont la révolution, cette fée des temps modernes, avait fait, au moyen d’un des coups de sa baguette tricolore, des officiers de marine.

Cette multitude d’enseignes, de lieutenans, de capitaines de frégate et de vaisseau, éclos comme par magie à la voix des besoins de la patrie, avaient presque tous eu le tort de grandir beaucoup moins que leur fortune ; et leur fortune, trop lourde pour eux, avait fini par les accabler en route.

Notre commandant passait pour savoir se battre ; mais il passait aussi pour ne savoir écrire, même son nom, qu’avec la plus grande difficulté. C’est à peine même s’il réussissait à parler de manière à se rendre intelligible ; car le brave homme, en cherchant à employer les termes un peu distingués dont il avait indigestement chargé sa mémoire, martyrisait quelquefois ses expressions d’une manière tellement cruelle, qu’il aurait fallu tout l’art d’un Œdipe pour démêler le bon sens ordinaire de ses idées à travers le nuage cacophonique dont il avait trouvé le secret d’envelopper sa période.

Quand il fallait donner brièvement des ordres et nous faire manœuvrer avec promptitude, le bonhomme pouvait à la rigueur se tirer passablement d’affaire. Mais, dès qu’il s’avisait de vouloir mettre quelque suite dans ses rapports journaliers avec nous, ou de l’éloquence dans les harangues qu’il nous adressait presque quotidiennement, il ne lui restait plus le sens commun ; et, pour comble de malheur, il avait, comme tous les parvenus sans instruction, la terrible manie des harangues solennelles.

Notre capitaine de frégate, avec autant d’ignorance que notre cher commandant, offrait un type grotesque d’un tout autre caractère que celui-ci. Le commandant était grave et sententieux dans l’importance officielle qu’il cherchait à se donner. Le capitaine, par opposition, était brouillon, familier, impétueux, bavard, mais sans prétention, et beaucoup plus jaloux de l’autorité de son grade que de l’ascendant qu’en s’abusant un peu, il aurait pu prétendre à exercer sur ses inférieurs par la puissance seule d’un mérite personnel qu’il n’avait pas.

On pense bien qu’entre deux personnages de cette force et de ce caractère, il avait dû s’établir des relations assez singulières et assez fécondes en ridicule.

Pour peu que le commandant entendît quelque bruit dans la batterie, il appelait gravement son capitaine, et il lui disait de manière à nous donner le temps de recueillir une à une chacune de ses paroles :

— Monsieur le capitaine, je vous ordonne de vous superposer particulièrement de votre propre personne dans la partie collatérale de la batterie, afin de vous pénétrer par la voie la plus courte et la plus prompte, de l’escandale incandescent qui s’y comête.

— J’y vole de mes propres ailes, commandant, et je reviens directement à l’instant vous en réciter des nouvelles toutes fraîches remoulues.

Le commandant, pendant l’inspection que passait le capitaine, se promenait de long en large sur la dunette, jusqu’à ce qu’il vît revenir, tout essoufflé, son pauvre subordonné, qui s’empressait de lui dire le chapeau à la main :

— Commandant, je viens d’exécuter vos ordres en me superposant en bas. Il n’y a rien de nouveau, si ce n’est qu’une partie de l’équipage se trouvait en pleine combustion. J’en ai fait mettre quinze aux fers, de ces mutiniers, et le reste va recevoir vingt-cinq coups de bout de corde sur les homme-aux-plaques. Tout, au surplus, était parfaitement tranquille et sain. Un vrai rien, moins qu’une demi-f..taise, comme j’ai eu l’honneur de vous le certifier ci-dessus.

— Vous appelez cela un vrai rien ? mais ceci me semble au contraire être un vrai quelque chose ! un quelque chose même qui a revêti le sacré caractère d’une révolte plus ou moins cratéristique. Mais je vais en surplus m’aviser au moyen d’y mettre indéfiniment un obstacle termal, pour que ces scènes impudiques, ainsi que l’hydre à sept têtes, ne renaisse pas immédiatement de ses cendres pernicieuses.

— Comme il vous plaira, commandant ; mais il me semble que vingt bons coups de garcette sur les homme-aux-plaques des susdits enmutinés, suffiraient, et haut la main, pour rétablir les choses dans leur état direct et naturel.

— Ordonnez au maître de quart, M. le capitaine, de faire resplendir un coup de sifflet de silence, afin que j’adresse à tout l’équipage, aggloméré attentivement à ma parole, le discours que son insubordination incompréhensible a encouru de ma part.

Et alors des flots d’éloquence coulaient, comme un torrent écumeux, des lèvres encore corrodées de tabac de notre incurable orateur.

Toutes ces facéties faisaient nos délices, à nous jeunes gens, toujours disposés à nous emparer, comme d’un bien acquis d’avance à notre joyeuseté, des ridicules de nos chefs. Nous trouvions si doux de rire, dans nos instans perdus, aux dépens de ceux de nos supérieurs qui nous vexaient dans les détails du service ! Cela rétablissait une espèce d’égalité entre eux et nous. A eux l’autorité et l’ignorance, disions-nous, mais à nous l’esprit et l’éducation… Et l’avenir de la marine française, ajoutaient les plus ambitieux… Et alors nous pouffions de rire en reproduisant, avec des embellissemens et des variantes, les pompeux barbarismes de notre commandant, et les naïvetés bouffonnes de notre cher capitaine. Mais lorsque, après nous être moqués jusqu’à l’épuisement de nos forces sarcastiques, de notre commandant, de notre capitaine et de tous nos officiers, assez bonnes gens aussi, nous venions à réfléchir au sort qu’un état-major ainsi composé pouvait réserver au vaisseau qui nous portait, nous nous sentions, tout écervelés que nous pouvions être, assez sérieusement alarmés sur l’avenir de notre croisière.

— Comment ferions-nous, je te le demande, me répétait souvent mon ami Mathias, avec des gaillards de cette espèce, si nous venions à tomber dans une division anglaise, ou à rencontrer un vaisseau ennemi avec lequel nous serions forcés d’en découdre ?

— Eh bien ! lui répondais-je, nous prendrions chasse devant la division, ou nous combattrions le vaisseau. L’Indomptable marche bien, et notre commandant passe pour être brave et pour savoir, par routine, assez passablement manœuvrer un navire.

— Oui, mais crois-tu qu’il puisse passer pour savoir être brave ? voilà ce que je te demande et ce qui m’inquiète ; car il ne s’agit pas de se battre comme des portefaix pour ne pas se déshonorer dans notre métier, il faut encore savoir se battre en galant officier, et non à coups de manche de gaffe. Au surplus, ajoutait mystérieusement notre intrépide camarade, j’ai un moyen, moi, non pas de faire que l’Indomptable sorte vainqueur de sa lutte possible avec un vaisseau anglais, mais un moyen d’empêcher au moins que le pavillon qui flotte sur notre arrière, ne soit déshonoré dans une action indigne d’un vaisseau français.

— Et quel moyen, toi, pauvre petit aspirant de deuxième classe, condamné comme moi à rester le sabre à la main à ton poste de combat, sans avoir le droit de dire un mot, de faire le moindre petit commandement ?

— Quel moyen, me demandes-tu ? De faire sauter le vaisseau en mettant le feu à la soute aux poudres avant que l’on n’amène ce pavillon-là !

Et, en confiant à voix basse ces mots épouvantables à mon oreille troublée, la bouche de mon ami se contractait avec énergie ; ses grands yeux noirs s’enflammaient de tout le feu qui bouillonnait au fond de son cœur soulevé. Puis, après un moment de silence, il continuait à se promener à mes côtés, et en me disant avec une nouvelle véhémence :

— Me crois-tu capable d’exécuter cette résolution, moi ?

— Toi ?

— Oui, moi, m’en crois-tu capable ?

— Sans doute.

— A la bonne heure ; et, à la prochaine occasion, tu verras !

Et Mathias alors se redressait sur ses jarrets nerveux avec un impétueux mouvement d’orgueil, en passant sur son large front et dans les boucles épaisses de ses longs cheveux noirs, sa main tout humide de sueur et toute tremblante encore de l’agitation de ses nerfs. Puis il chantonnait un petit refrain de vaudeville, et notre conversation changeait bientôt de ton et d’objet.

J’avais demandé à faire le quart avec mon ami, et cette légère faveur, qui ne contrariait en rien le service du bord, et qui nous rendait les heures de veille moins pénibles à tous les deux, m’avait été accordée sans peine par notre capitaine.

Pour consumer tout le temps qu’il nous fallait rester sur le pont, de la manière la moins ennuyeuse qu’il nous fût possible, nous nous promenions, côte à côte, mon ami et moi, pendant quatre à cinq heures, en parlant de nos amis, de nos fredaines passées, de nos jeunes espérances, et de Juliette surtout, car l’image de Juliette était restée dans ma mémoire et dans le cœur de Mathias, embellie de toutes les illusions qu’à notre âge l’absence d’une femme que l’on a aimée, sait donner à un tendre souvenir. Et lorsqu’après avoir bien causé et nous être bien promenés, les tintemens redoublés de la cloche du vaisseau nous annonçaient que le quart était fini, nous allions nous coucher dans nos cadres, la tête encore toute remplie des objets sur lesquels notre longue conversation avait capricieusement roulé. C’était là, comme nous le disions, faire une provision de jolis rêves pour nos instans de sommeil, et vivre par l’imagination tout en dormant pour réparer les fatigues du corps. Oh ! combien à dix-huit ans on porte en soi de moyens d’être heureux, même en dépit de la profession la plus pénible et de la position la plus humble !

Une nuit où, comme à l’ordinaire, je faisais les cent pas sur le pont avec mon camarade de quart, il prit envie à Mathias de philosopher et de s’inspirer des réflexions que devait faire naître le magnifique spectacle qui se déployait en ce moment à nos yeux. Le plus beau clair de lune argentait la surface de la mer la plus calme que nous eussions encore sillonnée depuis notre départ. La brise s’était éteinte sur les flots polis et lustrés qui allaient se perdre en houles presque insensibles aux bords circulaires de l’immense horizon que formait autour de nous la voûte diaphane d’un ciel sans nuages. La majestueuse voilure de notre vaisseau, enchaîné pour le moment dans sa course au milieu des vagues devenues muettes et immobiles, battait mollement, à chaque coup de roulis, notre haute mâture qui semblait se balancer avec paresse dans l’air qu’elle faisait retentir de ses légers craquemens ; et, sur les bordages de nos larges gaillards éclairés par la vive lumière de l’astre des nuits, l’ombre fantastique de nos voiles et de notre gréement venait, au mouvement du navire, passer et repasser comme ces rians fantômes qui, dans les illusions de l’optique, mêlent leurs formes aériennes à la clarté resplendissante des flambeaux.

Ce repos harmonieux des flots, des vents, du ciel et de notre vaisseau qui paraissait s’endormir sur le sein des mers, bercé lentement par le roulis, n’était interrompu que par le bruit presque insensible des matelots qui causaient entre eux, ou par le froissement régulier de nos huniers et de nos perroquets s’affaissant de temps à autre sur leurs empointures au balan de leurs longues vergues.

— Quelle belle nuit ! me disait Mathias en respirant avec une sorte de volupté l’air humide et fin qui semblait s’allier imperceptiblement à la transparence des flots ! Mais que cette nonchalance des élémens nous fatiguerait si nous étions condamnés à passer quinze jours seulement dans une pareille inaction !

— Que veux-tu, lui répondais-je, il faudrait bien se résigner à supporter cette contrariété si ordinaire dans la vie des marins ! On a vu quelquefois, dans la saison où nous nous trouvons, des navires éprouver des mois entiers de calme plat.

— Tiens, ne me parle pas de cela ! J’aimerais mieux cent fois me jeter, un boulet au cou, le long du bord, que d’avoir à subir une aussi longue et aussi insupportable quarantaine au milieu de l’Océan. Ce qui me plaît à moi dans ce calme délicieux dont nous jouissons depuis hier, c’est la prévoyance de l’état d’agitation et de péril qui peut succéder à tant de repos et de sécurité. Le métier que nous faisons serait pour moi un supplice, sans les brusques transitions qu’il nous ménage et les rudes épreuves auxquelles il nous condamne. Croirais-tu, par exemple, que j’éprouve une certaine jouissance à penser que dans un moment, dans une minute, dans une seconde, peut-être, ces matelots qui dorment si tranquillement auprès de nous, seront réveillés à la hâte, pour sauter d’un seul bond le long de ces pièces et se faire tuer à leur poste ; que ces flots si paisibles pourront être bientôt rougis de notre sang ; qu’à ce silence si doux qui règne à bord, pourra succéder le fracas de l’artillerie, le tumulte d’un abordage, et que l’azur de ce ciel immobile sur nos têtes, s’obscurcira d’un nuage de poudre au fort d’une de ces tempêtes de feu, que l’on nomme un combat sur mer !…

Au moment où mon éloquent collègue prononçait ces dernières phrases en jetant ses yeux sur les gerbes de rayons étincelans que nous envoyait la lune du côté de tribord, je le vois interrompre tout d’un coup sa promenade et son beau discours, et arrêter ses regards sur quelque chose qu’il paraît vouloir me montrer au large.

— Qu’as-tu ? lui dis-je avec un peu d’inquiétude.

— Tiens, me répond-il brusquement et en me prenant vivement le bras pour me faire tourner la tête du côté vers lequel il veut appeler mon attention ; tiens, ne vois-tu pas quelque chose là ?

— Là ?

— Oui, là, regarde bien ; ne vois-tu rien dans la direction des rayons de la lune ?

— J’ai beau regarder, je n’aperçois rien…

— Eh bien ! moi, je vois quelque chose. Et, sans me donner le temps de m’expliquer avec lui, voilà mon homme qui se met à brailler de toutes ses forces : Navire, navire à tribord à nous ! Je viens de voir un navire !

Le lieutenant de quart, tout ému à ce cri, revient avec Mathias à l’endroit où j’étais resté pour chercher à distinguer l’objet que je n’avais pu apercevoir d’abord. Tous les yeux des gens de l’équipage se tournent, comme les miens, dans la direction que nous a indiquée mon confrère, et, au bout de quelques minutes, on entend dire partout : C’est un navire, oui, le voilà qui noircit sous le brillant de la lune !

On réveille notre commandant, le capitaine et les officiers. Le commandant, armé de sa longue vue de nuit, se frotte les yeux, il regarde, il examine. L’état-major forme un groupe autour de lui, et lui ne cesse de tenir sa lunette fixée sur le prétendu navire découvert par l’aspirant, que pour dire en s’adressant au capitaine de frégate :

— Monsieur le capitaine, faites faire le branle-bas général de combat.

— A moi le pompon ! s’écrie Mathias, c’est moi qui l’ai vu le premier ce navire, et nous allons enfin nous taper !

Long-temps avant que le capitaine eût ordonné au maître d’équipage de donner le coup de sifflet pour transmettre à nos gens l’ordre du commandant, le branle-bas de combat avait commencé.

Les matelots, couchés dans la batterie, montent en double pour porter dans les bastingages, les hamacs dans lesquels ils dormaient comme des souches, une minute auparavant. Les canons sont démarrés, les mèches sont allumées, les fanaux de combat circulent dans les batteries, les mousses vont chercher de la poudre à la sainte-barbe, chacun court se ranger à la place d’honneur qui lui est assignée ; on se croise, on se serre fortement la main en passant ; on se parle à demi-voix pour s’entendre sur ce que l’on a à faire dans ce moment solennel où tout devient sublime à bord d’un vaisseau de guerre ; et, lorsqu’au bout de quelque temps, les officiers se sont placés à leur poste le sabre nu à la main ; que les gabiers se sont élancés dans leurs hunes ; que la garnison s’est alignée sur les passavans pour faire la fusillade ; que les hommes des batteries et des gaillards se sont mis les uns en face des autres le long de leurs canons prêts à tonner, et que les gens de la manœuvre enfin se sont disposés à exécuter les ordres qui leur seront transmis aux sons aigus du sifflet du maître d’équipage et dans le fracas épouvantable de l’action, le capitaine arrive sur le gaillard d’arrière pour dire au commandant perché tranquillement sur son banc de quart :

— Commandant, le branle-bas de combat est fait à bord !

C’est la phrase officielle la plus imposante et la plus belle que l’on puisse entendre à bord d’un vaisseau de ligne, tant les mots les plus vulgaires tirent de valeur de la situation où ils sont placés ! Vous figurez-vous une action sur mer, commençant par ce simple avertissement et se terminant au sein du carnage par l’explosion de l’un des deux navires qui s’avancent silencieusement l’un vers l’autre dans ce champ clos sans limites où se livrent ces vastes duels à mort que l’on nomme un combat naval ?

Trois heures encore il nous fallut attendre le jour sans quitter nos postes de combat ; car le calme qui continuait à régner ne nous permettait pas d’approcher assez du navire en vue pour reconnaître sa force et ses intentions. Que de conjectures nous formions à bord pendant ce temps si lent à s’écouler au gré de nos désirs ! Que d’espérances surtout concevaient nos jeunes têtes sur l’événement que le sort nous réservait ! Je gagerais que c’est à une frégate que nous allons avoir affaire, disaient les uns. — Non, pensaient les autres, c’est un vaisseau de la compagnie que nous allons amariner, chargé de piastres et de lingots… Oh ! si ce pouvait être un marchand de boulets de notre force, s’écriaient les jeunes gens, jaloux de signaler pour la première fois leur courage, avec quel plaisir nous lui tâterions les côtes, rien que pour savoir s’il les a aussi dures que nous. Mais le jour ne vient pas, et il semble que le soleil ait oublié de se lever aujourd’hui ! Jamais la nuit n’a été si longue !

Ce jour tant désiré se leva enfin sur le magnifique horizon qu’abandonnait dans l’Ouest, le globe pâlissant de la lune. Les premiers rayons de l’aurore ne nous montrèrent d’abord qu’une masse informe sur la partie des flots, où nous cherchions à saisir les contours du navire que nous avions réussi à ne pas perdre de vue pendant la nuit. Mais peu à peu, à la clarté naissante du matin, nous pûmes apercevoir à une lieue de nous un bâtiment très-élevé sur l’eau, et présentant un fort entre-deux de mâts dans l’énorme distance qui séparait sa guibre allongée de son immense poupe. Toutes les lunettes d’approche disponibles furent à la fois braquées sur notre voisin, et il nous fallut très-peu de temps pour reconnaître à la vue de ses deux longues batteries peintes en blanc et au nombre de ses larges sabords, qu’il nous était facile de compter un à un, un vaisseau de quatre-vingts canons !

Nos regards, après cette découverte, se portèrent, du tube visuel de nos longues vues, sur le visage de notre commandant. Il nous parut calme et grave ; c’était bon signe.

Le soleil levant était radieux. Nous livrâmes notre plus beau pavillon de poupe à ses premiers rayons, et les deux tambours que nous avions à bord battirent un ban pour saluer les couleurs nationales que les timoniers hissaient lentement sur la drisse de notre pic.

Le vaisseau aperçu ne tarda pas à en faire autant que nous ; mais il nous sembla, en voyant son pavillon s’élever sur son couronnement, entendre à son bord les sons d’une musique guerrière.

Le calme était encore si plat, qu’il nous fut à peine possible de reconnaître parfaitement le pavillon pendant sur la drisse à laquelle il était frappé. Toutefois nous crûmes distinguer que c’étaient les couleurs anglaises.

Tout le monde se tut dès-lors à notre bord.

Bientôt un autre pavillon carré, plus petit que celui qu’il avait arboré sur l’arrière, monta majestueusement au haut du mât d’artimon de notre compagnon de route.

— C’est un vaisseau anglais de quatre-vingts, monté par un contre-amiral, nous disons-nous. Et le plus profond silence continua à régner à bord de l’Indomptable.

Mon ami Mathias seul se frotta les mains, en allant reprendre joyeusement son poste de devant, qu’il avait quitté un instant pour venir flâner sur le gaillard d’arrière.

Un souffle de vent vint rider pendant quelque temps la surface des flots, et sembla vouloir soulever nos voiles hautes, sur leurs vergues encore orientées au plus près depuis la veille.

Le vaisseau ennemi, profitant de cette légère risée, laissa arriver debout sur nous, et l’Indomptable, au lieu de laisser porter pour fuir, continua à tenir le cap dans la direction où il se trouvait auparavant.

Mathias, dont j’observais tous les mouvemens, se frotta une seconde fois les mains. Je m’approchai de lui et il me dit : « Il est possible, d’après ce que je vois jusqu’à présent, mon bon ami, que je ne sois pas réduit à la nécessité de faire sauter la barque, et je m’en félicite. Le commandant m’a l’air de ne pas prendre trop mal la chose. Nous verrons ; mais en tout cas je ne ferai rien sans t’en prévenir une minute au moins d’avance. »

— Grand merci de la politesse !… Je crois que voilà la brise qui se fait…

Mais cette folle brise, sur laquelle nous comptions, s’évanouit bientôt entre les deux navires, et nous restâmes encalminés encore à une trop grande distance de l’ennemi pour commencer le combat, mais à une assez petite portée cependant pour observer toutes ses dispositions, et pour entendre même le bruit des sifflets de ses bossmen.

— Voilà le vaisseau anglais qui met ses embarcations à l’eau ! s’écrièrent nos hommes placés en vigie !

— C’est bon, répondit notre commandant. Je le vois aussi bien que vous. Puis, s’adressant au capitaine de frégate, il ajouta : Faites amener aussi nos canots à la mer pour nager sur notre avant à la rencontre de cet anglais !

Mathias fut désigné pour commander le canot-major chargé d’aller, comme les autres embarcations du bord, prendre une touline devant, et traîner l’Indomptable dans la direction de l’ennemi. Avant de partir pour sa petite expédition, ce cher ami m’embrassa en me donnant à l’oreille, pour mot d’ordre et de ralliement avant le combat, ces deux noms : Juliette et jubilation ! Jamais je ne l’avais vu si gai.

Les canotiers des cinq embarcations qui nous remorquaient, se mirent à chanter gaîment en donnant des coups d’aviron à casser leur touline.

Les canotiers anglais en firent autant ; et, à la fin de chaque couplet, ils répondirent par un hurra universel à nos cris délirans de : Vive l’empereur !

Au bout d’une heure d’efforts inouïs, les deux vaisseaux purent échanger enfin quelques coups de canon d’essai, et les premiers boulets qui nous dépassèrent, allèrent couler le canot-major que commandait Mathias.

Tous les hommes qui le montaient se dispersèrent sur les flots pour regagner le bord ; quelques-uns d’entre eux, grièvement blessés, disparurent en criant : Vive l’empereur ! Mathias, deux ou trois minutes après son naufrage, regrimpait le long du vaisseau ; et, sortant du sein de la mer, tout aussi dispos que s’il fût revenu de terre, il alla joyeusement trouver notre commandant, en lui disant : Commandant, me voilà à bord !

Cette saillie de l’intrépide aspirant arracha un sourire à la gravité ordinaire de notre chef.

Le feu que le vaisseau anglais commençait à diriger avec succès sur les embarcations qui continuaient à nous remorquer, engagea le commandant à les faire rappeler à bord. Nous les rehissâmes sur leurs palans aussi vivement qu’il nous fut possible ; et, après cette opération, il nous fut facile de prévoir que l’action allait prendre une tournure tout-à-fait sérieuse.

Nous ne nous trouvions plus qu’à une assez petite portée de canon de l’ennemi. Les boulets qu’il nous avait envoyés, et ceux que nous avions dirigés sur lui, avaient produit un effet d’autant plus sûr, que l’immobilité presque absolue des deux navires avait permis à nos chefs de pièce de mieux pointer leurs canons. Nos batteries se disposaient déjà à lancer toute une volée, lorsqu’un coup de sifflet de silence vint nous annoncer que notre commandant allait parler à l’équipage.

Une bordée entière du vaisseau anglais ne nous aurait pas causé, certes, autant d’effroi. Le moment nous paraissait si imposant, que tous nous redoutions le ridicule que la harangue officielle pourrait jeter sur la solennité de la circonstance. Que diable va-t-il encore nous conter ? se dirent entre eux les officiers et les aspirans. Il choisit bien son temps, le brave homme, pour nous lancer ses cuirs à la figure ! Croit-il donc que le vacarme de l’artillerie ne suffise pas pour nous écorcher le tympan !

Le commandant avait déjà pris la parole, et l’équipage écoutait. Il fallut se résigner.

— Mes enfans, s’écria l’orateur guerrier avec un accent et un ton que nous ne lui connaissions pas encore :

« L’empereur, en me confiant le commandement du vaisseau l’Indomptable, a compté sur mon honneur comme je compte aujourd’hui sur votre courage. Je viens de réussir à vous mettre en face de l’ennemi ; et, dans un moment où nous avons de la gloire à acquérir, je suis sûr que vous ne voudrez pas déshonorer les cheveux blancs de votre vieux commandant, et trahir l’espoir que la patrie a placé en vous. Moi, je jure pour mon compte de mourir en défendant le noble pavillon que voilà. C’est tout ce que je puis faire de mon côté. Jurez-vous, mes amis, d’en faire autant que moi ? »

Un cri général de : Oui ! oui ! nous le jurons ! accueillit cette simple et énergique allocution, qui venait d’exciter, au plus haut degré, l’enthousiasme belliqueux de notre équipage.

Le vieux marin, enflammé lui-même par l’exaltation puissante qu’il venait de produire, ajouta :

— Je n’en attendais pas moins de vous, mes amis, et vous êtes tous de bons b… ou je ne m’y connais pas. Vive l’empereur, mort à l’anglais !… Vive l’empereur !

Pour le coup nous restâmes ébahis de l’effet de cette proclamation et de l’éloquence miraculeuse de notre commandant. Jamais nous ne l’avions vu s’exprimer avec autant de simplicité et de bonheur. Ce n’était plus son langage que nous avions entendu, ce n’était plus lui-même enfin qui avait parlé : c’était un homme inspiré par un sentiment sublime, s’élevant, malgré lui pour ainsi dire et subitement, à la hauteur d’une circonstance solennelle. Ce vieil officier, qui quelques minutes auparavant nous paraissait si plaisant et si grotesque, venait de se dépouiller de son enveloppe ridicule pour revêtir, comme par magie, une forme héroïque. Quelle est donc cette puissance mystérieuse qu’empruntent quelquefois les êtres les plus vulgaires à la magie des circonstances ? Y a-t-il chez quelques hommes une faculté supérieure qui ne se révèle qu’au moment de périls extrêmes ou dans l’excès des fortes émotions ? Nous nous perdions à chercher, à nous expliquer le changement qui venait de s’opérer dans le langage et la personne de notre chef !

Les sons éclatans de la musique guerrière que nous avions déjà cru entendre à bord de l’anglais, vinrent fixer notre attention. Cette musique jouait l’air national God save the King ; et la singularité d’un tel concert, exécuté sur l’immensité de l’Océan au commencement d’un combat terrible, sembla faire un instant diversion aux pensées qui nous agitaient encore.

— Ils jouent un petit air, s’écria le commandant, eh bien ! apprêtons-nous à leur envoyer notre ritournelle quand ils auront fini… Et vous autres, continua-t-il en s’adressant aux chefs de pièces du gaillard d’arrière, n’oubliez pas que c’est sur la dunette de ce gueux de quatre-vingts que sont réunis les musiciens qu’il faut faire danser.

Attention au commandement : Feu tribord, feu !

L’effroyable détonation de toute notre volée ébranla notre vaisseau de la girouette à la quille, et nous permit à peine d’entendre le fracas de la bordée que nous envoya presque en même temps l’ennemi. Un lourd nuage de fumée, s’étendant sur les flots immobiles, enveloppa les deux vaisseaux, et la masse de cette vapeur suffocante devint bientôt si épaisse, que les éclairs qui jaillissaient de nos canons ne purent plus la percer. Pendant une heure et demie une trombe horizontale de feu, de boulets et de mitraille parut lier étroitement le vaisseau anglais au nôtre. Les débris de notre gréement criblé de projectiles, pleuvaient sur notre pont ruisselant de sang, jonché de blessés et de cadavres. Cinq des sabords de notre batterie haute finirent par n’en faire plus qu’un, et le commandant toujours guindé sur son banc de quart nous répétait dans son porte-voix de combat : Feu tribord, feu, mes amis ! le voilà qui mollit !

L’épuisement de nos forces parut un moment faire trêve à la vivacité du feu, et pendant près d’une minute aussi la canonnade de l’ennemi sembla s’être ralentie… Ce court intervalle que nous acceptions déjà comme un indice favorable de l’issue de l’action, fut accueilli avec trop de joie à notre bord, par un cri unanime de Vive l’empereur. Mais bientôt nous entendîmes encore s’élever dans les airs, un instant reposés, les sons de l’infernale musique du 80. Cette fois cependant nous crûmes remarquer, au bruit affaibli de la fanfare, que le nombre des exécutans avait diminué.

Nous avions eu le temps, dans ce moment de répit, de recharger toutes nos pièces : elles étaient disposées à tonner à la fois au commandement de feu partout. Cette nouvelle volée alla foudroyer encore notre adversaire, et après ce coup de tonnerre auquel succéda une seconde ou deux de silence, nous n’entendîmes plus la musique ; elle venait probablement d’être anéantie !…

Ce combat affreux se prolongeait sans nous faire prévoir quel serait son résultat. Les flots de fumée couvraient nos ponts, remplissaient nos batteries et obscurcissaient le ciel qu’ébranlaient depuis si long-temps les coups redoublés de cent canons vomissant sans cesse la foudre et la mort. On ne se voyait plus à bord de notre vaisseau. La voix du commandant ne se faisait plus entendre ; le feu qui, jusque-là avait été nourri de part et d’autre avec une ardeur à peu près égale, semblait se ralentir tout de bon pour cette fois. Les officiers redoublaient en vain de zèle et d’énergie… Nous commencions à redouter que l’ennemi n’obtînt sur nous quelque avantage… Le premier moment de découragement enfin allait peut-être s’emparer de notre équipage, et nous nous sentions presque trembler de la peur de succomber…

Tout à coup l’air embrasé que nous respirons avec effort dans l’atmosphère épaisse qui nous enveloppe, paraît devenir plus frais. Un léger souffle de vent a fait frémir nos voiles hautes, et le faible sifflement d’une risée naissante s’est prolongé dans notre gréement… Voilà la brise qui vient ! s’écrie avec transport notre capitaine, placé à son poste sur le gaillard d’avant.

Le commandant ne répond pas à cet avertissement.

C’était en effet la brise qui, balayant devant elle la longue traînée de fumée dont les flots sont couverts, nous permet enfin de voir le vaisseau ennemi percé presque à jour par nos boulets, criblé de mitraille dans sa voilure, haché dans son gréement, mais pouvant encore manœuvrer.

Avec le vent qu’il reçoit le premier par tribord, nous remarquons qu’il a laissé arriver pour se diriger sur nous : ses bastingages à moitié écrasés sont couverts de monde : ses grappins se balancent au bout de ses vergues. Plus de doute, c’est à l’abordage qu’il veut en venir !

Au moment où il s’approche, et lorsque déjà l’ombre de son orgueilleuse voilure va se projeter sur nous, les gabiers perchés dans nos hunes crient de toutes leurs forces : Le feu est à bord de l’anglais : laisse arriver ! laisse arriver ! ou nous sommes perdus !

Notre barre est mise brusquement au vent : notre vaisseau arrive et s’éloigne sous toutes voiles, avec la vitesse que lui imprime la brise, du vaisseau ennemi par les panneaux duquel s’échappe une large et épaisse colonne de fumée… Les groupes de matelots, debout un instant auparavant sur ses bastingages, ont quitté leur poste d’abordage… La plus grande confusion règne sur son pont, et à la fumée qui s’élève au-dessus de ses mâts les plus hauts, se mêlent les jets étincelans de ses pompes à incendie…

Ce spectacle effrayant nous a glacés de terreur, et tous les regards restent stupidement attachés sur le navire dont nous sommes parvenus à nous écarter encore trop peu…

Bientôt nos yeux épouvantés se ferment avec horreur. Sous nos pas chancelans, notre propre vaisseau a paru s’engloutir au fond des eaux soulevées par l’explosion d’un volcan. Un lourd bourdonnement remplit nos oreilles : nos mains se sont collées sur nos figures livrées à l’ardeur d’un brasier. Le soleil s’est caché dans un nuage de feu et de fumée ; tous nous nous croyons anéantis, et lorsqu’au bout de quelques minutes de suffocation, nos yeux se rouvrent pour se porter sur les flots troublés qu’a balayés la brise, lorsque nos oreilles assourdies se prêtent au bruit que font le vent et la mer, plus de vaisseau auprès de nous, plus rien au-dessus des vagues, que des lambeaux de voiles, des déchirures de bordages entourés de cadavres et de membres épars, plus rien que des débris de mâture que battent des flots courroucés, teints encore de sang et noircis de poudre.

Le vaisseau anglais venait de sauter à une encâblure de nous !

Cette scène de désolation et d’effroi aurait long-temps encore absorbé notre avide attention, si le sentiment de notre propre conservation n’était venu nous rappeler les dangers que nous pouvions courir nous-mêmes, après l’explosion du navire ennemi. Nous sautons à nos pompes : on sonde l’eau de la cale, et l’Indomptable paraît n’avoir éprouvé aucune avarie dans ses fonds, malgré l’ébranlement terrible qu’il a essuyé. Le capitaine de frégate passe sur l’arrière pour demander au commandant ce qu’il juge à propos d’ordonner. Mais quelle est sa surprise en voyant le commandant attaché droit sur son banc de quart, couvert de sang, et ne répondant rien… On interroge les timoniers et l’aspirant qui pendant le combat se sont toujours tenus auprès de leur chef, et ces hommes répondent que le commandant, se sentant blessé d’un biscaïen à la poitrine, leur a ordonné de l’amarrer sur son banc de quart et de ne rien dire de peur d’effrayer l’équipage.

Cet intrépide officier, que nous avions si mal jugé avant de le voir à l’œuvre, venait de mourir cloué, si l’on peut s’exprimer ainsi, à son poste d’honneur. Quelques instans même avant d’expirer, il avait dit aux hommes qui l’entouraient : Silence ; ne leur dites pas que je suis mort ; amarrez-moi là debout : ils croiront que je les commande encore !

« Et moi, répétait avec douleur le capitaine de frégate en fixant ses yeux pleins de larmes sur le corps sanglant et inanimé de son chef, et moi qui me plaignais de ne plus entendre son commandement ! Le pauvre commandant n’était plus et je l’accusais presque… »

L’officier de manœuvre vint proposer en cet instant même au capitaine devenu commandant de l’Indomptable, de mettre nos canots à la mer pour tâcher de recueillir les malheureux Anglais qui pouvaient avoir survécu sur quelques débris, à l’explosion du bâtiment ennemi. Cet avis parut sage et généreux ; on se disposait à le suivre ; mais un grain furieux qui vint nous assaillir, comme pour ajouter encore un nouveau degré d’horreur à la teinte lugubre de tant d’événemens déchirans, nous empêcha de mettre nos canots à l’eau ; nos embarcations d’ailleurs, toutes percées d’outre en outre par la mitraille, n’auraient pas probablement pu tenir une seule minute à flot.

Force fut de se décider à faire route en fuyant en désordre avec la violence du grain, et en abandonnant, à regret, le champ de bataille où venait de s’entr’ouvrir le vaste tombeau d’un vaisseau de ligne !

Quelques morceaux de bordage percés de boulets, quelques bouts de mâture, que les lames soulevées par la rafale commençaient à battre avec fureur, voilà les indices passagers que nous laissâmes sur ce mobile tombeau, sur cet immense champ de carnage : indices fugitifs, traces vaines, que le premier souffle de la tempête vint effacer pour toujours !

Avec quel plaisir, quel transport, après cette action terrible, j’embrassai mon bon ami Mathias et ceux de mes jeunes collègues que le feu ennemi avait épargnés ! Oh ! comme on s’aime quand on se retrouve sains et saufs à la suite d’un combat aussi meurtrier !

— Eh bien, demandai-je à mon intime en le revoyant tout débraillé, la bouche noircie de poudre et le visage inondé d’une glorieuse sueur ; comment trouves-tu celle-là ?

— Mais assez passable, mon brave, pour une première affaire. Notre vieux commandant était un galant homme, ma foi, et tout s’est assez bien passé. C’est ainsi que j’aime que se fassent les choses à la mer. Il y a même dans notre aventure, une circonstance piquante à laquelle je n’avais pas songé dans mes rêves de gloire, et qui embellit singulièrement notre affaire à mes yeux.

— Et quelle circonstance ? L’explosion du vaisseau anglais ?

— Mais sans doute. Sais-tu le nom de ce vaisseau, toi ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Il n’en est pas resté un seul indice peut-être sur les flots qui l’ont englouti !

— Eh bien ! voilà précisément ce que je trouve de plus admirable dans l’action que nous venons de soutenir. Conçois-tu tout ce qu’il y a de beau et de vague dans cette incertitude ! Venir, au bout d’un engagement meurtrier de plusieurs heures, de faire sauter un vaisseau avec les sept ou huit cents hommes qui le montaient, et ne pas retrouver le nom de ce vaisseau, et ne pas pouvoir même découvrir une seule de ses traces sur les lames au milieu desquelles il s’est engouffré ! Oh ! c’est là qu’est pour moi le sublime de notre affaire ! Et tiens, vois-tu, je me sens tellement organisé pour les choses remuantes, que je ne donnerais pas le sentiment que me fait éprouver cet événement, pour toutes mes parts de prise sur un galion chargé de piastres… Mais trêve de réflexions pour le moment. Je crois que l’on s’occupe là-haut d’enterrer nos morts dans la mer. Montons sur le pont, mon ami, pour assister à la cérémonie. Le service avant tout, et je vole à de nouvelles émotions[8].

[8] Voir la note 5.

Quinze à vingt jours après notre combat, tout l’équipage était employé encore à réparer les avaries que nous avait fait essuyer le feu de l’ennemi, et tout en bouchant nos trous de boulets, tout en jumelant nos vergues, rapetassant notre gréement, et pompant surtout l’eau qui venait abondamment dans notre cale, nous réussîmes à regagner le port où nous espérions trouver le plus de secours.

Une escadre anglaise croisant sur les attérages que nous voulions atteindre, nous donna la chasse pendant toute une nuit, et ce ne fut qu’après avoir couru cent fois le danger d’être pris en vue des côtes de France, que nous parvînmes enfin à nous loger dans la rade de l’île d’Aix.

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