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Les Aspirans de marine, volume 1

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II.
SOUPÇONS, CONFIDENCE, SATISFACTION[1].

[1] Voir la note première, à la fin de l’ouvrage.

Peu de jours après l’abdication de notre président, je devins, de compagnie avec mon ami Mathias, un des favoris de Juliette, aux termes du réglement qui, comme je vous l’ai déjà dit, lui permettait d’avoir deux amans à la fois, mais rien que deux. Le choix de notre ménagère en ma faveur avait été déterminé surtout par l’espoir des services que j’avais promis de lui rendre, en consacrant une partie de mes loisirs à diriger le goût naturel qu’elle paraissait avoir pour la lecture.

Comme la pauvre fille avait déjà cherché à épeler les premières pages des Aventures du chevalier de Faublas, je jugeai à propos de lui laisser continuer un ouvrage pour lequel elle avait montré un penchant que lui avait reproché selon moi avec trop de vivacité notre camarade Lapérelle. En quelques semaines les progrès de mon élève surpassèrent toutes mes espérances, et excitèrent l’admiration de mes collègues. Bientôt même, grâce aux commentaires dont j’enrichissais le texte de notre auteur dans chacune de mes leçons, la petite se trouva d’une force supérieure sur plusieurs chapitres de ce livre d’éducation. Pour peu qu’il prît envie à l’un de nous de l’interroger sur quelques passages du roman qu’elle étudiait sous ma direction, elle répondait toujours de manière à mériter des éloges dont j’avais aussi ma part. On aurait dit, en l’écoutant parler des principaux personnages, dont elle lisait et relisait l’histoire, qu’elle eût passé toute sa vie avec le marquis de Rosambert, madame de Lignolles et la marquise de B***. C’était, au dire de mes collègues, une éducation qui ne pouvait manquer de me faire un jour le plus grand honneur.

Un tel succès, en flattant mon amour de professeur, encouragea aussi mon zèle. Je fis passer mon écolière à l’écriture.

Les premiers exemples que je lui donnai à copier retracèrent à ses yeux des maximes assez mondaines, et si la morale n’eut pas toujours à se féliciter du choix des préceptes que je cherchais à graver dans sa jeune mémoire, la philosophie épicurienne eut au moins quelquefois à s’applaudir des efforts que je faisais pour inculquer à mon élève les principes qui réglaient déjà notre conduite.

Quand mon Héloïse se trouva assez exercée dans l’art de former correctement ses lettres, je crus prudemment que, pour son utilité personnelle, je ne ferais pas mal de lui apprendre à écrire, sous ma dictée, quelques petits billets d’amour. Ce genre d’exercice épistolaire parut lui plaire beaucoup, et en très-peu de temps elle réussit à tracer, imparfaitement il est vrai, mais en gros caractères fort lisibles pourtant, des réponses fictives aux épîtres que, pour lui faire la main et le style, nous lui adressions par pure plaisanterie.

Un jour je surpris mon écolière, seule dans notre appartement, écrivant avec mystère une lettre qu’à coup sûr personne, pour cette fois, ne lui avait dictée. Arrivé derrière elle à pas de loup et sans en avoir été aperçu, je jouissais déjà, en professeur confiant, des progrès et de l’application de mon élève… Mais en suivant avec des yeux ravis le mouvement gracieux de la plume de mon apprentie, je crus remarquer qu’elle avait tracé sur le haut de la feuille un titre qui n’était ni le mien ni celui de mes collègues. Il y avait très-distinctement : Monsieur le Major-général… Avec plus de sang-froid et moins de maladresse, j’aurais laissé la main furtive de notre gouvernante me révéler le secret que je me croyais intéressé à connaître. Mais, par une de ces sottes impulsions de curiosité dont on ne calcule que trop tard les conséquences, je me précipitai sur la lettre à peine commencée… Juliette jette un cri d’effroi en se retournant vers moi pour m’arracher son épître. Il n’était plus temps pour elle : j’avais tout lu, et mon front sévère dut lui dire assez les soupçons qui m’agitaient… Elle tomba presque à mes pieds en me demandant pardon de m’avoir caché un secret qu’elle aurait dû peut-être, disait-elle, me confier depuis long-temps.

— Quel motif, lui demandai-je, a pu vous porter à adresser ce billet au major-général de la marine ?

— Vous ne me tutoyez plus, M. Édouard, vous êtes donc bien fâché contre moi ?

— Voyons, mademoiselle, il ne s’agit pas de faire ici du sentiment : il faut répondre catégoriquement à la question que je vous fais. Pourquoi écrivez-vous au major-général, et quel rapport peut-il exister entre vous et lui ?

— Je vous dirai tout, monsieur, mais je vous en supplie, ne m’appelez plus mademoiselle, cela me fait trop de mal.

— Mais, encore une fois, expliquez-moi à l’instant même la cause qui a pu vous porter à écrire une lettre à l’un de nos chefs. Parlez et parlez de suite, je l’exige. Vous ne sauriez mieux faire dans votre intérêt, car si vous continuiez à prendre des détours, je pourrais commencer à supposer…

— Eh mon Dieu ! que pourriez-vous supposer ?

— Tout !

— Mais quoi, encore ? Je sais bien que l’autre jour j’ai eu tort en achetant à crédit le chapeau que M. Mathias a eu la bonté de dire qu’il m’avait donné. J’ai été bien coupable sans doute ; mais c’est là tout ce que j’ai fait de mal, et vous dites que vous supposez…

— Oui, puisqu’il faut vous le dire, votre silence m’autoriserait à soupçonner que dans le sein même de notre réunion, la délation soudoyée par la malveillance, aurait pu s’introduire par vous et contre nous…

— La délation ! Oh ! apprenez-moi, je vous en prie, ce que veut dire ce vilain mot qui me fait peur, sans que je sache pourquoi.

— Ce vilain mot veut dire l’espionnage. Me comprenez-vous maintenant ?

— Oui, je vous comprends, monsieur ; ah ! je ne me croyais pas si malheureuse, ô mon Dieu ! Si vous vouliez m’écouter, vous seriez bientôt fâché de m’avoir dit ce que vous venez de me dire !

— Parlez donc : justifiez-vous si vous le pouvez ! Depuis une heure je ne vous demande pas autre chose.

— Oui, je vais parler et vous raconter tout, puisqu’il le faut… Mais avant de vous apprendre une chose qui va, je le sais bien, m’ôter toute l’amitié que vous aviez pour moi, je vous demanderai une grâce.

— Quelle grâce, encore ? parlez, je vous l’accorde cette grâce, car si vous continuez ainsi, nous n’en finirons jamais.

— C’est la grâce de ne pas dire à ces messieurs ce que je vais vous confier.

— Je m’en doutais, et mes craintes se trouvent justifiées par vos hésitations et les précautions que vous croyez déjà devoir prendre. Mais commencez ; quelle que soit votre faute, j’aime mieux encore un aveu fait avec franchise, que le mystère dont vous chercheriez à entourer une conduite coupable. Je vous promets ce que vous exigez de moi : je me tairai ; mais voyons.

— Vous allez savoir pourquoi, monsieur, je cherchais à écrire au major-général ; et vous ne m’en voudrez plus peut-être, quand je vous aurai appris ce que je ne voulais pas encore vous dire.

En ce moment-là même, un bruit infernal se fit entendre dans nos escaliers : nos amis arrivaient. Il fallut remettre à un instant plus opportun la confidence que Juliette se disposait à me faire, et que je me préparais à écouter avec la plus vive curiosité… Le diable s’en mêle ! m’écriai-je en entendant les fous qui venaient envahir notre logis. Mais essuie tes larmes, prends si tu peux un air gai, dis-je à la petite : ce soir nous serons seuls, et alors tu m’avoueras tout, tout, sous peine de malédiction et de mépris.

— Ah ! que je suis contente, me répondit-elle en se mettant à sauter de joie et en pressant sa jolie bouche sur une de mes mains. Voilà que vous me retutoyez !

Oui, mais en me baisant la main dans l’excès de sa joie, la rusée friponne avait eu soin de rattraper la lettre dont je m’étais emparé comme d’une pièce de conviction, au moment où elle traçait une épître au major-général…

Jamais je n’ai été aussi exact, depuis, à voler à un rendez-vous d’amour, que je le fus à me trouver à l’heure que j’avais indiquée, pour recueillir la confidence que devait me faire Juliette.

Je remarquai à peine en la revoyant, sur sa physionomie, les traces de l’émotion que lui avait causée la scène de la matinée ; elle me parut même tellement remise du trouble que je lui avais fait éprouver quelques heures auparavant, qu’en y regardant de plus près j’aurais pu deviner tout le parti qu’elle avait dû tirer de l’intervalle qui s’était écoulé entre le moment de la surprise et celui de la confidence. Juliette avait eu, bien évidemment, tout le temps nécessaire pour se préparer à me tromper ; et ce qu’il y avait encore de plus évident pour moi, c’est qu’elle avait mis ce temps-là à profit, de la manière la plus admirable. Cependant, malgré la défiance qu’avaient dû m’inspirer, sur sa sincérité, l’affaire du chapeau et la scène plus récente de la lettre, je me résignai à être abusé par elle, s’il le fallait encore… La défiance pèse trop au cœur des jeunes gens, et l’illusion qui les charme ne vaut-elle pas, au bout du compte, cent fois mieux pour eux que la triste réalité, qui les désabuserait si impitoyablement sur les choses de ce pauvre monde ?

— Eh bien ! lui dis-je en me plaçant auprès d’elle, les aveux vont-ils venir, maintenant que nous voilà seuls ?

— Les aveux ?… C’est plus que cela ; c’est une histoire que j’ai à vous dire.

— Ou à me faire, peut-être ; et quelle histoire encore ?

— La mienne.

— Ton histoire, à toi ? Parbleu, je ne m’attendais guère, je te l’avoue, à trouver une héroïne dans une petite fille de ton âge et de ton humeur !

— Oui, riez bien, je vous le conseille, et moquez-vous tout à votre aise de moi… Vous ne rirez peut-être plus quand je vous aurai appris qui je suis !

— Une princesse sans doute, ou tout au moins l’héritière de quelqu’une de ces familles illustres qui pullulent en Bretagne ?

— Voilà bien comme vous êtes, vous autres beaux messieurs !… Vous vous moquez des malheureux qui sont nés au-dessous de vous, et qui cependant n’ont rien fait au ciel pour mériter leur sort.

— Allons, enfant que tu es, te voilà encore tout en pleurs pour une plaisanterie innocente. Songeons plutôt à bien employer le temps où nous nous trouvons ensemble, sans avoir à redouter les importuns qui sont venus nous déranger ce matin. Voyons, ne nous attendrissons plus à tous propos et causons tranquillement. Que voulais-tu me dire ?

— Je voulais vous dire, d’abord… que je suis une pauvre fille…

— Je ne le sais que de reste ; mais ce n’est pas ta faute, et jamais, je crois, nous n’avons pensé à t’en faire un crime : on ne se donne pas la naissance…

— Je suis née dans l’île d’Ouessant…

— Tiens ! et tu nous avais toujours dit que tu étais née à Douarnenez !

— C’est que j’avais mes raisons pour vous cacher l’endroit où était ma famille.

— Et quelle était donc ta famille ?

— « Mon père était pêcheur… Un jour qu’il faisait bien mauvais temps, et où il était allé à la mer, on n’entendit plus parler de lui ni de son bateau. Plusieurs barques s’étaient perdues dans le coup de vent, et tout le monde crut que mon père s’était noyé, comme les autres pêcheurs qui n’étaient pas rentrés.

» Ma mère était restée avec moi et un autre enfant en bas-âge. Nous étions bien pauvres : le peu d’argent que mon père gagnait à la pêche nous avait fait vivre jusque-là ; mais, après notre malheur, ma mère, malgré tout le mal qu’elle se donnait, avait bien de la peine à nous avoir un peu de pain et à nous élever…

» Au bout d’une année, cependant, on remarqua dans l’île que nous commencions à n’être plus aussi misérables qu’auparavant. Ma mère quitta la petite cabane où nous demeurions sur le bord de la mer, pour aller dans une maison d’un fort loyer ; et alors les autres femmes de pêcheurs commencèrent à se dire entre elles : Comment vit Marie-Françoise ? Elle ne fait plus rien, elle qui était si pauvre il n’y a qu’un an, et voilà ses petits enfans qui sont plus cossus que les nôtres, nous pourtant qui avons des maris qui travaillent ! Oh ! il y a quelque chose là-dessous ; et il n’est pas possible que ce soit une honnête femme !

» D’autres croyaient que ma mère avait trouvé un trésor qu’elle n’avait pas déclaré à la justice. Plusieurs fois on était venu faire des visites chez nous ; mais, malgré la méchanceté du monde, jamais on n’avait pu rien découvrir contre maman.

» Le malheur voulut qu’au bout d’un certain temps elle devînt enceinte, elle qui n’avait plus de mari ! Oh ! alors, il n’y eut plus moyen de retenir la médisance… On entendait conter partout que c’était un homme bien riche qui vivait avec Marie-Françoise et qui lui donnait beaucoup d’argent pour payer sa maison et pour nous élever comme nous l’étions mon frère et moi. Quand nous passions devant les maisons du village, les autres petits enfans nous criaient que notre mère était une mauvaise femme et qu’elle serait damnée ; la nuit, tous les voisins veillaient près de notre porte, pour voir entrer, à ce qu’ils disaient, le monsieur qui venait soi-disant chez nous et qui faisait le déshonneur de l’île. C’est pour le coup que ma mère pleurait ! Je me rappelle encore, comme si j’y étais, qu’un soir où les forts tiraient de grands coups de canon sur des embarcations anglaises qui avaient voulu débarquer à Ouessant, maman passa toute la nuit à prier le bon Dieu, et qu’elle nous fit mettre à genoux à côté d’elle pour réciter aussi nos prières. Quand les embarcations anglaises se trouvèrent hors de portée de canon et qu’on eut fini de tirer dessus, elle promit même de brûler pendant un mois un cierge aux pieds de la sainte vierge Marie. Je me souviens de son vœu comme si c’était hier…

» Une autre année se passa, et Marie-Françoise mit un second enfant au monde. »

— Quelle mystérieuse fécondité ! Et quel était définitivement le père de cette nombreuse et inconcevable lignée ?

— « Laissez-moi finir ; vous le saurez tout à l’heure. Tout Ouessant jeta les hauts cris, mais elle ne voulut pas quitter le pays, où pourtant elle était si à plaindre : elle disait qu’elle aurait mieux aimé mourir. Pour cette fois, il ne nous fut plus possible de sortir de chez nous, et le chagrin de ma mère la mit bientôt à deux doigts de la mort.

» Vous savez bien qu’il y a environ dix-huit mois que, pendant trois jours, il y eut sur la côte une tempête comme on n’en avait jamais vu encore. Plusieurs vaisseaux anglais qui croisaient devant l’île, ne pouvant soutenir la force du vent de la mer, furent jetés au plein et tout le monde périt. Une frégate vint s’échouer, toute démâtée, sur les récifs d’Ouessant et tout près de notre maison. Une partie de l’équipage se noya, et la lame était si grosse qu’on ne put pas porter secours aux pauvres malheureux qui criaient : Sauvez-nous ! Sauvez-nous ! Quelques marins pourtant eurent le bonheur d’être poussés sur le sable, et, tout blessés par la pointe des rochers, ils coururent dans le village demander un peu de feu et de pain. Il y avait trois jours qu’ils n’avaient ni dormi ni mangé. Les officiers et les soldats des forts les laissèrent d’abord libres ; mais le lendemain on les fit prisonniers, pour les mener à Brest quand le temps serait apaisé.

» Dans la nuit où la frégate anglaise était venue à la côte, j’avais vu un homme tout mouillé entrer dans notre maison, et quoique maman fût au lit, bien malade dans le moment, elle se leva pour donner un peu de nourriture au pauvre marin, et puis elle le cacha dans un petit coin, en défendant à mon frère et à moi de dire qu’il était venu quelqu’un chez nous. Ce matelot anglais, avant de nous quitter, nous embrassa en pleurant, et ma mère paraissait avoir bien du chagrin. Pour moi, je ne savais pas encore pourquoi maman nous avait recommandé de ne rien dire ; mais elle nous fit entendre que c’était parce qu’elle voulait empêcher les soldats de mettre la main sur ce malheureux prisonnier qui avait l’air d’un bien bon homme.

» En courant dans l’île avec mon frère, j’entendis des pêcheurs qui disaient aux autres qu’on savait qu’il y avait à bord de la frégate perdue, un homme d’Ouessant qui servait de pilote aux Anglais, et que ce traître à son pays, c’est comme ça qu’ils l’appelaient, avait eu le bonheur de se sauver, mais que bientôt on saurait le dénicher dans l’endroit où il s’était fourré.

» Nous allâmes rapporter à maman tout ce que nous venions d’entendre, et elle se mit à pleurer comme jamais elle n’avait encore pleuré.

» Bientôt, comme les pêcheurs l’avaient dit, tous les soldats du fort et les gendarmes commencèrent à fouiller partout. La garde vint chez nous avec le maire et des messieurs en habits galonnés. On commanda à ma mère de faire sa déclaration et elle ne voulut rien dire… On nous demanda aussi ce que nous avions vu, et mon frère et moi nous répondîmes que nous n’avions rien vu… Enfin, voyez le malheur !… le dernier enfant qu’avait eue maman, et qui savait à peine parler, montra avec sa petite main la niche où le pauvre matelot anglais s’était caché… et aussitôt deux gendarmes se jetèrent avec leurs sabres dégaînés dans le trou que mon petit frère avait montré… Les gendarmes revinrent avec l’homme de la frégate entre eux deux… ma mère tomba sans connaissance sur son lit… C’était mon père qui venait d’être arrêté ! »

— Quoi ! ce misérable que l’on avait cru noyé servait à bord de la frégate ennemie ! l’infâme !

— Ah ne vous fâchez pas, je vous en prie, monsieur Édouard. Je savais bien qu’en vous racontant ce malheur, je vous mettrais en colère contre moi ; mais ce n’est pas ma faute si mon père a eu le tort de s’engager au service des Anglais.

— Et qu’est-il devenu ? de quelle manière a-t-on puni son crime ?

— De quelle manière ? Vous ne vous rappelez donc pas ce pilote qui a été fusillé il y a dix-huit mois, ici, à Brest, sur la place du château, vingt-quatre heures après sa condamnation !

— Kermaës ! et c’est toi qui es la fille de ce traître ?[2]

[2] Voir la note 2, à la fin de l’ouvrage.

— O mon Dieu ! Est-ce qu’il dépendait de moi d’être la fille d’un autre ! moi qui croyais ma mère veuve depuis tant d’années !

— Et par quel moyen avait-il réussi pendant si long-temps à vous procurer de l’argent et à voir quelquefois ta mère ; car c’était lui sans doute qui jusque-là vous avait entretenus dans une certaine aisance et qui était parvenu à s’introduire de loin en loin dans votre maison ?

— Quand il faisait beau temps, voyez-vous, d’après ce que j’ai entendu dire depuis, il se rendait à terre dans un petit canot de sa frégate, et lorsqu’il avait le bonheur de n’être pas aperçu des douaniers et des gendarmes qui gardaient la côte, il venait voir ma mère et s’en retournait ensuite à bord dans l’embarcation qui l’attendait, cachée entre les rochers de l’île.

— Et que devîntes-vous après l’exécution de ce… de ton père enfin ?

— « Cette aventure aurait dû, n’est-ce pas ? rendre l’honneur à ma mère, puisqu’elle venait de faire voir au monde que c’était une honnête femme qui n’avait pas voulu perdre son mari, ni se séparer de lui… Mais au contraire, depuis la mort de mon père, on ne voulut plus nous souffrir dans l’île. En nous voyant, les pêcheurs et leurs femmes se mettaient à crier : Voilà les enfans de Marie-Françoise, la femme du pilote des Anglais. Il faut les chasser, car ils porteront la malédiction sur le pays !

» Maman, qui avait dépensé pour nous tout l’argent que papa lui avait donné de son vivant, ne se releva pas de sa maladie. Quand on vint lui dire, par méchanceté, que son mari venait d’être fusillé à Brest, la tête lui tourna. Nous n’avions plus un seul morceau de pain, et lorsque nous allions demander l’aumône pour avoir quelque chose pour notre mère, partout on nous chassait comme des enfans maudits de Dieu…

« Le ciel eut enfin pitié de maman : elle trépassa ; mais avant de mourir, elle se mit à crier d’une voix creuse que j’entends encore souvent la nuit : O malheureux enfans, que vous êtes à plaindre ! vous mourrez misérables !… Oui, je vous le dis… vous mourrez misérables !… Et pendant plus de deux heures maman en nous sentant pleurer mon frère et moi, tout seuls entre ses bras, ne fit que crier jusqu’à sa mort : Malheureux enfans !… vous mourrez misérables !… » — Tenez, monsieur Édouard, rien qu’en vous parlant de maman, et de ce qu’elle disait en se débattant sur son lit, il me semble encore voir sa bouche toute noire, et ses yeux égarés ; et l’entendre crier jusqu’au dernier souffle : Vous mourrez misérables ! Oh ! donnez-moi votre main, monsieur Édouard, j’ai peur ! ne vous en allez pas, car je ne veux pas rester seule ici. J’ai trop peur encore !

La terrible émotion qu’éprouvait Juliette en m’adressant précipitamment ces paroles entrecoupées, l’expression de sa figure bouleversée et l’accent de sa voix pénétrante, me glacèrent moi-même de terreur. Ses mains convulsives tremblaient dans les miennes, et je sentis la fièvre qui l’agitait passer dans tout mon corps avec l’effroi qu’elle venait de me communiquer. Je craignis un moment de la voir tomber dans les spasmes les plus violens ; mais rappelant à moi toute la force qui m’était nécessaire dans une épreuve aussi nouvelle pour mon cœur et pour mes sens, je lui dis avec tout le sang-froid que je pus retrouver encore :

— Eh bien ! petite folle, vas-tu me jouer maintenant une scène de tragédie ? songe plutôt, crois-moi, à mieux employer le temps, et à donner un coup de balai à ta chambre !

Ces mots si vulgaires et si inattendus, en contrastant avec la situation dans laquelle nous nous trouvions et en rappelant à mon héroïne les devoirs de sa vie présente, produisirent sur elle tout l’effet que j’en attendais. A peine les eus-je prononcés, qu’elle s’écria comme en sortant d’un songe pénible :

— Ah c’est vrai, j’avais oublié de balayer la chambre… Mais que vous disais-je donc tout à l’heure ?

— Des enfantillages et de grandes phrases de roman.

— Ah ! j’en étais je crois à la mort de ma malheureuse mère… Non, je vous avais déjà conté ce qu’elle nous avait dit en mourant, je crois… « Les deux petits enfans qu’elle avait eus pendant l’absence de mon père, ne tardèrent pas à mourir comme elle… Ils étaient si malheureux, les pauvres innocens ! nous manquions de tout, et tout le monde nous abandonnait… Mon frère et moi, plus forts qu’eux, nous pûmes résister un peu ; mais comme personne ne prenait pitié de notre misère et de notre infortune, et qu’on nous disait des injures quand nous demandions l’aumône, nous nous en allâmes de l’île pour venir à Brest dans un bateau où l’on ne consentit qu’avec peine à nous donner par charité une petite place pour la traversée, qui n’est cependant que de cinq à six lieues. Une fois rendus dans la ville de Brest, que nous n’avions jamais vue, nous fûmes plus contens, parce qu’au moins on ne nous connaissait pas, et que nous pouvions demander un peu de pain aux passans et à la porte des maisons, sans être chassés de partout comme dans notre pays. Mon frère, au bout d’un mois ou deux, trouva à s’embarquer pour mousse sur un bâtiment qui partait, et qui doit revenir bientôt. Moi je restai toute seule, et sans la charité de quelques personnes qui me donnaient de temps en temps un peu de nourriture ou quelques sous, je serais morte de faim il y a bien long-temps. Un soir, je n’avais pas mangé depuis deux jours, je rencontrai deux messieurs qui se promenaient ; il faisait mauvais temps, je tremblais de froid et de besoin. Je me risquai à leur demander quelque petite chose, car ils étaient jeunes, et les jeunes messieurs avaient toujours été plus charitables pour moi que les autres : c’étaient deux aspirans d’ailleurs, et j’avais, je ne sais pas pourquoi, dans l’idée qu’ils auraient pitié de ma misère. L’un de ces deux messieurs me regarda et parla à son camarade, et ils me dirent, après s’être parlé, de les suivre dans leur maison. M. Mathias et M. Lapérelle vous ont conté, vous le savez bien, comment peu à peu je me suis trouvée sortie de mon malheureux état, et vous voyez bien, Dieu merci, que je ne m’étais pas trompée le soir où j’ai eu le bonheur de les rencontrer, en pensant que c’étaient de bons enfans ! » A présent, vous me croirez si vous voulez, monsieur Édouard, mais je ne donnerais pas mon sort pour celui de la plus grande dame du monde.

— Tout ce que tu viens de me conter là, Juliette, est sans doute fort attendrissant, et l’adversité qui semble s’être attachée à tes premières années, est bien faite pour inspirer le plus vif intérêt en ta faveur. La petite histoire de ta vie m’a paru même empreinte d’une sincérité qui à mes yeux honore ton cœur. Mais comment se fait-il que jusqu’ici tu aies cru devoir cacher à tes bienfaiteurs le secret de ta naissance, le nom de ton pays et celui de tes parens, et que tu m’aies choisi, moi, par exemple, pour me rendre si tard le confident de ce mystère ?

— Vous ne savez donc pas combien ces messieurs détestent les Anglais et ceux qu’ils appellent des traîtres à leur pays ! Tous les jours de la vie, je les entends jurer contre eux et se mettre en colère comme s’ils voulaient les tuer jusqu’au dernier, et j’ai pensé que si j’avais été leur dire que j’étais la fille du pilote Kermaës ils m’auraient chassée comme un enfant maudit !

— Il est possible en effet que de ce côté-là tu n’aies pas eu tort. Mais, encore une fois, par quel motif as-tu pensé que je serais pour toi plus indulgent que mes camarades, après avoir reçu la confidence que tu viens de me faire ?

— Mais il fallait bien tout vous dire, à vous, puisque c’est vous qui avez mis la main sur la lettre que j’écrivais à M. le major-général !

— Ah ! c’est ma foi vrai ! mais à propos de cela, dis-moi, puisque tu m’as remis sur la voie que ton histoire m’avait fait un instant oublier, dis-moi quel rapport il peut y avoir entre cette histoire et le major-général à qui tu adressais une lettre au moment où je suis entré ?

— Un rapport tout simple, pardienne ! j’écrivais au major-général pour mon frère !

— Et qu’avais-tu encore à lui demander pour ton frère ?

— Je voulais lui demander la grâce de ne pas le faire débarquer à son arrivée, du bâtiment où il a eu la bonté de le placer.

— Oui, au fait cela s’explique assez bien maintenant… Cependant il me semble que tu aurais pu tout aussi bien t’adresser à l’un de nous pour le charger de la démarche que tu te proposais de faire ?

— Oui, n’est-ce pas ? j’aurais été parler à l’un de ces messieurs de mon frère, pour qu’il me dît : Ah ! tu as un frère ! A bord de quel navire est-il embarqué ?… Comment se nomme-t-il ?… D’où est-il ?… Que faisait ton père ?… Il aurait autant valu tout avouer, et j’aurais été obligée de mentir ou de raconter ce que je voulais cacher pour ne pas mettre ces messieurs en colère.

— Ces diables de femmes ! elles vous ont toujours d’excellentes raisons pour faire tout ce qu’elles font ! Qui dirait qu’à cet âge et avec aussi peu d’expérience, on pût avoir autant de prévoyance ! Le diable m’emporte si moi qui ai déjà vu le monde et qui ai vécu parmi des hommes faits, j’eusse trouvé tout cela… Allons, mademoiselle ! venez ici… venez donner un baiser à votre confident… là, bien gentiment… mais surtout soyez bien sage et soyez toujours fidèle, pour que l’on continue toujours à vous aimer… A présent j’espère que te voilà tout-à-fait remise de ta frayeur de tout à l’heure ?

— Oui, à présent je n’ai plus peur ; tenez, voyez : je ne tremble plus qu’un peu.

— Mais sais-tu bien que j’ai cru un instant que tu allais devenir folle ?

— Ah ! c’est plus fort que moi ! toutes les fois que je pense à cela…

— Eh bien ! il ne faut plus penser à rien… C’est-à-dire si, il faut penser à l’heure qu’il est… Peste ! déjà cinq heures ! comme le temps s’est passé vite… je croyais qu’il était tout au plus… Mais je te quitte, le dîner m’attend et les indiscrets vont arriver… Adieu, Juliette, encore un baiser… un baiser d’amour.

— Non, un baiser d’amitié : ce sera plus solide.

— Voyez-vous encore, comme elle sait vous faire la distinction ! En vérité ces petites filles vous savent tout sans avoir jamais rien appris… maudit instinct des femmes, qui leur donne cent fois plus d’esprit, qu’à nous toute notre éducation ! A ce soir, intéressante orpheline ! à ce soir !…

— A ce soir, M. Édouard !…

Et je partis, heureux du calme que je venais de faire renaître dans l’esprit de la petite, et enchanté surtout de la confidence qu’elle venait de déposer dans mon cœur à l’insu de mes autres amis !

Pauvre heureux sot que j’étais !

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