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Les questions esthétiques contemporaines

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CHAPITRE III

Ses lacunes.

Le cycle impressionniste étant clos, on peut le juger maintenant aussi clairement qu’on juge l’école romantique ou celle de David. Tant que les «jeunes» s’en inspirèrent, tant qu’ils y prirent leur point de départ, le jugement dut être suspendu. Car on ne savait pas si, parmi ces jeunes, il ne s’en trouverait point qui ferait sortir de l’Impressionnisme quelque œuvre plus complète et plus puissante que celles réalisées jusque-là. On nous disait: «Ne vous pressez pas de conclure, car ce mouvement ne date que d’hier et s’il n’a pas donné encore tout ce qu’on en peut attendre, qui sait si à ces tentatives ne va pas succéder quelque chef-d’œuvre? Qui sait si le maître impressionniste ne va pas paraître?» Mais, aujourd’hui, on ne peut plus parler ainsi. Car voici plusieurs années déjà que les jeunes ont abandonné la route de l’Impressionnisme et bifurqué sur des chemins qui les ramènent tout doucement aux écoles du passé. On nous disait: «Désormais la peinture sera claire, définitivement débarrassée de la litharge, du bitume, du chocolat, du jus de chique, du graillon et du gratin[9]». Demain les jeunes gens ne verront la figure humaine qu’enveloppée de soleil; les ombres seront mises en fuite, les murailles qui conservent l’ombre renversées, les clartés triomphantes dans tous les coins et recoins de la toile, et l’être humain, émancipé par la peinture, se tiendra debout, joyeux, dans «une après-midi qui n’aura pas de fin». Attendez, et vous allez voir arriver la lumière.

Nous avons attendu, et nous avons vu arriver M. Cottet....

On nous disait enfin: «Regardez s’élaborer le paysage de l’avenir. Il ne sera qu’une harmonie en blanc majeur, qu’un inter-échange de lueurs entre les eaux, les herbes, les feuilles, les rayons et les fleurs. Et, là, il puisera toute sa poésie. Plus d’effets mélodramatiques, plus de ruines savantes, plus de fabriques, plus d’arbres composant leurs silhouettes comme des modèles d’académie, plus d’effet théâtral, plus d’orages! Seulement le clair sceptre de «midi roi des étés», des maisons neuves avec du rouge de tuile ou du noir d’ardoise, à travers les feuilles tendres d’arbres sans prétentions, d’humbles légumes, des eaux sans cascades ni artifices, de petites nuées libres sans architecture. Ayez confiance, et vous allez voir apporter dans nos salons des morceaux de nature éclatants de lumière et de modernité.» Nous avons eu confiance, et nous avons vu apporter les Terres antiques de M. Ménard....

Regardez le paysage de M. Ménard, qui se trouve précisément au Luxembourg, pas très loin de la salle Caillebotte. Non seulement Claude Lorrain n’y est plus méprisé, mais les recettes du vieux clair-obscur y sont soigneusement remises en honneur.... Combien n’a-t-on pas raillé jadis le procédé qui consiste à opposer, dans un tableau, le point le plus lumineux à son point le plus sombre pour obtenir un effet de contraste, ce procédé sans cesse employé par Gustave Doré dans ses grandes planches? Or, il se retrouve exactement dans les deux paysages de M. Ménard, où des bestiaux bénévoles sont venus mettre leur tête rousse et sombre, juste au point où le soleil dardait son reflet le plus clair. Et pourtant l’œuvre de M. Ménard n’en arrête pas moins tous les regards, et n’en retient pas moins toutes les pensées.

Pareillement, dans cette touchante Nuit de la Saint-Jean de M. Cottet, où les membres d’une famille bretonne se sont groupés autour du feu commémoratif, posant çà et là des pierres pour tenir parmi les vivants la place des enfants morts, on observe que le point le plus sombre s’oppose au centre lumineux, et nul n’en est scandalisé. De même dans l’admirable Troupeau de M. Dauchez.

Qu’on regarde enfin la Procession de M. Simon: ces têtes nues sous la brise de mer, ces traits fortement appuyés dans la chair des visages, ces oppositions tranchées d’ombre et de lumière, ces arabesques de draps noirs sur les surplis blancs, et que l’on dise ce qui reste là des théories du plein air et des reflets, de la proscription du brun et du noir?

Et ce n’est pas une individualité ou deux qui abandonnent le sentier de l’Impressionnisme: c’est une foule. Quand on s’arrête devant les toiles de M. Jacques Blanche, de M. Le Sidaner, de M. Morisset, de M. Guignard, de M. Albert Moullé, de M. Georges Griveau, de M. Garrido, de M. Feliu, de Mlle Rœderstein, de M. Sarlius, il est difficile d’y voir cette «peinture claire», cet éblouissement de tons purs, cette «proscription des ocres et des bruns», que les théoriciens de l’Impressionnisme ont toujours donnés comme les caractéristiques de l’art nouveau[10]. Vainement chercherait-on à rattacher tous ces «ténébreux,» qui triomphent en ce moment, aux luministes d’hier. Ils en diffèrent du tout au tout. On peut, à la vérité, parler de leur commune «émotion» et de leur semblable «sincérité»; proclamer que les uns et les autres se livrent à un pareil «travail philosophique au cours duquel les contingences s’élaguent», et qu’ils sont, aujourd’hui comme hier, les «évocateurs savants des forces en exercice;...» propositions qui s’appliquent d’autant mieux à plusieurs écoles qu’elles n’en définissent aucune.

On peut, en définissant l’Impressionnisme «une peinture qui va vers le phénoménisme, vers l’apparition et la signification des choses dans l’espace, et qui veut faire tenir la synthèse de ces choses dans l’apparition d’un moment[11]», y rattacher tout tableau moderniste, comme, d’ailleurs, tout tableau quelconque et, en effet, quel est le peintre qui ne se propose pas «l’apparition des choses dans l’espace», et quel moyen pourrait-il bien prendre de les montrer autrement que « dans l’apparition d’un moment?»

Mais dès qu’on quitte cette logomachie pour préciser les caractères picturaux des «jeunes» de talent, on est obligé de constater la réaction qui s’est faite. Car le réalisme était l’absence de composition, et l’Impressionnisme l’absence d’effet par les masses d’ombre. Or, chez tous les jeunes artistes que le succès accueille aujourd’hui, on constate nettement une composition voulue et un parti pris d’ombres évident. Il y a huit années, déjà, cette réaction était notée par M. André Michel. Sa consciencieuse observation et son impartiale clairvoyance en relevaient les premiers symptômes[12]. Aujourd’hui, personne ne pourrait s’y tromper: l’Impressionnisme appartient bien au passé. On peut donc, sans injustice, le comparer à toutes les écoles du passé.

Or, il faut bien l’avouer, si nous comparons les portraits que nous ont laissés ses meilleurs maîtres avec ceux d’Ingres ou de M. Dagnan, si nous rapprochons ses paysages, dans leur ensemble, des pages que nous ont laissées les Rousseau, les Corot et les Daubigny, si à ce mouvement qui dura trente ans, c’est-à-dire aussi longtemps que le mouvement romantique et qui fit beaucoup plus de bruit que l’école de Barbizon, nous demandons l’équivalent de ce qu’ont produit l’un ou l’autre de ces groupes, l’une ou l’autre de ces écoles, nous ne le trouverons pas. Ni ces portraitistes n’ont immortalisé, ni ces paysagistes n’ont exprimé, ni ces fantaisistes n’ont conçu, quelque figure humaine, quelque aspect de nature, quelque type d’humanité tel que le Portrait de M. Bertin, la Danse des Nymphes ou l’Homme à la Houe. En sorte que vouloir comparer l’Impressionnisme aux grandes époques de la peinture française, l’opposer à ces écoles, le dresser contre leur enseignement, comme l’ont fait la plupart de ses panégyristes, ce serait tout simplement conclure à son avortement.

Le maître impressionniste n’a pas paru. Car cette révolution, si révolution il y a, fut faite par beaucoup de pygmées et non par un géant. C’est la grande différence, en Art, entre les révolutions d’autrefois et celles d’aujourd’hui. Autrefois, ce qui était à la mode, ce qui était encouragé par la critique, ce qui était par conséquent le lot de la foule des artistes, du troupeau des «suiveurs», c’était la routine; aujourd’hui, c’est l’innovation. Autrefois, par conséquent, il fallait, pour oser une réforme, un artiste vigoureux et puissant, rompu à toutes les pratiques antérieures de son art. Le goût étant essentiellement hostile à toute réforme, on n’osait point la tenter aussi longtemps qu’on n’avait pas en main tous les éléments pour la faire triompher. Tant qu’on ne savait pas à peu près tout ce que savaient ses prédécesseurs, on ne s’aventurait pas à leur rompre en visière ni à leur donner des leçons. Aujourd’hui, rien n’est plus facile. Étonner les maîtres suffit à faire penser qu’on est un maître soi-même; dire du mal de l’Institut dispense d’avoir du talent. Le goût étant aux innovations, à l’agitation et à l’oscillement perpétuel, la presse décernant la «maîtrise» à n’importe quel pseudo-novateur, beaucoup innovent quand ils devraient copier encore et enseignent un métier nouveau quand ils agiraient sagement en apprenant l’ancien. Il en résulte parfois des tentatives curieuses, intéressantes pour le progrès d’une technique, mais point assez complètes pour la réalisation d’une œuvre et, au bout de quelques années, le mouvement avorte ou se perd en excentricités, pour avoir été entrepris trop tôt, par des bras trop faibles et dans un sentiment trop étroit.

L’Impressionnisme avait un sentiment trop étroit. Il niait trop de vérités essentielles dans une œuvre d’art et celle qu’il apportait, si importante qu’elle fût, n’était pas suffisante pour tenir lieu de toutes les autres. Ce qu’il affirmait c’était la nécessité de la couleur vive, ce qu’il niait c’était l’utilité de la ligne. Il la niait, et il ne sert de rien, pour le contester, de prétendre que M. Degas admire Ingres ou que M. Renoir sait dessiner et qu’ils étaient tous deux capables de tracer une ligne impeccable; toute la question est de savoir s’ils étaient capables de donner l’éclat nouveau et le mouvement imprévu de leurs couleurs tout en conservant leurs lignes. Il est évident que les impressionnistes pouvaient d’une part dessiner très correctement et d’autre part obtenir des vibrations de couleurs inaccoutumées. Mais la question est de savoir s’ils pouvaient à la fois donner ces vibrations et conserver cette ligne, profiter de leurs recherches et ne rien perdre de leur acquis, appliquer leurs théories sans détruire un enseignement essentiel et, en un mot, superposer leurs progrès à tous les progrès que la peinture avait faits avant eux. Or les exemples de la salle Caillebotte répondent assez clairement à cette question: ils ne le pouvaient pas. Ils n’ont pu réaliser leurs vibrations de couleurs qu’en sacrifiant la ligne; ils n’ont pu montrer les reflets sur les figures qu’en détruisant la silhouette des figures; ils n’ont pu peindre l’atmosphère qui enveloppe, qu’en dénaturant la substance qui est enveloppée et, en un mot, faire «chanter la couleur» qu’en faisant taire le dessin.

Dans la plupart des tableaux impressionnistes, il n’y en a plus et, si ce défaut est moins sensible ou plus excusable quand il s’agit d’un paysage, surtout des paysages amorphes des environs de Paris où nulle montagne ne donne un intéressant profil, il n’en va pas de même avec la peinture de figure et surtout avec le portrait. Le but du portrait est de nous montrer ce qu’un être humain a de plus personnel, de plus intime, de plus lui. En le peignant en plein air, sous bois, tatoué par l’ombre des branches, bariolé par les reflets, l’impressionniste nous montre ce qu’il a de plus superficiel, de plus influencé par son milieu, de plus autre. Le but du portraitiste est d’abstraire le modèle de son milieu, afin de montrer en quoi il diffère de son milieu. La thèse impressionniste oblige à le replonger au contraire dans ce milieu comme dans un bain multicolore, à éparpiller son âme parmi les âmes diverses des choses, à étouffer sa voix sous le murmure des êtres, à éclipser son regard par le rayonnement des fleurs, en un mot à le faire s’évanouir dans le grand Tout. L’homme n’est plus que le produit du «milieu» où on l’a mis et du «moment» où on l’observe. Aussi ne trouve-t-on guère de bons portraits dans toute l’école impressionniste, et parmi eux, il n’en est pas un qui puisse être comparé, je ne dis pas à ceux d’Ingres ou de Reynolds, mais tout simplement à ceux de M. Dagnan ou de M. Benjamin-Constant.

La facture en est uniforme. C’était un axiome autrefois chez les artistes que chaque objet différent devait être peint d’une façon différente, qu’une maison, par exemple, devait se distinguer par sa facture d’un arbre et un mouton d’une pièce d’eau ou d’une locomotive; qu’il n’y avait pas seulement un ton «local,» mais que la facture même devait varier selon l’objet qu’elle était censée réaliser. On n’appliquait pas la couleur pour figurer un mur comme pour figurer des feuilles d’arbre ni pour un visage comme pour un parquet de bois. La matière représentante devait varier comme la matière représentée. La touche était posée à plat ou en virgule, ou plus sèche ou plus humide, par longues traînées ou par points, par raies verticales ou par traits horizontaux ou en coups de sabre, en «banderoles», ou bien blaireautée en fourchette, ou encore appuyée comme une pression sur un bouton électrique, ou légère comme des passes magnétiques, selon qu’il s’agissait de signifier la ronde bosse d’un rocher ou la plate épaisseur d’une muraille, ou l’échevellement d’un arbre dans le vent. L’Impressionnisme a changé tout cela. Son principe étant de peindre l’enveloppe lumineuse des objets plutôt que les objets mêmes, il a tout fait vibrer dans un égal scintillement. Dans ses œuvres les plus fameuses, tout est peint de la même manière. Une locomotive paraît floconneuse comme un nuage; une maison frissonnante comme un arbre et un bonhomme tient à la fois du nuage et de la maison. Une touche partout égale, que l’objet soit liquide, solide ou aérien, le calfeutre d’une sorte de ouate colorée.

Fatal à la figure, le sentiment impressionniste est-il favorable au paysage? Oui, sans doute, mais non à tous les paysages, ni dans tous les moments. Ce que l’Impressionnisme rend merveilleusement, c’est le plein soleil, c’est l’heure où tout ce qui vit danse dans la lumière, où, voyant tout, l’on voit mal. C’est l’accablement de la chaleur, c’est midi, l’heure de la sieste et des bras lassés par le travail. C’est de toutes les heures du jour celle que le rural connaît le moins. Car c’est celle où il repose. Mais en même temps c’est l’heure que l’artiste citadin connaît le mieux et qui représente pour lui l’instant typique de la Nature. Il est parti de Paris par le train du matin, il y rentrera par le train du soir, il ne voit la campagne qu’en plein midi. Il a un éblouissement. L’impressionniste mieux qu’aucun autre lui peint cet éblouissement, il le retrouvera rue Lepeletier. Il est grisé, enivré comme les héros de Maupassant dans sa Partie de campagne. Cela, l’impressionniste le montre bien. Dans sa toile, le citadin déchaîné parmi les moissons a des visions extraordinaires.

Le printemps ouvre sa guinguette...

Le bourdon aux excès enclin,
Entre en chiffonnant sa chemise;...
Un œillet est un verre plein,
Un lys est une nappe mise,

La mouche boit le vermillon
Et l’or dans les fleurs demi-closes,
Et l’ivrogne est le papillon,
Et les cabarets sont les roses.

Ces impressions superficielles, ces Bucoliques de banlieue, l’impressionniste les chante comme Victor Hugo lui-même. Quant aux impressions de nature longuement ressenties, comme la ressentent ceux qui vivent sur la montagne ou sous la forêt, quant aux souvenirs qui s’enfoncent au plus profond de notre être, ce n’est plus Claude Monet ou Victor Hugo qui sont capables de les rendre: c’est Lamartine, c’est même Laprade ou Brizeux. Et si nous les voulons retrouver en peinture, quittons la salle Caillebotte, quittons le Luxembourg et montons au dernier étage du Louvre, revoir les Corot, les Rousseau et les Daubigny de la collection Thomy-Thierry.

Incapable de dégager le caractère de la figure humaine, capable seulement de dégager l’apparence de la nature dans une seule région à une seule heure et très superficiellement, l’Impressionnisme pouvait produire, ça et là, quelques excellentes œuvres, comme les Toits rouges ou l’Église de Vétheuil, mais il était, si on le compare aux grandes écoles d’art, destiné à un avortement.


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