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Les Aspirans de marine, volume 1

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V.
UN VAISSEAU DE LIGNE.

D’autres, bien avant moi, vous ont dit, mieux que je ne pourrais le faire, ce que c’est qu’un vaisseau de ligne, cette vaste machine de guerre, à la fois si mobile et si lourde, si élégante et si formidable ; cette forteresse ailée qui vole avec la rapidité d’une flèche, sur l’élément le plus indomptable, pour aller promener ses foudres d’un bout du monde à l’autre ; qui porte et nourrit pendant une année, dans ses flancs hérissés de canons, la multitude de matelots qui lui donnent la vie, et qui lui empruntent sa puissance pour régner sur les mers et soumettre les flots rebelles, à la volonté et aux caprices de l’homme. Un vaisseau considéré dans son ensemble et son but matériel, est peut-être le signe le plus frappant auquel on puisse reconnaître le perfectionnement de la civilisation. Rien de plus beau, de plus noble, et de plus complet, n’est sorti, au bout de plusieurs siècles d’études et d’efforts, de la main des arts. C’est le chef-d’œuvre du génie, de l’audace et du temps.

Mais en admirant l’extérieur et les détails même de cette miraculeuse conception, on se ferait difficilement une idée des longs efforts qu’il a fallu pour régler intérieurement la discipline et l’ordre qui donnent, pour ainsi dire, le mouvement et l’existence à un appareil aussi vaste et aussi compliqué. C’est au moral surtout, s’il est possible de s’exprimer ainsi, qu’un vaisseau de guerre mérite d’être étudié. Quelle constance dans les habitudes en quelque sorte contre naturelles, sous le joug desquelles on a fait plier le caractère rebelle de tous ces marins ! Quelle sévère hiérarchie dans ce service si bien réglé, tendu si constamment, comme un ressort inusable, vers le même but ! Et quel but encore !

Des hommes que l’on renfermerait pour quelques années seulement dans une prison pareille à un vaisseau de ligne, et sous l’empire d’une discipline semblable à la discipline maritime, se révolteraient, à coup sûr, contre une aussi insupportable réclusion, et un joug encore plus intolérable que cette réclusion même. Comment se fait-il donc que tant d’individus réunis dans un aussi petit espace, sous la verge de fer du service, non seulement se laissent conduire avec docilité, mais qu’ils volent encore avec zèle partout où la voix de leurs chefs les appelle, en exigeant quelquefois d’eux le sacrifice de leur existence ? Quelle magie emploie-t-on pour étouffer leurs plaintes et pour enflammer leurs cœurs ? Une magie toute simple, un moyen irrésistible dont le secret est contenu dans un seul mot. On a dit à cette multitude d’hommes : La patrie a besoin de vous ; l’honneur est là ; marchons ensemble où est l’honneur ! Et cette multitude d’hommes s’est résignée à devenir esclave du devoir le plus pénible et le plus difficile, ilote du sentiment le plus puissant sur le cœur des hommes assemblés en société : LHONNEUR !

Le personnel d’un vaisseau de guerre se compose de différentes parties fort distinctes entre elles, et qui, toutes, concourent au service nécessaire à la manœuvre et à la conservation du navire.

Ces différentes parties sont :

L’état-major, c’est-à-dire la réunion des officiers, depuis le commandant jusqu’au dernier aspirant.

La maistrance. C’est la réunion de tous les maîtres du bord, maître-d’équipage, maître-canonnier, capitaine d’armes, chef de timonerie, maître-voilier, maître-charpentier, maître-calfat, et enfin le maître-coq, le chef de la cuisine du bord.

Chacun de ces maîtres a, sous ses ordres, un second-maître au moins, et plusieurs contre-maîtres chargés de surveiller les détails de la spécialité qui leur est confiée.

Ce que l’on nomme l’équipage du navire, par opposition à l’état-major, se divise en diverses classes affectées aux différentes branches du service général.

La classe des gabiers se présente d’abord comme la plus remarquable dans la démocratie navale.

Les gabiers sont la fleur des matelots. C’est à eux que sont attribués la visite et l’entretien du gréement. Leur poste le plus ordinaire est dans les hunes, sur les barres de perroquet ou de cacatois : leur spécialité enfin est en l’air, au haut de la mâture, sur le bout des vergues, le long de la ralingue des voiles. Lorsque, dans les momens du plus grand danger, soit au sein d’une tourmente, ou dans le feu d’un combat, il faut qu’un homme se dévoue pour exécuter un ordre périlleux duquel peut dépendre le salut d’un mât, ou même la simple conservation d’un hunier ou d’une basse-voile, soyez sûr que cet homme intrépide sera un gabier, ou autrement dit un des voltigeurs du bord, car c’est là le nom que les autres matelots donnent à ces gens d’élite de leur classe. C’est de cette pépinière si précieuse et si lente à croître et à se former, que sont tirés les quartiers-maîtres qui, à leur tour, deviennent contre-maîtres, et ensuite maîtres d’équipage. Tout ce qui, à bord, possède le grade qui répond à celui de sous-officier dans l’armée de terre, est désigné sous le nom générique d’officiers mariniers.

Après les gabiers, viennent les canonniers ou chefs de pièce. Ce sont eux qui manœuvrent, chargent, et dirigent les canons de la batterie et des gaillards pendant le combat. Chaque chef de pièce a, sous son commandement immédiat, un certain nombre d’hommes attachés au service du canon qu’il fait charger, qu’il pointe, et dont il envoie le boulet à l’ennemi.

Les canonniers, eu égard à l’importance et à la gravité de leurs fonctions à bord, forment, au milieu de l’équipage, un corps qui se distingue presque toujours par l’austérité que les habitudes de la profession ont dû apporter dans toutes les manières des hommes de choix qui l’exercent. Si les gabiers sont des voltigeurs, dans le langage figuré des marins, les canonniers pourraient être appelés les réfléchisseurs ou les penseurs du bord. A son attitude sévère et méditative seule, on pourrait reconnaître un chef de pièce, de tous les autres individus du vaisseau, quand bien même aucun signe particulier ne le distinguerait extérieurement des marins avec lesquels il vit.

Les timoniers forment encore une classe à part. Ils hantent, pour le besoin du service auquel ils sont affectés, le gaillard d’arrière et la dunette, parties réservées, comme on le sait, aux officiers, aspirans et chirurgiens du navire. Aux timoniers, appartient l’honneur de gouverner le bâtiment, et de lui faire suivre la route indiquée par l’officier de quart. Ce sont eux qui sont chargés de faire les signaux au moyen de la série de pavillons dont la surveillance et l’entretien leur sont particulièrement affectés. La manœuvre du mât de l’arrière leur est dévolue comme une des prérogatives attachées au domaine sur lequel on leur permet de s’établir. C’est par l’intermédiaire des timoniers ou des pilotins, que les officiers communiquent entre eux dans la pratique ordinaire du service. C’est un timonier qui réveille les officiers et les aspirans qui, à leur tour, doivent monter au quart. C’est lui qui leur porte de la lumière quand ils en demandent et qui, lorsque l’officier de service ne peut quitter son poste, dans les circonstances fortuites, va informer le commandant ou le capitaine de frégate de ce qui vient de se passer de nouveau sur le pont pendant l’absence d’un de ces chefs.

Ces relations fréquentes entre les officiers et les timoniers, cette cohabitation du gaillard d’arrière, qui rapproche sans cesse les subalternes de leurs supérieurs, inspirent souvent aux timoniers des velléités de bon ton, qu’il ne leur est pas toujours donné de manifester impunément. Pour peu qu’un timonier se hasarde à copier les manières d’un officier, dans ses rapports assez rares avec les autres hommes de l’équipage, Dieu sait les plaisanteries qu’attire, sur le matelot fashionable, son talent d’imitation quelque modeste qu’il soit !

« Gare devant ! disent les matelots à leurs camarades. Place à la macaque du lieutenant qui fait encore de ses farces ! » Les timoniers forment à bord la petite aristocratie de l’équipage, ou la bonne bourgeoisie qui veut se donner des airs de noblesse ; et, sous ce rapport, l’on peut dire que les classes démocratiques épargnent assez peu cette autre espèce de petite noblesse.

Les soldats de la garnison, quoique affectés à un tout autre genre de fonctions que les timoniers, ne partagent que trop souvent avec ceux-ci les effets de la petite jalousie qu’excite dans la partie populaire de l’équipage, la prétention de vouloir se distinguer du gros des matelots. Les soldats ne sont pour les marins, que ce que ceux-ci appellent des pousse-cailloux ; et les matelots, pour les pousse-cailloux, ne sont autre chose que des gouins, ou quelquefois même, qu’on nous passe le terme, des C*** goudronnés : c’est l’épithète qui répond par opposition à celle des C*** blancs, assez généralement lancée aux militaires par les goguenards du gaillard d’avant.

Les militaires embarqués sur les vaisseaux de guerre montent la garde à bord comme dans une citadelle. On les aposte chaque jour à midi, avec les cérémonies d’usage, et après la parade, dans tous les lieux où la surveillance d’une sentinelle est jugée nécessaire ; à la porte du commandant, à la porte de la grande chambre, à celle de la sainte-barbe, à l’entrée de la cuisine, etc.

Pendant le combat, la garnison, rangée sur les passavans, est chargée de faire la fusillade. Dans les exécutions disciplinaires du bord, elle sert, par sa présence, à maintenir l’ordre et à donner de la solennité à l’application des arrêts de la justice martiale.

En parcourant, comme nous venons de le faire, l’échelle hiérarchique des grades et des classes du personnel des vaisseaux de guerre, nous voici arrivés à parler d’une classe fort intéressante, et, pour l’ordinaire, assez peu considérée à bord. Cette classe est celle des cambusiers et des coqs composant tout l’attirail humain chargé du soin de distribuer les vivres et de faire la cuisine de cette petite république flottante, qu’on nomme un équipage.

Le commis aux vivres, ou autrement dit le maître-commis placé sous les ordres directs de l’agent-comptable, que l’on nomme hyperboliquement le commissaire du vaisseau, est le chef suprême des cambusiers ; les cambusiers, ou, pour nous exprimer proverbialement, les rogneurs de portions, distribuent, sous les yeux d’une commission temporaire, les rations de pain, de vin et de viande, à l’homme ou au mousse délégué par chaque plat, pour recevoir la pitance dévolue aux sept commensaux qui forment ce plat.

Les cambusiers habitent la cambuse, partie obscure de la cale du vaisseau, destinée à contenir les victuailles du bord. C’est dans ce magasin sous-marin que s’exercent, au dire des matelots, tous les actes iniques au moyen desquels les pauvres cambusiers, quelque probes qu’ils soient, passent pour augmenter leurs rations aux dépens de celles de l’équipage.

Les cambusiers comme les caliers, ou les distributeurs d’eau, ne voient qu’accidentellement le jour, et seulement lorsque les besoins du service les appellent de l’antre où ils sont renfermés, sur le pont où leur présence est quelquefois remarquée comme celle de gens qui paraissent usurper un privilége, en venant respirer le grand air.

L’état de réclusion dans lequel vivent les matelots de la cale, semble donner à leur physionomie et à leurs habitudes, une empreinte d’étrangeté dont la superstition des anciens marins a souvent, dit-on, tiré parti. Autrefois, à ce qu’on m’a assuré, les caliers étaient presque des personnages cabalistiques, tirant les cartes aux matelots crédules, et prédisant, par don de science divinatoire, le beau ou le mauvais temps, du fond de leur trou d’où à peine ils pouvaient, par l’ouverture du grand panneau, entrevoir l’azur du ciel roulant sur leur tête au balancement du navire.

Mais, dans notre siècle de lumières, la cale n’a pu même servir de refuge à la barbarie. Les caliers ont cessé d’être les Bohémiens de ce vieux et antique peuple de matelots, autrefois si dévôt à la Sainte-Vierge et à Notre-Dame-de-Bon-Secours. Les caliers eux-mêmes ne croient plus, et ils se contentent tout simplement aujourd’hui de jouer aux dames ou à la drogue, quand un rayon de jour perce les ténèbres au milieu desquelles ils vivent, sans trop s’occuper de ce qui se passe au-dessus d’eux à bord du navire.

Le maître-coq[6], ce grand-prêtre des cérémonies culinaires du vaisseau, est assisté, dans ses importantes fonctions, par plusieurs aides, matelots-coqs et marmitons. Le temple de ce pontife de la mauvaise chère, est situé sur l’avant de la batterie haute, entre un treillage en bois, et l’étroite issue qui de la cuisine conduit à la poulaine, la partie à coup sûr la moins noble du navire. Les autels de ce grand sacrificateur alimentaire sont un large fourneau sur lequel on hisse chaque jour, à la force du palan, l’immense chaudière disposée à recevoir une barrique et demie d’eau qui, grâce aux trois ou quatre cents livres de viande qu’on y laisse tomber, compose, en quelques heures d’ébullition, un vaste potage au milieu duquel pourraient nager aisément un ou deux hommes.

[6] Le mot français coq n’est qu’une corruption du mot anglais cook (cuisinier), qui lui-même n’est probablement qu’une déviation du substantif latin cocus.

La propreté n’est pas toujours une chose très-facile à observer dans l’exercice d’un ministère aussi pénible que celui que remplissent les coqs à bord d’un vaisseau. Les gens de l’équipage, quoique peu exigeans en général sur la délicatesse des procédés culinaires employés dans la préparation des alimens, ne laissent pas quelquefois que d’élever des plaintes très-sévères sur la négligence des chefs ou des aides de cuisine.

C’est l’officier de quart qui reçoit ordinairement les réclamations de ce genre ; et la rigueur d’une punition exemplaire suit, presque toujours, la preuve des fautes imputées à la coquerie.

Lorsque l’aide-coq, chargé du service de la journée, juge que la soupe a suffisamment bouilli et que le potage collectif peut être offert à l’appétit de ses nombreux convives, il s’adresse au mousse de l’officier de quart pour obtenir de lui le couvert dont se sert son maître.

Muni de ce couvert, la serviette sur le bras et un bol à la main, l’aide-coq présente à l’officier de quart l’échantillon du bouillon qui doit être servi à l’équipage. L’officier savoure le précieux breuvage en faisant, à celui qui l’a confectionné, les observations que lui suggère cette dégustation officielle, ou en lui adressant les reproches qu’a mérités sa maladresse ou sa négligence. Si le potage est jugé présentable, l’ordre de sonner la cloche pour faire manger le monde est donné au maître d’équipage. Si la soupe préparée ne satisfait que médiocrement le goût quelquefois fort capricieux du chef de quart, l’aide-coq se trouve vertement réprimandé, ou souvent même rudement puni, et alors Dieu sait les grosses plaisanteries ou les impitoyables récriminations que les matelots font pleuvoir sur lui !

La fatalité qui semble déterminer la vocation de certaines malheureuses gens, peut seule expliquer la résignation avec laquelle il est des hommes qui se font coqs à bord des navires. Certes, il ne faut rien moins qu’une influence irrésistible, pour se vouer à une profession qui impose à ses initiés l’obligation de vivre dans cette atmosphère de fumée qui remplit l’espace étroit et sale qu’on nomme la cuisine d’un vaisseau. Mieux vaudrait cent fois être condamné à ne pas vivre du tout. Cependant, malgré le mépris qu’inspire presque toujours le service rebutant des coqs, et malgré les souffrances et les fatigues que ce triste métier fait souffrir aux malheureux qui l’exercent, on trouve, presque toujours plus qu’on n’en veut, des humains ambitieux de parcourir une carrière qui commence par le grade de marmiton de navire, et qui finit, pour le petit nombre d’élus, par le grade de maître-coq.

Après cette nomenclature bigarrée de grades, de postes et de fonctions diverses dont nous venons de donner une idée, arrive, dans l’ordre hiérarchique des classes du bord, le peuple si vif, si varié et si remuant des matelots, novices et mousses. C’est au centre de cette masse mobile et forte, ardente et soumise, qu’un seul coup d’œil du chef enflamme, qu’un seul coup de sifflet du maître-d’équipage suffit pour appeler au combat, qu’il faut étudier les habitudes, les mœurs, les caprices et les passions de l’homme de mer. Voyez tous ces groupes de matelots épars dans les batteries, se promenant sur les passavans, couchés nonchalamment entre les canons, ou se livrant avec une ardeur d’enfant à tous ces jeux qui amuseraient à peine de jeunes écoliers ; un mot, un seul mot jeté au milieu d’eux, en sera assez pour faire de cette multitude en désordre, une troupe de guerriers obéissante et calme. Essayez ce mot magique dans la bouche du commandant. Que ce commandant crie à son équipage : Branle-bas général de combat ! et en un clin d’œil vous verrez tous ces groupes oisifs et tumultueux se ranger en ordre et en silence, le long de ces canons devenus mobiles, voltiger sur ces vergues suspendues, orienter comme par enchantement ces voiles immenses, et attendre, avec le sang-froid héroïque du courage qui sait obéir, le signal du combat et le moment d’aller à la mort.

Ce qui m’a toujours le plus frappé dans les prodiges d’ordre et d’activité que la discipline navale est parvenue à opérer à bord, c’est la promptitude et la précision de certaines manœuvres dans les circonstances les plus périlleuses et les plus imprévues.

Souvent j’ai vu, au sein des nuits les plus douces, un vaisseau cheminer nonchalamment avec la moitié de son équipage sur le pont, et l’autre moitié de ses hommes endormis dans leurs hamacs et bercés mollement par le roulis indolent du navire : l’officier de quart se promenait sur le gaillard, causant de folies avec un des aspirans de service : les matelots oisifs, livrés de leur côté au charme de leur gais entretiens, attendaient, sans souci, sans prévoyance, le terme de leur longue veille ; leurs voix, confusément mêlées, interrompaient à peine le calme qui régnait sur les flots, dans les airs, et qui semblait s’étendre du point où se trouvait le bâtiment, jusqu’aux bornes de l’immense horizon au milieu duquel il voguait. Tout à coup un des hommes placés en surveillance aux deux bossoirs, crie : Navire devant nous ! L’officier s’arrête : il porte, avec la vivacité de l’éclair, son œil inquiet dans la direction qu’on lui indique. Un ordre subit est donné, et en quelques secondes le commandant est réveillé, l’état-major est debout. Le branle-bas général de combat vient d’être ordonné : quatre cents hamacs portés par les matelots qu’ils contenaient, sont logés, en un clin d’œil, dans les bastingages : des fanaux éclairent les batteries, une minute auparavant si obscures et si silencieuses : la soute aux poudres est ouverte : les pièces sont démarrées et détapées : chacun enfin se trouve placé à son poste, tout prêt à exécuter le commandement qui va se faire. Le combat peut alors commencer : les gens de la manœuvre sont à la manœuvre, les gens de la batterie à la batterie ; eux qui à peine viennent de se réveiller, se trouvent disposés à faire feu sur l’ennemi ou à sauter à l’abordage ; et cette multitude armée a mis moins de temps à se ranger à son poste, qu’il n’en faut au citadin le plus alerte pour chausser seulement ses pantoufles. C’est tout un vaisseau de guerre cependant qui vient de passer du repos le plus parfait, à l’état d’hostilité le plus redoutable et le plus actif, et ce miracle de célérité a été fait en trois ou quatre minutes !

Voilà ce qu’on est parvenu à obtenir de la discipline maritime et des facultés de l’homme de mer. Un pareil résultat ne vous semble-t-il pas dépasser toutes les possibilités humaines ?

En rade, les matelots vivent à bord de leur navire comme dans une petite cité. Le commerce, le jeu et l’industrie, les arts même quelquefois reçoivent une sorte de culte dans cette espèce d’association dont les femmes sont presque toujours exclues. Dans les batteries, les marchands de fromage, de saucisson et de tabac, élèvent de mobiles échoppes. Des jeux de dames appellent, entre deux canons de 36, les méditations des têtes spéculatives. Plus loin, des maîtres d’armes et de bâton, ou de gracieux professeurs de danse, font retentir, sous les pieds un peu lourds de leurs élèves, le tillac qui sert de théâtre à ces nobles exercices, en attendant qu’il devienne l’arène des jeux sanglans de la guerre. Dans les parties les plus tranquilles du vaisseau, les érudits du gaillard d’avant donnent gravement des leçons de lecture ou d’écriture, aux jeunes gens qui aspirent à se mettre la science en tête, et un peu d’orthographe au bout des quatre doigts et le pouce, comme ils disent. C’est dans cette espèce de pays latin du vaisseau, que sortent, de la plume banale des écrivains matelots, ces lettres d’amour, ces tendres déclarations de sentiment, qui, bien qu’elles comptent déjà plusieurs siècles de date, paraissent avoir conservé, dans le style de leurs auteurs, leur forme antique et leur grâce primitive.

Un amant qui, comme la Nérine de l’Irato, sait aimer et ne sait pas écrire, achète d’abord au marchand de tabac de la batterie de 18, une feuille de papier à lettres, timbrée à l’un de ses angles supérieurs d’une pensée coloriée, ou de deux cœurs enflammés. Il s’arrange, moyennant l’offre de son quart de vin ou l’abandon de sa prochaine ration d’eau-de-vie, avec un des écrivains élégiaques du bord, pour que celui-ci consente à revêtir des charmes de son style, la tendre déclaration ou l’amoureux aveu qu’il s’agit de faire à la servante d’un cabaret fameux, ou à la cuisinière d’une maison cossue.

L’amant s’explique, le secrétaire écrit :

« Mademoiselle,

» Je mets la main à la plume pour vous écrire ces trois lignes, et pour m’informer de l’état de votre santé. Quant à la mienne elle est fort bonne, et je souhaite que la présente vous trouve de même.

» J’ai celui de vous saluer et d’être, si j’en étais capable, à votre égard, votre très humble et très obéissant.

Un tel.

P. S. « J’oubliais de vous dire que celle-ci n’est que pour vous demander pour le moment actuel, à vous réitérer deux paroles en particulier ; en le faisant, vous obligerez celui qui a, comme ci-dessus, la chose d’être très-parfaitement.

» Signé ledit, comme plus haut. »

Les mousses. C’est la classe qui, à bord, a toujours joui du privilége d’inspirer le plus d’intérêt, et presque toujours même le plus de commisération aux personnes qui ne sont pas familiarisées avec le genre de vie que mènent les équipages des vaisseaux de guerre.

Les faiseurs de sensibilité littéraire ont, depuis peu de temps, tellement outré le tableau des mauvais traitemens que la prétendue brutalité des marins faisait subir à ces enfans adoptifs du bord, qu’aujourd’hui il serait sans doute fort difficile de faire revenir la plupart des lecteurs, étrangers à la marine, d’une erreur que la légèreté de quelques écrivains n’a que trop bien réussi à graver dans beaucoup d’esprits, plus disposés à s’apitoyer sur le sort des jeunes mousses, qu’à examiner la vérité des faits qu’on livrait à leur avidité d’émotions.

Une réflexion assez simple cependant aurait suffi, ce me semble, pour prouver l’exagération des contes au moyen desquels on est parvenu à faire croire que le plus doux délassement que pût se procurer un capitaine, un officier, ou un matelot, consistait à faire fouetter, sans nul motif plausible, un pauvre petit mousse bien soumis et bien docile.

Croit-on, par exemple, que si les marins se conduisaient aussi inhumainement qu’on le dit à l’égard de leurs mousses, on trouvât beaucoup d’enfans qui voulussent se résigner à subir, pendant trois ou quatre ans, les tortures que les capitaines passent pour leur infliger, avant que ces petits martyrs puissent devenir novices ou matelots ? Quel est le bambin de dix à douze ans qui n’aimerait pas mieux, s’il en était ainsi, se faire enfermer pour vol dans une maison de réclusion, que de continuer un état dans lequel il n’aurait à recueillir que des tapes et des coups de martinet ? Non, ce qui prouve le mieux, par un seul fait et par un seul chiffre, l’invraisemblance des contes que l’on a inventés pour dramatiser la position des mousses à bord des navires, c’est le nombre considérable d’enfans qui se présentent sans cesse aux bureaux des classes, pour obtenir la faveur d’être embarqués en qualité de mousses ; c’est surtout le grand nombre de ces jeunes gens qui, après avoir embrassé la carrière de marin à l’âge de dix ou douze ans, ont continué à la suivre malgré les épreuves toujours pénibles auxquelles l’on est assujetti, comme dans tous les états, aux débuts de cette profession si rude entre toutes les professions.

Les mousses sont, en quelque sorte, les femmes de ménage de la vie maritime. C’est un mousse qui va chercher à la cambuse ou à la cuisine la ration du plat auquel il est attaché. C’est lui qui nettoie les cuillers, le bidon et la gamelle des sept à huit matelots qu’il doit servir. C’est un mousse qui remplit auprès de chaque officier les fonctions de domestique ; et, quelque rebutant que soit quelquefois le service qu’on exige de ces jeunes marins, c’est par ce pénible noviciat qu’il faut passer dans la marine pour devenir novice, matelot, officier, général, et aussi amiral de France. Les Jean-Bart, les Duquesne, les Duperré et les Willaumetz, n’ont pas eu d’autres commencemens.

Les mousses, outre l’utilité de leurs fonctions dans les choses ordinaires de l’existence du bord, jouent, dans les circonstances graves qui grandissent les hommes avec le péril, un rôle qui les place momentanément au-dessus de leur position habituelle. C’est un mousse qui, pendant le combat, va chercher à la Sainte-Barbe la charge du canon auquel il est attaché. C’est le mousse de chaque pièce qui, en revenant avec son gargoussier rempli de poudre, crie : Gargousse de 36 ! Gargousse de 18 ! et qui, seul avec les officiers du bord, a le privilége de faire entendre sa voix dans ces momens solennels où tout le monde se tait à bord, pour n’écouter que l’ordre et le commandement imposant et bref des chefs de service. Et lorsqu’après un engagement meurtrier, on compte les morts qui gisent sur les bordages ensanglantés du pont ou des batteries, on retrouve, parmi les cadavres, les corps de ces jeunes enfans dont l’ordre impérieux du service maritime a fait des hommes pour l’heure du combat ! C’est alors que les mousses peuvent dire avec cet orgueil qui les place quelquefois au-dessus de leur âge et de leurs humbles fonctions : « Nous aussi nous avons payé de notre sang la dette que le vaisseau vient d’acquitter envers la patrie ! »

Plusieurs mousses, pendant la guerre de l’empire, ont obtenu la croix d’honneur pour des actions d’éclat dont les plus intrépides marins se seraient honorés. L’un de ces enfans, une heure après avoir reçu le fouet à bord d’une frégate, monta le premier à l’abordage à bord d’une frégate anglaise. Aussi, les matelots français, témoins de cet acte prodigieux, disaient-ils de l’héroïque mousse, qu’il avait gagné la croix, les culottes à la main.

Dans l’esquisse rapide que je viens de tracer, j’ai donné, je crois, une idée assez complète des élémens qui composent le personnel d’un bâtiment de guerre, pour qu’à présent je puisse parler même aux personnes les plus étrangères à la marine, d’une circonstance où le vaisseau de ligne sur lequel je me trouvais embarqué, figura glorieusement.

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