← Retour

Les questions esthétiques contemporaines

16px
100%

CHAPITRE IV

Son erreur.

Et pourquoi a-t-il avorté? Pourquoi a-t-il affiché un sentiment d’art si étroit, et l’ensemble de ses négations inutiles a-t-il de beaucoup dépassé son affirmation nécessaire?—C’est parce qu’il portait en lui, avec des germes de vie, un germe de mort, une certaine humeur fatale à tous ceux qui en furent affligés, commune à beaucoup d’écoles contemporaines, et qu’il faut dénoncer comme la pire des maladies de notre temps: la recherche de l’originalité.

Chercher l’originalité est un mal qui, s’il ne date pas d’hier, date du moins des temps modernes. Les anciens artistes l’ont peu connu. On cite bien Gréco qui, exaspéré d’entendre dire qu’il imitait le Titien, chercha dans des procédés un peu semblables aux procédés impressionnistes une éphémère originalité. Mais Gréco fut une exception. Ce que l’artiste ancien cherchait d’ordinaire, c’était l’assentiment de ses pairs et l’applaudissement des «honnêtes gens» en continuant ses maîtres, en développant quelque côté de leur manière, sans qu’on vît tout de suite la transition et en les transformant sans bruit. Il cherchait non l’originalité, mais la puissance. Il ne niait rien de ce qu’on trouvait nécessaire avant lui, mais il y ajoutait quelque chose qui lui semblait utile. Chercher l’originalité, c’est le signe évident qu’on veut s’écarter de sa voie naturelle, de soi-même, de son «origine», bref, de tout ce qu’on peut avoir d’originalité. Si l’on a en soi quelque originalité, parmi toutes ses qualités natives, c’est en les développant toutes qu’on peut la faire apparaître, mais ce n’est jamais en commençant par supprimer l’emploi des autres. Ce n’est donc pas en supprimant les qualités reconnues comme nécessaires dans une œuvre d’art: la composition, le dessin, le côté substantiel des choses, qu’on réalisera l’originalité de la couleur. C’est en les gardant toutes, en les cultivant soigneusement, qu’éclatera, parmi elles, celle qui est destinée à les faire oublier, presque à l’insu de l’artiste qui n’a cherché rien autre chose que la puissance. Pour être elle-même, l’originalité doit être non pas voulue, mais subie.

Considérons, par exemple, les deux maîtres dont se réclament parfois les impressionnistes: Turner et Watteau. Certes, tous les deux furent des novateurs et firent de plus grandes révolutions dans l’art que les modernistes ne peuvent se flatter d’en avoir même indiqué. Comme l’a dit Hamerton: «La critique du XVIIIe siècle eût été incapable d’imaginer un Turner». D’autre part, quand on se rappelle que Watteau, ce représentant présumé du XVIIIe siècle, fit son éducation en réalité au XVIIe, qu’il mourut l’année où naquit Mme de Pompadour, qu’il n’eut pour modèles que Le Brun et Mignard, Poussin et Le Sueur, on mesure assez le pas géant qu’il fit faire à l’art pour l’amener des tristes bords du Tibre où languissait le Poussin jusqu’au parc jaseur et rieur où «s’en vont rêvant masques et bergamasques». Or, ces deux grands novateurs surent à peine qu’ils innovaient. En tout cas, ils ne le proclamèrent point: ils s’en seraient défendus plutôt, et telle était leur déférence envers les maîtres et leur peu de scandale que tous deux furent élus, fort jeunes, membres l’un de l’Académie royale de France, l’autre de l’Académie royale d’Angleterre, sans même l’avoir sollicité.

Était-ce un révolutionnaire, un contempteur des maîtres anciens, ce Turner qui, constamment hanté par le souvenir de Claude, dessinait un Liber Studiorum pour être comparé au Liber Veritatis de son prédécesseur et qui mérita que P. G. Hamerton écrivît de lui: «Jamais artiste n’a étudié ses prédécesseurs avec autant d’assiduité pour montrer autant d’indépendance dans la suite?» Était-ce un chercheur d’originalité que Watteau? Au témoignage de Caylus, il «copiait et étudiait avec avidité les plus beaux ouvrages du maître d’Anvers»; il écoutait les conseils de maîtres comme Métayer, comme Gillot, comme Claude Audran, peintre et concierge, plus concierge que peintre: il demandait, en grâce, aux membres de l’Académie les moyens d’aller étudier à Rome. Prétendait-il détruire les règles établies, cet esprit timide et inquiet qui avait toujours, disent ses biographes, «le dégoût de ses propres ouvrages et trouvait toujours qu’ils étaient payés beaucoup plus qu’ils ne valaient?» ce client qui donnait à son coiffeur deux tableaux pour une perruque et craignait encore, en conscience, que ce ne fût pas assez? Tous les deux, enfin, Turner et Watteau, ressemblaient-ils aux bruyants révolutionnaires modernistes, eux qui, aussi jaloux de cacher leur personne que de perfectionner leur art, changeaient constamment de logement pour échapper aux curiosités indiscrètes, qui, pendant tout le cours de leur vie, étaient hantés par les modèles laissés par les maîtres, tous deux impatients, inquiets, doutant de leur mérite et ne souffrant guère qu’on attaquât celui de leurs prédécesseurs, tous deux mourant isolés, non comme des chefs d’école, mais bien comme de véritables originaux, grands inconscients qu’ils étaient: l’un déplorant qu’on eût si mal sculpté le crucifix que le prêtre lui donnait à embrasser, l’autre tournant, dans la mansarde de Chelsea, ses derniers regards vers les derniers rayons du couchant en murmurant: «Le soleil est Dieu!»

Tel fut Watteau, tel fut Turner, ces gauches constructeurs d’ombres charmantes, ces inconscients casseurs de vitres et ces prodigieux appelants de rêve. L’Embarquement pour Cythère était bien le départ pour une terre nouvelle d’art et de poésie. Les Funérailles en mer du peintre Wilkie étaient bien l’ensevelissement de toute une peinture vieillie et d’un idéal mort. Mais ceux qui firent ces révolutions ne se doutaient pas qu’ils les faisaient. Ils croyaient de bonne foi suivre la grande route quand ils frayaient des trouées nouvelles. Ils ne croyaient qu’agrandir un ancien domaine quand ils découvraient des mondes....

Leur exemple est un enseignement. La contre-épreuve qui nous est fournie par les modernistes le confirme. C’est que, chez les «jeunes», le mépris est un mauvais véhicule, non seulement pour tout talent, mais pour tout progrès? Une réforme, qui se présente avec plus de négation que d’affirmation, n’est qu’une ombre de réforme. Les vrais révolutionnaires sont ceux qui renouvellent les formes d’Art par lente substitution, à la façon de la vie, et non par suppression rapide, à la façon de la mort. Les révolutions hâtives sont les révolutions éphémères. Le champignon modifie vite l’aspect d’un sous-bois, mais il ne le modifie qu’un jour, et le chêne qui, pendant ce temps, pousse lentement dans la nuit ses racines invisibles, transformera l’aspect de la forêt et sera, dans des siècles, pour les ailes des oiseaux et pour les yeux des hommes, un lieu de repos, de rafraîchissement et de paix.

Quant à l’affirmation que, parmi tant de négations, nous apporta l’Impressionnisme: l’affirmation des droits de la couleur, elle restera sans doute à l’actif des découvertes de l’art. D’abord, l’importance des lumières reflétées, ensuite la vive coloration des ombres, enfin et surtout la division du ton, si elles ne sont pas tout dans l’art de peindre, sont cependant de cet art une partie assez importante pour qu’on soit reconnaissant à l’école qui les a le mieux indiquées. Précisément parce que les œuvres impressionnistes manquent des autres qualités qui font la bonne peinture, on voit ces qualités particulières y ressortir avec plus de crudité et une clarté plus favorable à l’enseignement. C’est ainsi qu’un «écorché», par exemple, précisément parce qu’il ne cherche pas à rendre tout le charme et toute la beauté du corps humain, nous fait comprendre le jeu des muscles beaucoup mieux qu’une complète académie. Quand les amateurs, aujourd’hui imbus d’idées modernistes, se lasseront de voir dans leurs salons ces curiosités de palettes, elles n’iront point, du moins, comme les mauvais tableaux, au grenier. Elles s’arrêteront dans les ateliers des peintres, qui les suspendront avec honneur entre les tableaux des complémentaires de Chevreul et les écorchés de Bandinelli. Là, ces choses seront à leur place et rendront des services. Né d’un sérieux effort, dû à des causes profondes, assez fortement réalisé pour avoir beaucoup appris, même à ceux qui s’en défendent le plus, l’Impressionnisme est une découverte: ce n’est pas une peinture.

 

Chargement de la publicité...