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Les questions esthétiques contemporaines

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CHAPITRE III

Nouvelles œuvres et idées nouvelles.

Les images que voilà ont bien été faites au moyen de la photographie, mais elles n’évoquent pas plus l’idée de gélatino-bromure qu’une eau-forte n’évoque l’idée d’un acide, une sépia l’idée d’un mollusque, ou un fusain l’idée d’une branche d’arbre de la famille des célastrinées....

Il y a une vue de Hollande, prise par M. Robert Demachy, qui emmène la pensée bien loin de la ville qui l’inspira et de la machine qui aida à la fixer. Cela s’appelle Eaux Mortes. Une double rangée de maisons aux trap-gerels pointus et dentelés trempent leur vieilles murailles dans un canal. Pas un monument n’ennoblit ce canal, pas une figure ne l’anime. Cela est si triste, que l’eau semble faite de toutes les larmes que les générations qui vécurent là ont répandues. Les fenêtres sont closes ou vides comme des yeux qui ne voient pas. Une barque flotte avec une apparence de cercueil. Un escalier descend profondément dans le tranquille abîme, comme un chemin favorable au suicide. Les pointes aiguës des toits reflétés et renversés s’enfoncent dans les eaux, qui ne frémissent même pas, comme des aiguilles sombres dans des chairs inertes.

Voilà bien des Eaux Mortes! Eaux qu’aucune pente n’attire, qu’aucun penchant n’entraîne! Eaux stériles comme est stérile la terre des briques qu’elles baignent! Eaux figées en une forme définitive, comme l’eau d’un miroir, en leur cadre de pierres; eaux qui ne se changeront plus en perles pour ruisseler des vasques, ni en filets et rayons pour se dévider de cascatelles en cascatelles! Eaux muettes qui ne chantent, ni ne pleurent, ni ne grondent, comme celles des fontaines, des bassins ou des torrents! Eaux sans formes et sans images à elles, qui ne savent que répéter les contours et les couleurs des maisons qui se penchent sur elles, les redire avec le balbutiement des reflets, incapables d’entraîner notre rêve vers des rives meilleures, puisqu’elles nous renvoient impitoyablement notre propre image, l’image de nos rides, de nos ombres, de nos tristesses, et ainsi les doublent au lieu de les dissiper!

Et, au rebours, quelle évocation de vie trouverait-on plus vivante qu’une certaine petite épreuve de M. Craig-Annan, intitulée Frères blancs? Deux moines marchent au soleil, d’un mouvement vif et précipité, vers le même but, sous l’empire des mêmes idées et l’ombre des mêmes chapeaux, leurs cagoules flottantes et ballottantes sous la même poussée d’air, leurs pieds levés, semelles dehors, selon le même rythme, hâtés vers l’église, vers l’école ou vers le réfectoire. Pas un détail ne distrait l’attention et, des pieds à la tête, on ne sent qu’une ligne de vitesse, qu’un effet de lumière chaude et brutale, et qu’une volonté têtue.

Quelques-unes de ces œuvres ressemblent à des dessins de maîtres presque à s’y méprendre. Il existe un Effet de soir, de M. Brémard, qui rappelle fort J.-F. Millet, et où les taches noires et blanches paraissent reproduire des taches de couleurs. Il y a une Sombre clarté, de M. Wilms, qui évoque Turner, et un Soir ramène le silence, de M. Colard, qui est un Corot. Ceux qui ont vu les femmes drapées du peintre anglais Albert Moore, en reconnaîtront un saisissant souvenir dans les photographies de M. René Le Bègue, et ceux, plus nombreux, qui admirent, au Louvre, la finesse indécise et le fuyant charme du Portrait de Jeune fille, de Flandrin, seront heureux de les retrouver dans un Profil perdu, de M. Brémard. Dans beaucoup de ces œuvres, on hésite à reconnaître la marque de la photographie. Un portrait de Jeune Hollandaise, de M. Alfred Maskell, une Communiante, de M. Robert Demachy, sont des prodiges d’interprétation, en même temps que de vérité. Si l’on disait que ce sont des fusains, personne n’affirmerait le contraire. Une vue de la Loire à Saint-Denis-Hors, de M. Henry Ballif, a l’air d’une sanguine, et un Septembre en Normandie, de M. da Cunha, d’une encre de Chine. Les qualités de finesse et d’accent qui caractérisent l’œuvre d’art en noir et blanc se voient encore dans un Brouillard, de M. Sutcliffe; dans des Soldats passant un défilé, de M. Alexandre; dans un paysage, Après le coucher de soleil, de M. Bucquet, le président du Photo-Club; dans des paysages de MM. Hannon et Watzeck; dans les effets de sable de Marée basse, de M. de Védrines; dans une Paix d’or sur la contrée, de M. Smedley Aston. Feuilletez l’Esthétique de la photographie publiée par le Photo-Club de Paris, et considérez Dans la vallée, de M.-F. Coste, vaporeux comme un Corot, Premiers sillons de M. da Cunha, Sur la route par M. Darnis, l’Ile heureuse par M. Puyo et dites si, non prévenu, vous ne verriez pas là des reproductions de tableaux et d’excellents tableaux?

Une autre œuvre, curieuse par sa vérité poignante et sa tranquille ironie, est cette rue perdue dans la brume et l’eau, déserte, ponctuée en son milieu d’un cab noir, intitulée Beau temps à Londres, de M. Colard. Il est difficile de donner, en raccourci, une impression plus profonde de cette ville des fumées de l’usine et des fumées du cerveau, de cette ville triste, de cette ville mystique et manufacturière, la ville des assommoirs discrets, des tabagies occultes, des lentes consomptions, où seules la vertu et la réforme sortent avec fracas, affirmant la morale par des coups de trombones et des roulements de tambours....

Si ces photographies nouvelles ont fait au public l’impression que lui font les sanguines ou les fusains, si elles n’ont pu être obtenues que grâce à l’intervention trois fois répétée d’un homme doué de goût et de doigté, quelles sont donc les raisons qui s’opposent à ce que nous les appelions des œuvres d’art? Nous avouons, pour notre part, ne point les apercevoir très clairement....

Il est vrai que cette intervention n’est point aussi longue ni aussi décisive que celle de l’artiste, obligé de dessiner et d’ombrer de sa main sa toile ou son papier d’un bout à l’autre. Dans la photographie, toute une partie de son travail est faite par la machine et simplifiée par le procédé. Mais depuis quand juge-t-on de la valeur artistique d’une œuvre par la difficulté du procédé? Parce que le pinceau trempé dans l’encre de Chine nous fournit plus vite le ton du ciel ou du terrain que le fusain, faut-il dire que, nécessairement, le premier procédé est moins artistique que le second? Et parce que le fusain, aidé de l’estompe, simplifie cent fois, pour tonaliser un ciel ou ombrer et masser des arbres, le travail sec et dur de la mine de plomb, faut-il dire qu’un beau fusain est moins une œuvre d’art qu’un papier noirci de hachures pour le ciel et de «beau feuillé» à la mine de plomb? A quelle étrange conclusion ainsi l’on arrive! Et mieux encore, parce que le dessinateur, comme était M. Bertin, obtient plus vite son effet sur un papier bleuté qui lui fournit un ton général tout préparé, faut-il dire qu’il est moins un artiste que celui qui passe des heures à couvrir tout un papier blanc du fin réseau de ses pattes de mouches?—Eh bien, ce que le papier teinté, le fusain et l’estompe font pour simplifier le travail de l’artiste, l’objectif le fait dans une beaucoup plus large mesure. Voilà tout.

L’intervention du photographe, à la vérité, n’est point souveraine. Il ne peut qu’influer sur les lignes et les tons, non les créer. Il lui faut compter avec un agent chimique, qui joue un rôle prépondérant dans le développement du cliché et la venue de l’image. Mais l’acide n’en joue-t-il pas un très grand aussi dans la préparation d’une eau-forte? Est-ce que, là aussi, il n’y a pas collaboration d’un agent chimique et inconscient! Le graveur, aquafortiste ou autre, sait-il exactement l’image que donnera son œuvre quand ce collaborateur y aura passé? Écoutons plutôt M. Bracquemond: «Lorsqu’un graveur creuse des tailles sur une planche métallique, avec un burin ou à l’aide d’un acide.... il ne connaîtra la profondeur et, par suite, la valeur de sa taille que par l’état que lui fournira l’impression de sa planche.»—Regardez le Portrait d’un graveur par M. Mathey, qui est au Luxembourg, considérant la large feuille humide encore. Quel regard inquiet, attentif, scrutateur, il attache à son papier courbé, tenu au bout de ses bras nus, tandis que sur un coin de la machine, gît sa cigarette oubliée, éteinte!... Il semble satisfait, mais il a eu peur! C’est qu’il y a des hasards, des imprévus, comme il y en a, d’ailleurs, en aquarelle bien plus que les aquarellistes ne veulent le dire, et jamais cependant la collaboration de ces acides, ou cet imprévu de la tache aqueuse—si utile parfois et si savoureuse!—n’ont empêché d’appeler ces hommes des artistes!

On dira encore: Une œuvre d’art est un exemplaire unique de la pensée ou du sentiment d’un artiste. Du moment qu’on en peut tirer des reproductions à l’infini, comme on fait les épreuves d’un même cliché, elle perd cette qualité précieuse et devient un objet de confection. Mais croire qu’on peut tirer un nombre indéfini d’épreuves artistiques d’un même cliché, c’est une erreur de fait. En réalité, chaque épreuve que l’artiste obtient par dépouillement sur un papier teinté à la gomme bichromatée est une épreuve unique. Il échoue plusieurs fois. Quand il en a obtenu une bonne, il est rare qu’il recommence. S’il recommence, il obtient autre chose que l’exemplaire déjà produit. C’est une réplique, si l’on veut: ce n’est pas un duplicata. Bien plus qu’une gravure à l’eau-forte, une photographie de M. Demachy est un exemplaire original.

Enfin, c’est également une erreur de croire que, devant la même réalité, les artistes que voici sont contraints par leurs machines à produire les mêmes images. L’empreinte personnelle qu’ils mettent à leurs œuvres est telle que, la plupart du temps, elle dispense de lire la signature; et, après quelques visites à leurs expositions, on ne confond pas plus une photographie de M. Demachy avec une autre de M. Puyo, ou une troisième de M. Craig-Annan avec une quatrième de M. Le Bègue, qu’on n’est tenté d’attribuer un paysage de M. Montenard à M. Harpignies, ou une nymphe de M. Bouguereau à Burne-Jones.

Cette empreinte personnelle est même le grief le plus vif des professionnels de la photographie contre les amateurs. Ce n’est point là, disent-ils avec mépris, de la photographie pure: il y a des «retouches»! Mais, quand ce reproche serait mérité, il ne saurait influer sur le jugement qu’au point de vue artistique on doit porter. L’impression est-elle esthétique? qu’importe comment elle est obtenue? Tous, nous avons horreur de la gouache en aquarelle. Mais la raison est que la gouache alourdit ce qu’elle touche, et qu’en fin de compte, elle est moins artistique que l’aquarelle «franche». Si, par hasard, on nous montre une gouache plus légère qu’une aquarelle, nous n’hésiterons pas à l’admirer, sans reprocher à l’artiste le blanc dont il s’est servi. Pareillement, d’où vient l’horreur très justifiée de certains amateurs pour les «retouches» en photographie? De cette observation très juste que les retouches alourdissent l’épreuve, empâtent les contours, tranchent violemment sur tout le reste des tons francs, et ainsi rompent l’homogénéité de la facture photographique. Mais s’il arrive que les retouches n’empâtent point, ne tranchent point, et s’harmonisent si parfaitement avec le reste qu’il soit impossible de dire où, au juste, la retouche a porté, la raison de l’horreur qu’on en avait disparaît, et la retouche est légitime.

En fait, dans les œuvres nouvelles, il n’y a pas de «retouches», si l’on entend par ce mot la peinture sur le verre du cliché, ou le coup de crayon sur la gélatine; procédés très usités par les professionnels de la photographie, et auxquels nous devons ces blancs mats et pesants, ces peaux parcheminées que la foule admire à tant de vitrines de nos boulevards. Ce qu’il y a, dans les œuvres nouvelles, c’est le travail de l’épreuve. Or, ce travail ne produit aucun des heurts de la retouche; il est aussi harmonieux et homogène, dans sa facture, que le travail du lavis, de l’encre de Chine, de la sépia; et, comme on ne saurait reprocher à ces œuvres-là des retouches, attendu que tout y est retouches en effet, on ne peut les reprocher, non plus, aux nouveaux essais de photographie.

Mais s’ils ressemblent tant à d’autres procédés d’art, dira-t-on encore, à quoi bon un procédé nouveau?

On devrait, en effet, parler de la sorte si la photographie n’avait pas certaines qualités qui lui sont propres. Mais elle en a. D’abord, lorsqu’elle est dirigée par un goût prudent et une fine entente des altitudes, elle dessine admirablement. La fidélité de l’objectif, qui était un défaut avec des modèles vus de trop près, ou trop également éclairés, ou noyés dans les accessoires, devient une qualité, quand le champ de la vision est bien délimité, l’effet large, les lignes longues, souples, simples, à peine profilées sur le fond et bien suivies. Il y a une photographie de M. Puyo, représentant une Pénélope penchée sur sa tapisserie, où la courbe des cheveux, de la nuque, des épaules et de la ligne dorsale est telle qu’Ingres n’eût pu l’infléchir d’un crayon plus sobre et plus sûr. Certaines académies photographiées en plein air, sous le soleil de Sicile, à côté de bas-reliefs où sont sculptés des héros et des dieux, se profilent selon un rythme si pur qu’on hésite entre le galbe du héros sculpté et celui du berger vivant venu, deux mille ans après, s’asseoir sur le sarcophage vide où l’art les réunit.

Ensuite, la photographie est capable d’un modelé infiniment nuancé, souple et caressant. L’estompe, seule, parmi les procédés de noir et de blanc, peut approximativement l’indiquer. Il ne s’agit point ici de nier la supériorité d’une nerveuse eau-forte ou d’une fine gravure; mais n’y a-t-il pas certaines transitions insensibles de lumière à ombre, évoluant sur les plans inclinés des figures, sur des polyèdres de chair, certaines ombres dolce e sfumose, comme dirait Léonard, «exhalées sur le papier», selon le mot de Ruskin, où la photographie est sans rivale? Pour rendre en blanc et noir ce qui, dans la nature, se rapproche des figures du Vinci, combien il est difficile à un autre procédé de rivaliser avec la photographie! Là où le burin et le crayon procèdent par petits traits différents, et par conséquent désunis et heurtés, elle agit par teintes liées, continues, uniformes de texture, mais graduées à l’infini; elle unit les méplats de la chair par sa facture, en même temps qu’elle les distingue par ses tonalités,—comme la nature le fait elle-même. Précisément parce qu’elle ne peut donner un accent, c’est-à-dire un arrêt brusque, elle est supérieure au crayon quand il faut passer, sans heurt, du grave au doux et de la nuit au jour.

Le trait a de grandes qualités idéographiques. On donne l’idée d’un corps par sa silhouette et sa délimitation dans l’espace: on ne le montre pas dans son essence. Dès que le dessinateur veut remplir l’espace délimité, la «silhouette», il sent l’imperfection de son outil. C’est une boutade d’Ingres, que de dire «que la fumée même doit s’exprimer par le trait». En réalité, la fumée ne peut s’exprimer que par le ton. Et toute ombre est plus ou moins fumée. Ce n’est donc pas avec le trait seul qu’on peut ombrer une figure; et, tant pour la délicate gradation du ton que pour l’impeccabilité du contour, il faut bien reconnaître la supériorité de la photographie.

Enfin, la photographie, mieux que le plus agile crayon au monde, surprend certains effets précieux, mais insaisissables, soit par leur multitude, soit par leur brièveté: un nuage qui passe dans le ciel, un troupeau qui passe sur la terre, une armée ondulante au gré des reliefs et des creux des vallons, le fouillis mouvant d’une bataille de fleurs, la complexe furie d’une meute coiffant un sanglier, le déferlement des vagues sur un récif ou encore le cumulus des vagues qui roulent lourdement vers le rivage, le stratus des courants qui se forment dans la mer et le fin cirrus des traces que chaque flot, sculpteur habile et patient, laisse au sable des grèves qu’il a habitées.... Et le multiple fléchissement des ailes des colombes qui viennent, d’un tournoiement souple, se poser à terre, comme ces âmes que Dante vit attirées par son cri miséricordieux, et le fugitif plissement des fossettes d’une femme rieuse, et le rapide serrement des muscles d’un homme surpris, et les remous d’une foule,—tout ce que le vent, l’orage, la gravitation, le feu, l’espoir, la colère, le plaisir, font fléchir, agiter, tomber, flamber, secouer, contracter ou sourire!...

Combien souvent le dessinateur a regretté de ne pouvoir saisir l’envolée subtile d’un geste, l’agencement inédit d’un groupe, le miroitement rare d’un coup de lumière! Il y a donc des raisons pour qu’un artiste, devant certains effets, prenne parfois l’objectif, au lieu de prendre le crayon ou le pinceau à lavis. Moins souple sous certains rapports, c’est un instrument plus délicat sous d’autres et toujours plus rapide. On ne saurait pas plus le taxer d’inutile que d’impropre à rendre une pensée. Il ne peut remplacer les autres procédés, mais les autres ne le remplacent pas.


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