Les Aspirans de marine, volume 1
Note 6.
On ne sera peut être pas fâché de retrouver dans ces notes, un article que j’ai récemment publié pour donner, aux personnes étrangères à la marine, une idée un peu complète de ce qu’on appelle des brûlots, dans le langage des hommes de mer.
Tous les navires, quelles que soient leur espèce et leurs dimensions, peuvent être transformés en brûlots. On a vu les Anglais consacrer jusqu’à de vieilles frégates à cet emploi tout spécial. C’est ainsi, par exemple, que dans la trop fameuse expédition incendiaire qu’ils dirigèrent contre la division française mouillée en rade de l’île d’Aix, près de Rochefort, ils parvinrent à faire sauter en l’air plusieurs de nos vaisseaux de ligne, au moyen des formidables brûlots qu’ils avaient lancés contre les bâtimens de cette division, et qui ne les quittèrent qu’après avoir couvert les flots de leurs propres débris et des débris, encore plus précieux, de notre malheureuse escadre. On choisit ordinairement, pour les convertir en brûlots, les vieux navires, que leur peu de valeur engage à sacrifier à cet usage ; et l’on retire même, du peu de solidité qu’offrent ces bâtimens détériorés, un avantage que ne présenteraient pas des constructions plus nouvelles ou plus fortes. Les vieux bâtimens, en n’opposant pas aux effets de l’explosion, l’obstacle qu’elle rencontrerait pour rompre subitement une membrure et des bordages neufs, favorisent, en éclatant tout d’un coup, le résultat qu’on veut obtenir par la dispersion soudaine des projectiles et des matières enflammées. Ainsi donc, en employant de préférence d’anciens navires comme machines incendiaires ou comme réceptacles de moyens d’explosion, on fait un sacrifice de moins et on obtient un avantage de plus. L’armement ou si l’on veut la préparation des brûlots, ne repose encore sur aucune donnée fixe, ou sur aucun système invariable. La disposition des lieux, les ressources qu’ils offrent, la nature des moyens que l’on a sous la main, et l’espèce de navires que l’on peut consacrer à ces sortes d’expéditions, modifient à l’infini l’installation générale des bâtimens de cette espèce. Dans les dernières années de la petite guerre maritime que se livrèrent les nations de l’Orient, les marins grecs réussirent à perfectionner, avec une supériorité jusque-là inconnue, la science qui présidait anciennement à ces funestes moyens de destruction. Mais on peut dire que si quelquefois l’habileté des artificiers du Péloponnèse et de l’Archipel, se signala avec avantage contre les flottes turques, le courage des corsaires de la Morée et de l’Attique eut encore plus de part que la science elle-même, aux succès que Canaris et ses émules obtinrent contre les navires ottomans. Avec une chemise soufrée, et trois hommes déterminés, cachés dans une mauvaise embarcation, il n’est pas de marin qui ne puisse réussir quelquefois à incendier, pendant la nuit, un vaisseau à trois ponts.
Le but qu’on se propose en envoyant un brûlot à l’ennemi, est de faire sauter avec ce brûlot le bâtiment sur lequel on a dirigé celui-ci, et d’incendier ainsi l’un par l’autre les navires de l’escadre, en jetant au milieu d’eux la confusion qui doit résulter d’une attaque aussi terrible et quelquefois si peu prévue. C’est surtout la nuit que l’on choisit pour ce genre d’expéditions, comme le moment le plus propre à cacher à l’ennemi que l’on veut assaillir, la marche et l’approche de ces mobiles gouffres de feu, qu’une étincelle suffit pour entr’ouvrir au sein des flots. Pour parvenir à obtenir l’effet qu’on attend de l’explosion de ces machines infernales, on place la plus grande quantité possible de barils de poudre dans la cale du brûlot, et on les arrime de manière à ce qu’ils puissent se communiquer, dans le moindre temps donné, le feu destiné à les embraser et à les faire sauter presque tous à la fois. On remplit l’entrepont et l’on couvre le pont de toutes les pièces d’artifice que l’on peut réunir dans ces parties du navire. On garnit le gréement de cravates et de panaches inflammables. On a soin de suspendre au bout de chaque vergue des grappins garnis de chaînes de fer, qui puissent s’accrocher sans avoir à craindre les effets de la combustion, aux manœuvres de chanvre et aux plats-bords en bois du bâtiment qu’il s’agit d’aborder.
Lorsque le brûlot qu’on arme se trouve avoir une batterie percée de sabords, on a la précaution de ménager, à l’incendie que l’on prépare, toutes les issues qu’il est utile d’offrir à la flamme pour qu’elle puisse se répandre à l’extérieur et embraser tous les objets qu’elle peut rencontrer et qu’on veut lui faire dévorer. Après avoir ainsi dispersé les matières qui doivent prendre feu instantanément, on verse sur la mâture, le gréement, le pont, les bordages intérieurs et extérieurs du brûlot, des flots d’huile et d’esprit de térébenthine. Cette substance si inflammable est destinée à donner au feu une nouvelle activité et à servir de conducteur à l’incendie dans les parties où il pourrait rencontrer des obstacles et des saillies propres à arrêter son impétuosité. Entre les barils de poudre arrimés dans la cale, entre les saucissons et les pots à feu placés dans l’entrepont, les batteries ou sur le pont, on fourre des bombes farcies, des grenades panachées, qui doivent éclater dans le temps calculé par les artificiers. La précision a quelquefois été poussée si loin dans ce genre de préparatifs destructeurs, que l’on a trouvé, parmi des débris de brûlot, des horloges grossièrement faites au moyen desquelles on était parvenu à régler mécaniquement l’heure à laquelle l’aiguille de ces horloges devait mettre le feu aux artifices moteurs de l’incendie.
Dans les diverses compositions les plus généralement adoptées pour le munitionnement des brûlots, on remarque les objets que l’on désigne sous les noms de fagots, saucissons, panaches, rubans à feu, cravates et barils ardens.
On nomme fagots, dans le langage des artificiers de brûlot, des sarmens de vigne que l’on trempe dans une mixtion de résine de brai sec, d’huile de térébenthine, de poudre et de salpêtre pulvérisés.
On donne le nom de saucissons à de longs sacs de toile goudronnée, farcis de soufre, de salpêtre et de poudre réduite en poussière.
Les panaches sont des mèches de chanvre trempées dans une mixtion de poudre, de soufre et d’esprit de térébenthine.
Les rubans à feu se font avec des paquets de copeaux de sapin que l’on plonge dans une décoction d’huile de lin, d’alcool et de térébenthine, saturée de poudre, de brai sec et de soufre pulvérisé.
Les cravates dont on enveloppe les haubans, les cale-haubans et les autres manœuvres dormantes du brûlot, sont de longues mèches d’étoupe ou de serpillière usée, que l’on plonge dans une préparation semblable à celle dont nous venons d’indiquer la composition.
Les barils ardens, destinés à être placés dans les plans supérieurs de l’arrimage de la cale, ou dans l’entrepont, renferment de la poudre, du suif et du goudron, quelquefois aussi on les remplit de grenades farcies et de lances à feu qui doivent éclater à l’instant même où le baril qui le contient fait explosion.
On concevra aisément, après avoir lu cette énumération des objets principaux qui entrent dans le munitionnement des brûlots, l’effet qu’on peut espérer de ces sortes d’appareils destructifs. Mais pour obtenir les résultats qu’on se propose en envoyant des brûlots à l’ennemi, il faut autant que possible que ces terribles expéditions n’aient lieu que la nuit. Pendant le jour il serait trop facile aux bâtimens qu’on veut incendier de se prémunir contre ce genre d’attaque, qui n’est jamais plus sûr que lorsqu’il prend le caractère d’une surprise, et lorsqu’il acquiert la promptitude d’un coup de main.
Des hommes dévoués à une mort presque certaine sont parvenus quelquefois à remplacer l’effet des brûlots, en se jetant dans une frêle embarcation, munis seulement d’une chemise soufrée qu’ils allaient clouer à l’improviste, sur les bordages des grands navires qu’ils voulaient livrer aux flammes. Mais le succès de cette audacieuse tentative était d’autant plus difficile à obtenir, que bien rarement les équipages des navires ennemis laissaient aux chefs de ces expéditions nocturnes le temps d’exécuter leur projet ; et la mort des intrépides incendiaires devenait presque toujours le châtiment que l’indignation de ceux qu’ils voulaient faire sauter infligeait à leur inutile témérité.
Anciennement l’usage des brûlots était une chose tellement consacrée par les droits de la guerre, et si scrupuleusement prévue pour les besoins du service maritime, qu’il existait dans le corps naval, des officiers que l’on désignait, par rapport à la spécialité de leurs fonctions, sous le nom particulier de capitaines de brûlot. Des bâtimens destinés à incendier les flottes de l’ennemi faisaient alors partie de nos escadres, comme les navires de transport consacrés à l’approvisionnement des expéditions lointaines ; et long-temps après qu’on eut renoncé à l’emploi permanent des brûlots la dénomination de capitaine de brûlot resta dans la marine, pour désigner le grade que l’on accordait dans ce temps à l’une des classes subalternes de ceux que l’aristocratie maritime appelait des officiers de fortune, ou mieux encore des officiers bleus.
Aujourd’hui que l’emploi des brûlots n’est devenu qu’accidentel, ou pour mieux dire exceptionnel, le titre de capitaine de brûlot a disparu pour faire place, dans la désignation des grades de la hiérarchie navale, à des dénominations plus en rapport avec les besoins du service ordinaire. La promptitude avec laquelle on peut d’ailleurs dans un temps donné et avec les ressources usuelles, transformer en brûlots, les navires et les embarcations que l’on a sous la main, rend en quelque sorte inutiles la longue prévoyance et les préparatifs dispendieux qui auparavant présidaient à l’armement des bâtimens de cette sorte. En perfectionnant les moyens de se faire la guerre, il semble que les nations se soient appliquées, ou du moins aient été conduites, à répudier l’emploi de ces grands appareils de destruction dont anciennement on avouait l’usage avec un certain orgueil. Les idées morales du siècle ont pénétré jusque dans ce qu’il y a de plus immoral au monde, l’art de vider les querelles politiques les armes à la main. Espérons que l’humanité, qui partout est en voie de progrès et qui doit aujourd’hui régler entre les peuples civilisés jusqu’aux moyens qu’ils ont de s’entre-détruire, finira par repousser, comme une chose honteuse et déshonorante pour les nations policées, l’emploi funeste des brûlots. C’est déjà bien assez que la guerre puisse subsister encore dans un siècle comme le nôtre, sans que le génie de l’homme cherche à ajouter aux horreurs qu’elle laisse sur ses traces, les ravages que les plus détestables inventions ont fait pleurer en larmes de sang aux générations passées. Les arts enfantés par la civilisation ne devraient tourner qu’au profit de l’espèce humaine.