Les questions esthétiques contemporaines
CHAPITRE I
Ses causes.
Lorsqu’un matin de 1877 éclata, rue Lepeletier, la première grande révolte impressionniste, ce fut, dans le public, un éclat de rire, mêlé de cris d’horreur. On avait vu, çà et là, des tentatives collectives de ces révolutionnaires et l’on en avait déjà discuté, mais ils ne s’étaient pas révélés encore avec cet ensemble, cette audace et cette discipline qui, d’une foule, faisait une armée. Les vieux peintres, eux, ne riaient pas. Beaucoup considéraient ce spectacle, avec le désespoir morne, l’abattement profond qu’ont les patriciens romains devant leurs villas envahies par les Huns, dans le tableau de M. Rochegrosse. Que va-t-il advenir, se disaient-ils, des meubles précieux qui ornaient nos paysages académiques, des couleurs délicates qui les embellissaient, de la vie douce qui s’écoulait sous les arbres de M. Paul Flandrin, dans la compagnie des pasteurs de M. Gérome? Quelques-uns, aussi vieux, mais plus sages, considéraient ces paysages inconnus, l’un après l’autre, avec d’obscures velléités de voyage et d’émancipation, comme on se figure les Espagnols du XVIe siècle regardant les vélins que déployaient devant leurs yeux les Juan de la Cosa et les Hojeda, révélation d’un autre hémisphère, terres nouvelles, terres de soleil et d’or.... Mais la plupart de ceux qui visitèrent cette exposition n’y virent qu’une gageure d’artistes affamés de bruit et qu’une fantaisie de jeunes gens pressés de se divertir aux dépens de l’Institut.
Ce n’était cependant pas une gageure. Rien, au contraire, de plus logique, rien de mieux préparé, presque rien de plus inévitable que cette apparente fantaisie. C’était en réalité une réaction et—en dépit des sujets qui cachaient son sens profond—c’était une réaction idéaliste. Elle était amenée par deux choses: par le désir de peindre la vie moderne et par l’impossibilité d’en faire une représentation réaliste. Elle naissait forcément des conditions pittoresques nouvelles de la nature telle que nous l’avons déformée. Elle s’alliait par d’obscures affinités aux tendances analytiques de l’esprit contemporain et répondait fort exactement, quoique inconsciemment, aux nouvelles conceptions panthéistes. Ce serait une profonde injustice que de comparer ces chercheurs à aucun de ceux qui, depuis, se sont disputé le succès d’une saison: les symbolistes, les «inquiets», les rose-croix ou les «peintres de l’âme», c’est-à-dire proprement de rien. L’Impressionnisme apportait aux artistes épris de réalisme et de modernité le seul moyen d’idéaliser ce réalisme et de sauver cette modernité.
En effet, l’idée qui dominait toute la critique, il y a trente ans, à l’époque du réalisme, était que l’artiste devait «peindre son temps». Notre temps, disait-on, est aussi digne d’être représenté par l’art que celui des héros et des dieux. Il n’offre pas des spectacles moins intéressants, ni des formes moins belles. D’ailleurs, il n’y a pas de formes belles en soi: il n’y a que des formes plus ou moins révélatrices de la vie, de la civilisation, du caractère, de la pensée. Si nous trouvons plus beau le peplum que la redingote et plus pittoresque le lampion que le haut de forme, c’est habitude des yeux et mirage du passé. L’usine vaut le temple, l’habit vaut le pourpoint, et la locomotive, le cheval de Phidias. Il n’y a pas de hiérarchie dans les «sites». A quoi bon faire le voyage d’Italie, même de Bretagne? «Pourquoi ces peuples?» Le beau est à nos portes: Chatou, Ville-d’Avray, Clamart, valent tous les horizons de l’Oberland ou de Taormine. Il n’est même pas besoin d’aller si loin: les fortifications, la banlieue, les couches, les gazomètres, un train de ceinture qui passe, un chiffonnier qui songe en son gîte, un «petit bourgeois qui peint sa porte en vert». Voilà ce que l’art vraiment vivant doit représenter.
Les artistes ont écouté ces théories. Ils sont allés regarder les couches, le train qui passait, le petit bourgeois qui peignait sa porte en vert,—et ils les ont trouvés fort laids. Mais tout enflammés par les suggestions de la littérature, ils ont proclamé que c’étaient là des sujets très sortables, et qu’il fallait dorénavant s’y dévouer. Seulement, comme ils étaient réellement artistes, voici que, tout en peignant ces formes, ils se sont mis en devoir de les transformer entièrement.
A la vérité, la transformation n’était pas facile.
Puisqu’on ne voulait plus ni composition, ni arrangement, ni symboles, ni «stylisation», puisqu’il fallait que l’art représentât des choses laides en soi, des lignes monotones ou prétentieuses, comment modifier l’aspect absurde et le décor trivial? Un seul moyen restait aux réalistes pour s’évader du laid réel: la couleur.
La couleur, en effet, demeure dans le décor de la vie moderne aussi belle, aussi variée, aussi riche d’effets qu’aux plus grandes époques du passé. Le paysage d’aujourd’hui est aussi coloré que celui d’autrefois. Il l’est peut-être davantage, car l’industrialisme et le progrès, qui ont détruit tant de belles lignes dans nos campagnes, ont rarement supprimé de belles couleurs. Le plus souvent, au contraire, ils ont ajouté à la variété des teintes. Si vous observez, dans la nature, quelque paysage poussinesque, dont les maisons, les vide-bouteilles, les usines, un pont, un tramway, sont venus détruire l’harmonie linéaire, vous trouverez toujours que ces nouveautés ont accru la variété et l’éclat de son harmonie coloriste: les rouges des tuiles, les noirs fins des ardoises, les jaunes frais de la terre fraîchement relevée en talus ou les sections saignantes des terres rougeâtres, les verts beaucoup plus riches et plus variés des cultures maraîchères succédant à la monotonie de la grande culture, les blancs crus des viaducs neufs, les dos noirs des usines et même les tremblantes colonnes de leurs grises fumées, ajoutent à un paysage dévasté par l’industrialisme des colorations gaies que ce paysage, sans lui, n’aurait pas connues. Quand le peintre du moyen âge s’en allait à la campagne, il trouvait de plus belles ordonnances de lignes que nous, mais non pas autant de couleurs. Il n’apercevait, parmi le vert toujours semblable du même arbre, ni assurément les plantes exotiques et d’agrément qui égayent nos jardins, ni même une foule d’arbres comme le vernis du Japon, l’acacia, le platane, le marronnier ou le mûrier, qui font partie intégrante de nos paysages modernes. La maison de chaume, qu’on voit encore dans les paysanneries des Le Nain, était moins colorée que la ferme couverte de tuiles que peint M. Sisley. En mer, une bouée rouge avive un vert glauque d’eau. Il n’est pas jusqu’aux affiches, aux écriteaux de couleur crue, dont la réclame gâte les lignes de nos paysages qui, vus de loin, ne fournissent des touches piquantes pour relever la monotonie des verts. Plus la civilisation s’empare d’un coin de la nature, plus elle le colore. La campagne du XVIIe siècle était monochrome comme une botte de foin; celle du XXe siècle sera variée comme un bouquet de fleurs....
Dans nos villes, le phénomène est moins évident. Tant que dure le jour, nos rues, attristées par la foule noire des peuples modernes toujours en deuil, ne fournissent pas au peintre plus de couleurs que les rues bariolées de jadis. Mais quand vient la nuit, éclate une floraison inconnue de nos pères. Quand, un soir d’hiver, avec la pluie, on passe sur la place du Carrousel, on voit une orgie de diverses lumières se traîner et s’éparpiller dans l’eau où se mêle le sang des lanternes d’omnibus, qui éclabousse le pavé, l’or des becs de gaz, qui se liquéfie dans les flaques, la neige des lampes électriques qui fond et se dilue sur toute la surface humide, les vers luisants des fiacres, qui sautillent de flaque en flaque, et sous cette clarté fade, les carapaces des coupés vernis qui font reluire, çà et là, des arêtes d’argent. La nature et la vie de nos cités pouvaient donc servir de thème à de vrais artistes, pourvu qu’en dissimulant la ligne, ils exaspérassent la couleur.
C’est ce qu’ont fait les impressionnistes. Ils ont bien représenté, selon la formule réaliste, les spectacles de la vie moderne, mais en les éclaboussant de tant de couleur, qu’on ne les reconnaît plus. Quand la nature était laide, ils ont tâché de la dissimuler à l’aide de la nature même. Ils ont demandé au soleil d’effacer les lignes disgracieuses, comme autrefois on l’aurait demandé à l’ombre. Et quant à notre vêtement noir, uniforme, aux inexplicables élytres, quant à ce chapeau que Mallarmé appelait «quelque chose de sombre et surnaturel», les impressionnistes les ont bien représentés, puisqu’il était entendu que toute forme est également noble et toute couleur également plaisante, mais ils les ont mis sous un soleil si ardent avec M. Renoir ou à de si fantasques clartés de rampe et de herse, avec M. Degas, que l’habit tout violacé de coups de soleil, le chapeau tout cabossé de reflets artificiels, ne conservent plus ni leur ingrate forme primitive, ni leur monotone couleur.
Ce point a été très clairement aperçu par M. Henry Naegely, tandis qu’il burinait la grande figure de Millet d’un trait plus profond et plus sûr que les sculpteurs du monument de Barbizon: «Sans doute, dit-il, une nouvelle et très intéressante perception des effets du rayon solaire est le trait le plus frappant de la peinture moderne, perception basée sur l’observation, mais basée, je crois, plus encore sur le désir inné, violent, quoique seulement à demi conscient, de donner quelque splendeur légitime aux choses sordides et vulgaires qui nous entourent aujourd’hui[4]...» Parmi ces choses, est la locomotive dont on nous avait dit, en prose et en vers, qu’il n’y avait pas de raison pour qu’elle fût exclue de l’art, car elle représentait la civilisation en marche. Et, en effet, il n’y avait pas d’autre raison que celle-ci,—qu’elle était inesthétique. Les impressionnistes se sont attaqués à ce problème et l’ont résolu de la façon la plus simple. Sous prétexte de mieux montrer les lumières reflétées par le monstre, ils ont caché le monstre.
Déjà Turner, dans son fameux Grand chemin de fer de l’Ouest, avait trouvé ce moyen de faire entrer dans l’art les formes de l’industrie moderne. Les impressionnistes l’ont suivi. Il n’est besoin que de voir à la salle Caillebotte, au Luxembourg, la Gare Saint-Lazare de M. Monet ou son Pont de l’Europe, pour constater cette loi. Pas une ligne n’est ici visible, pas un engin industriel n’y est représenté dans sa forme. Tout n’y est que couleurs, sous un soleil éblouissant qui les surexcite, sous des fumées qui les mélangent et dans un mouvement qui les fait vibrer. Les tirants des combles de la gare sont d’or, les locomotives de saphir, les wagons d’émeraude. En sorte que la théorie moderniste voulant que toute forme moderne soit esthétique, du moment qu’elle reproduit les besoins et les aspirations de la vie, s’est réduite pratiquement à cacher cette forme sous d’éclatantes couleurs. Et après avoir démontré, par de beaux syllogismes, qu’une gare de chemin de fer était aussi digne d’être représentée que les ruines de Tivoli ou que le temple de Vesta, les modernistes n’en ont pu faire un beau tableau qu’à la condition d’en brouiller toutes les lignes sous des flots d’une vapeur lumineuse, qui, elle, n’a rien de plus moderne que le soleil lui-même d’où elle tire toute sa beauté.
De là, leur nom d’impressionnistes. Ils le prirent, dit-on, pour relever une injure qui leur était adressée par leurs détracteurs et dont ils se firent leur titre de gloire, comme les révoltés des Pays-Bas s’en firent un de l’injure de «gueux». On la leur jeta comme une pierre: ils s’en parèrent comme d’un joyau. Il se peut que cette histoire soit vraie, mais elle n’est nullement indicative de leur rôle. Si ces peintres méritent le nom d’impressionnistes, c’est, qu’en effet, ce qu’ils cherchèrent à reproduire de la nature c’était non pas la substance qu’elle annonce, mais le rayonnement. Ils ne prétendaient qu’aux qualités que donne la vision juste, mais hâtive d’un effet éclatant, mais fugitif. Ils ne se chargeaient point de nous fournir tout le détail, tout l’agencement, toute la raison d’être des choses, mais seulement l’«impression».
Par là, ils se réservaient un avantage que connaissent bien tous ceux qui ont fait des études d’après nature et qui, ensuite, ont voulu les transformer en tableaux. Ce que l’analyse de l’atelier n’arrive pas à débrouiller, la hâte de la pochade le synthétise; ce que le souvenir ne fournit plus, la couleur prise sur le vif, devant la nature, le donne. L’«Impression» est une admirable metteuse en scène et ce n’est pas sans raison que Delacroix dans son Journal, en 1859, Champrosay, 9 janvier, se promettait de réfléchir: «Sur la difficulté de conserver l’impression du croquis définitif...».
Inspirés par une idée juste de leur époque, inconsciemment pénétrés du désir de l’idéaliser, servis par des organes très pénétrants et très sensibles, enfin munis d’une retentissante étiquette, les impressionnistes, les Renoir, les Monet, les Pissarro, les Cézanne, les Sisley, pouvaient accomplir dans notre art du XIXe siècle un rôle utile.