Les questions esthétiques contemporaines
CHAPITRE I
Les défauts de la photographie.
On a dit beaucoup trop de mal de la photographie, et pas assez des photographes. Il est très vrai que la photographie, telle que nous la connaissons d’habitude, a mille défauts qui sont la négation même de l’art, sans être le moins du monde l’affirmation de la Nature. Elle n’est pas plus près de la vérité que de la beauté. Elle exagère la perspective à ce point qu’une grande route, prise de face, fuyant droit vers l’horizon, ressemble à une pyramide, qu’une table carrée vue de la même façon paraît quasi triangulaire, et qu’une main tendue vers vous est plus grosse que la tête de l’ami qui vous la tend. Elle traduit si malencontreusement les couleurs les plus nécessaires, qu’un toit rouge clair devient noir, pendant que le ciel bleu foncé devient blanc. Elle supprime ainsi le ciel et la mer du Midi, et dès qu’un ton aussi important vient à manquer, toute la gamme est fausse. Les caps sacrés, qui se profilaient doucement sur le ciel, se découpent comme des écrans devant le feu; les bateaux noirs, qui s’harmonisaient avec le flot bleu sombre, semblent des mouches tombées dans du lait. Les feuilles dorées de l’automne et les raisins blancs bien mûrs deviennent quelque chose de noir comme des gouttes d’encre sur du papier. Un effet de soleil apparaît si éclatant, qu’on le prend pour un effet de neige. Un arbre vu à contre-jour est si furieusement sombre, qu’on ne distingue rien de son modelé et qu’il paraît une plaque de tôle, plate et enfumée.
Puis, ayant négligé ainsi la vérité sur les points capitaux, la photographie devient d’une exactitude indiscrète et cancanière sur les détails dont on n’a que faire. Comme l’Intimé des Plaideurs, elle passe sur le principal de la scène esthétique, seul objet où vont les yeux et le cœur, et s’étend longuement et complaisamment sur les brindilles, les fétus, les faits étrangers à la cause. Elle compte sottement tous les cailloux de la grève, quand elle fut incapable de donner des eaux du torrent une idée autre que celle d’une chevelure grise qui traînerait par terre. Précise et stupide comme une statistique, elle dénombre les feuilles des arbres en les découpant lourdement sur le ciel comme si elles étaient de fer. Aussi bien, ne peut-on trop mépriser la sécheresse de son trait; le brillant de ses noirs et de ses blancs extrêmes, plaqués les uns contre les autres, sans échange de reflets, sans intervention de clairs-obscurs; enfin la monotonie de son rendu, partout le même, sans un accent, sans une vibration des mortalia corda où se montre une impatience, une joie, une défaillance; cette lamentable perfection, égale dans mille épreuves, où tout ce qui est mécanique se retrouve et à qui tout ce qui est humain semble étranger....
Ces reproches sont justes; mais qui les mérite? La photographie ou les photographes? Le soleil, ou le laboratoire obscur? Les photographes ont-ils bien fait tout ce qu’il fallait pour éviter ces erreurs? Un court examen suffit pour voir qu’au lieu de les fuir, ils les ont recherchées. Pour eux, la sèche définition du trait, non seulement n’est pas un défaut, mais une qualité. C’est ce qu’ils appellent faire net, et ce qu’ils ont, au contraire, toujours considéré comme un défaut, c’est le flou, terme de mépris qui, dans leur langage, voue à l’exécration publique la grâce, l’indécision, la fraîcheur, ce que les artistes recherchent d’abord. Quand, dès 1853, sir William Newton et plus tard MM. John Leighton et Buss soutinrent devant les sociétés de photographie de leur pays que tous les plans ne devaient pas être également nets et que certaines lignes devaient se profiler à peine sur le fond, ils soulevèrent une tempête de protestations. Sacrifier une herbe, un cheveu, un caillou, jamais! L’idée directrice des photographes était alors, comme hier encore, que plus une épreuve montre de détails, plus elle est belle, et plus nettement elle les montre, mieux son but est rempli. Il faut que, devant la photographie d’une ville, on puisse compter toutes les maisons, et dans chaque maison toutes les fenêtres, et dire: Voici la mienne, et le contrevent est à demi fermé! Tous les perfectionnements de diaphragmes, de plaques, de révélateurs et de papiers lisses et brillants ont été faits pour obtenir un détail plus minutieux, une opposition de noir et de blanc plus tranchée, des silhouettes plus découpées, une documentation plus rigoureuse;—toutes choses qu’en effet la science réclame pour ses enquêtes, mais que l’art proscrit. Quoi d’étonnant si tant d’efforts pour le laid ont été couronnés de succès!
La même tendance s’observe pour les exagérations de perspective. On a beaucoup parlé des défauts de l’objectif et de «l’aberration de sphéricité»; mais quand donc parlera-t-on de l’aberration des opérateurs? Il est très vrai que certains instruments distordent les lignes droites dans les coins de l’image, mais pourquoi choisir ces instruments? Si l’on remarque des exagérations de perspective dans les objectifs à grand angle, pourquoi ne pas choisir des objectifs à petit angle qui, eux, ne donneront pas ce résultat monstrueux? Et si l’objectif est à grand angle, pourquoi le placer si près de la chose à photographier que les lignes principales partent du bas même de l’épreuve, et soient agrandies ainsi à l’excès au bord inférieur de l’image, puis diminuées à l’excès à mesure qu’elles montent et fuient vers l’horizon?—Pourquoi? Simplement parce que le photographe a voulu comprendre le plus de choses possible dans le champ de l’appareil, afin de voir à la fois ce qu’il y a à ses pieds et ce qui plane au-dessus de sa ligne d’horizon. Parce que, dans son désir d’enregistrer un grand nombre de détails, et dans son ignorance profonde de la loi des sacrifices nécessaires, il veut embrasser avec l’œil de son objectif plus qu’il ne peut le faire d’un seul regard de ses propres yeux. C’est ainsi que, dans les épreuves dont la perspective nous choque, la photographie a été forcée d’enregistrer plusieurs plans que le photographe n’apercevait pas d’ensemble, et qu’il n’aurait jamais dû réunir dans son image, ne les réunissant pas dans la réalité. Là est le défaut, mais il ne tient pas à l’objectif: il tient, au contraire, à ce qu’il y a de plus «subjectif» dans l’opérateur: son sentiment faux de la beauté. Donnez à ce photographe un crayon: il fera, en dessinant, les mêmes erreurs. Donnez à un artiste cet objectif: il ne les fera pas.
Ce qu’il ne fera pas non plus, c’est un paysage sans ciel, comme ce fut jusqu’à nos jours la règle de tout bon manieur de collodion ou de gélatino-bromure. Et, là encore, est-ce bien l’appareil qu’il faut accuser de cette étrange suppression du ton local le plus nécessaire? Assurément oui, quand il s’agit d’un ciel bleu, car cette couleur impressionne si fortement la plaque qu’il ne reste rien sur cette plaque pour donner un ton à l’épreuve, et qu’ainsi tout ce qui était bleu dans la nature devient, dans l’image, blanc. Mais on a plusieurs moyens de parer à cet inconvénient. On a les verres de diverses couleurs, permettant de faire poser longtemps devant la plaque les couleurs qui viennent trop lentement, sans laisser passer un seul rayon de celles qui viennent trop vite. On a encore la ressource de développer plus ou moins toute une partie du cliché. On peut enfin, si l’on se sert de papiers charbon-velours ou de papier à la gomme bichromatée, réserver, dans le dépouillement, un ton pour tout le ciel. Et, bien avant qu’on parlât d’écrans orthochromatiques ou de gomme bichromatée, un Anglais, M. H. P. Robinson, étendait des ciels d’un ton très ferme et nuancé sur tous ses paysages. On voit donc que l’absence du ton du ciel, chez les photographes d’autrefois, n’était pas uniquement due à l’imperfection de la photographie, mais à leur négligence.
De même, s’ils s’interdisaient les grands effets de lumière, les effets à la Turner et à la Claude Lorrain, en enseignant qu’il faut toujours tourner le dos au soleil, ce n’était point qu’ils craignissent le halo ou des accidents semblables. C’était qu’ils se souciaient aussi peu d’effets à la Turner que d’un ton juste pour le ciel. Et ils s’en souciaient peu, parce que ces effets artistiques ne s’obtiennent en général qu’aux dépens de la minutieuse et scientifique définition des détails. Frappées de face par les rayons du soleil, les veines d’un caillou, les brindilles d’un buisson reluisent plus exactement. Et dans la représentation de la figure humaine, ce n’est pas un effet caractéristique et vigoureux qui permet de tout apercevoir, c’est un éclairage égal, tendre et mou. Pour les photographes, non seulement l’accent n’est pas nécessaire, mais il est nuisible, et s’ils aperçoivent dans le cliché, sur le masque humain, un trait un peu vif, une ride un peu soulignée, un relief un peu bossué, ils l’enlèvent d’une retouche savante, afin que l’épiderme s’arrondisse également à la ressemblance d’une baudruche gonflée et que l’ombre se dégrade sur l’ovale d’une joue comme sur la panse d’un ballon.
Tout cela tenait au photographe au moins autant qu’à la photographie. C’est pourquoi les artistes n’avaient point tort en condamnant les épreuves qu’on leur mettait sous les yeux; mais ils allaient peut-être un peu vite en déclarant que le procédé ne pouvait en donner d’autres. Le jour où des hommes d’un goût sûr sont venus et ont laissé là les dogmes photographiques, des œuvres fines, délicates, harmonieuses ont paru. On ne retrouve plus aucune perspective exagérée dans les scènes d’intérieur de M. Puyo, ni de «noirs bouchés» dans celles de M. Demachy, ni de détails inutiles dans les paysages de M. Bucquet, ni de chairs molles et rondes dans les figures de M. Maskell, de M. Kuhn, de M. Holland Day ou de M. Hollyer. Les ciels de MM. Henneberg et Horsley Hinton sont animés, vigoureux, plafonnants. Là même où le ciel est bleu dans la Nature, son image est traduite dans l’image par un ton assez fort pour que les maisons, blanches, s’enlèvent, en clair, sur le ciel, comme dans le Brompton Road de M. Calland. La manie de l’inventaire et le goût du procès-verbal ont disparu. Les artistes ont cherché, non plus le détail, mais l’ensemble, non plus l’accumulation des faits, mais la simplification de l’idée. Ils ont choisi, non les heures ensoleillées où tout se voit, mais celles voisines du crépuscule où quelque chose se laisse deviner. Ils se sont rappelé que c’est une erreur, en art, que de vouloir tout définir, parce que, devant une chose définie, il ne reste plus rien à faire pour l’imagination. L’indéfini, au contraire, est le chemin de l’infini. Telle vallée, tel coteau, telle jetée sur la mer, objet banal si l’on en saisit tous les contours et si l’on en apprécie toute l’économie, devient, à demi voilé par la brume, une chose désirable parce qu’elle est moins possédée, curieuse parce qu’elle est moins connue. Le flou est justement au net ce que l’espoir est à la satiété. Il est l’équivalent, en art, d’une des choses les plus aimées de la vie: cette délicieuse incertitude d’une âme où déjà pénétra l’espoir et où l’assurance n’est pas entrée encore; où le désir qui commence d’apparaître comme réalisable n’a pas cessé d’être avivé par les obstacles à sa réalisation; où tout se promet et où rien ne se donne, où tout se devine et où rien ne s’avoue; où les figures et les paysages, et le ciel et la terre, et l’amour même apparaissent selon les incertaines suggestions de l’aube, et non selon la sèche définition des midis....