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Les questions esthétiques contemporaines

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CHAPITRE III

Pourquoi le vêtement moderne n’est pas sculptural.

Et pourquoi? Pourquoi le vêtement contemporain est-il si peu sculptural? Pour en trouver les raisons, il suffit de le considérer. D’abord, il est uniforme; il offre de grands espaces dénués d’ombre et de lumière. Là où le buste de l’homme se creuse, se renfle, se plie et se cambre au gré des muscles grand pectoral, grand dentelé, grand oblique, la redingote n’a qu’un plan. Là où le corps dit: relief, profondeur, polyèdre, ligne ondulée, accent d’ombre, rouages souples de la machine humaine affleurant à la peau, la redingote dit: cylindre. Le tailleur rectifie le buste de l’homme et apprend à la nature comment elle aurait dû construire les jambes: rectilignes. Car autant qu’il est uniforme, le vêtement moderne est artificiel. Non seulement il cache la forme humaine, mais il la contrefait. La toge ou le pallium, prêts à se modeler sur l’athlète ou l’orateur, ne sont rien sitôt tombés de ses épaules, tandis que notre costume est une caricature complète de l’homme; il a comme lui des jambes, des bras, un cou. C’est un anthropoïde.

Uniforme et artificiel, il est encore immuable. Tandis que les grandes lignes de la toge, diversement ondulantes ou serrées, changeaient de physionomie,—selon que le prêtre ramenait un peu de draperie sur sa tête, ou que le lutteur l’enroulait autour de son bras, ou que l’orateur la laissait tomber dégageant son buste, ou que le magistrat disposait par longs traits les bords contenant les bandes de pourpre,—le veston, lui, ou bien l’habit, reste identique à lui-même, que ce soit un homme d’État, un médecin, un chimiste, un escrimeur ou un poète qui entre dedans. Sa gloire est dans son indifférence pour le personnage qu’il recouvre et dans son imperturbabilité.

Ce contraste apparaît jusque dans le geste de l’homme pour se vêtir. Comparez un Arabe qui se drape avec un Européen qui entre dans son paletot. L’un fait un beau geste circulaire, souple, simple, conforme à la dignité du corps humain. L’autre est tenu à une série d’efforts lamentables et ridicules. D’abord, il lance un bras en l’air, puis l’autre, afin de se jeter désespérément dans ses manches. Ensuite, courbant l’échine et imprimant à tout son être une secousse de bas en haut, il n’offre aucune différence avec un oiseau lourd qui s’essaie à prendre son vol ou un nageur inexpérimenté qui se noie. Ce détail marque nettement la différence entre les deux costumes. L’homme antique dispose son vêtement sur lui. L’homme moderne est obligé de se disposer lui-même au gré de son vêtement. Quoi d’étonnant si celui-ci est si peu vivant?

Sans doute, il le devient, avec beaucoup de stratagèmes. M. Paris a réussi à faire vivre les lignes de l’habit de son Danton, du boulevard Saint-Germain, mais ce n’a été qu’en exagérant formidablement le geste du tribun. Encore maniait-il un habit plus souple que le nôtre. Avec la redingote ou le veston, il eût dû renchérir sur l’agitation du Danton. De par la rigidité de son enveloppe, le grand homme moderne est tenu, pour l’assouplir, de se livrer à de violentes pantomimes aussi peu conciliables avec le vrai caractère de la statuaire qu’avec celui de ses pacifiques occupations.

Monotone, immuable, artificiel, le vêtement contemporain est donc quelque chose de très particulier dans les annales du costume. Avant lui, tous les costumes dont l’art sculptural s’est servi suivaient d’assez près les proportions du corps humain, comme l’armure du Coleone de Verocchio ou celle du Saint Georges de Donatello, ou bien ils n’avaient pas de proportions du tout. Ce que le costume moderne a de particulier, c’est qu’il n’est ni modelé sur la forme humaine comme le costume de la Renaissance, ni dépourvu de forme comme le voile antique, et que, n’étant pas ajusté au corps, n’étant pas un «juste-au-corps», il est cependant anthropomorphe à sa manière, et que, s’il ne donne pas du tout l’idée d’un homme fait par la nature, il donne cependant celle d’un «bonhomme» dessiné par un couturier.

Sans doute, on a vu de beaux vêtements qui n’étaient pas construits selon la forme du corps humain. Tel est le cas du plus beau de tous: le vêtement antique. Seulement, c’étaient des vêtements sans forme aucune. La draperie antique est amorphe. Elle n’est rien par elle-même et doit tout à l’être qu’elle recouvre. Un voile léger, une calyptre jetée à terre est sans forme comme une nappe d’eau, mais, posée sur la tête d’une femme, tombant sur les épaules, sur les seins et jusqu’aux pieds, elle devient plastique. Comme cette même nappe d’eau tombant du haut d’un rocher, rebondissant en lignes courbes, s’étalant en vagues, se réduisant en longs filets liquides, se nouant et se dénouant comme deux cordes qu’un mouvement concentrique rapproche et sépare, se rejoignant comme des œils de plis, descendant par larges nappes, puis tombant droit aux pieds comme une averse de plis parallèles et se répandant en gros bouillons tout autour de la déesse, enfin, lorsqu’elle a trouvé son équilibre, demeurant toute plane sur le sol comme une eau tranquille qui ne bouge plus: telle est la draperie antique.

Étant amorphe, elle peut devenir plastique; étant une, elle est infiniment variable. Le corps ne fait pas la plus légère inflexion sans que le reflet en tressaille dans tous les plis. Toute statue antique, si elle ne porte pas dans le pli de sa toge la paix et la guerre, y porte du moins le souvenir du corps humain. Ce ne sont pas seulement les expressions prévues par Quintilien qu’elle donne: qu’un homme en toge lève doucement le bras, ce mouvement créera derrière lui une multitude de plis,—tel, le mouvement du vaisseau crée le sillage. Qu’au contraire, un homme en redingote le lève deux fois plus haut: la ligne inférieure de la jupe n’oscillera même pas. A peine, autour de l’épaule, se fera-t-il une légère grimace, une patte d’oie. Le mouvement sous une draperie, c’est une pierre jetée dans l’eau: jusqu’aux extrémités, des frémissements concentriques à la surface indiquent le geste qui s’est produit. Le mouvement dans un vêtement ajusté, c’est une pierre tombant dans du sable. Là où il se produit, il y a une légère perturbation, peut-être un froncement d’étoffe: c’est tout.

Un artiste ingénieux peut exagérer ce froncement. Il peut coller le tissu au corps pour le mouler comme a fait M. Marqueste dans son Victor Hugo, ou, au contraire, en faire flotter les extrémités pour l’animer; il peut imposer à son héros—poète, historien, chimiste,—une élégance ou bien une agitation qu’un modeste ou paisible savant n’a jamais connues: il n’arrivera pas à traduire les inflexions délicates et subtiles du corps. Il ne trouvera pas dans l’enveloppe moderne les éléments nécessaires à son œuvre. L’artiste qui veut traduire le corps humain par la redingote, c’est un écrivain à qui l’on donnerait pour traduire du Bossuet le code des signaux maritimes ou l’Esperanto.

Nous touchons ici à la loi esthétique fondamentale du vêtement humain. Il est esthétique dans la mesure où il est révélateur. La draperie, elle, révèle trois choses: ou bien la forme du corps,—quand elle adhère au corps sous la pression de l’air ou qu’elle est serrée par un nœud, comme dans les trois Parques du Parthénon;—ou bien son mouvement, quand elle flotte et suit le geste qui l’anime, comme dans les combattants du sarcophage de Sidon;—ou bien, à la fois, sa forme et son mouvement, quand elle adhère au corps et se déroule en le suivant, comme dans la Victoire de Samothrace. Le pli tombant est également indicateur de grandes lois naturelles. S’il tombe droit, comme dans les figures des portails de nos cathédrales, il marque la loi de gravitation. S’il ne tombe pas droit, mais par sursauts, il marque à la fois la loi de gravitation et la forme du corps humain, c’est-à-dire la lutte infiniment complexe entre la pesanteur qui veut des lignes verticales et la résistance qui veut des lignes horizontales. S’il ne tombe pas du tout, s’il flotte, il marque le mouvement de ce corps et la force de l’air.

En regard de ces indications subtiles, mais précises, perçues par l’esprit inconsciemment, en regard de ces phénomènes éternels—les plus hautains individualistes nous permettront-ils de dire de ces «lois» éternelles qui régissent la vie?—examinons ce que marque la redingote, c’est-à-dire le vêtement ajusté? Il ne marque rien. Il ne révèle pas le corps, puisqu’il le cache sous une carapace de même diamètre, là où la nature a modelé des épaisseurs de proportions très variables. Il ne révèle pas le mouvement, puisqu’il est construit précisément en vue d’éviter les plis, qu’on appelle tous des «faux plis» et qu’il faudrait un désordre inouï dans l’âme d’un homme pour qu’il s’en manifestât un quelconque dans sa toilette. Il ne marque pas la marche, trop lourd pour flotter et d’ailleurs retenu par les boutons, qui sont les gendarmes du costume moderne. Aux jarrets, il est rectificatif de la nature et—jambes de coq ou mollets d’Hercule, jarrets du montagnard ou jambes du danseur—il confond tout dans le même cylindre égalitaire, imperturbable et prévu.

Puisqu’il ne marque rien de réel ni de voulu par la nature, que marque donc l’habit ajusté? Eh! c’est fort simple! il marque un idéal: l’idéal du tailleur qui l’a fait.

Quel est-il donc, cet idéal, pour avoir produit un costume uniforme, artificiel et inexpressif? Voici le dernier terme de la question. Croit-on que ce soit le hasard qui ait produit et qui maintienne, malgré tous ses défauts, ce vêtement contemporain? Ne voit-on pas que ce sont ses défauts mêmes qui le rendent populaire et que c’est précisément parce qu’il est uniforme et inexpressif, c’est-à-dire égalitaire, qu’il est contemporain? C’est précisément parce qu’il confond, sous la même apparence, le torse musclé et la poitrine étriquée, les épaules larges et les épaules fuyantes, le bras vigoureux, le jarret nerveux et les membres déjetés, les genoux cagneux, c’est expressément parce qu’il revêt les êtres les plus dissemblables d’une semblable laideur, que ce vêtement s’impose à notre temps et à notre société. Ce défaut lui est consubstantiel, c’est sa raison d’être; c’est, aux yeux des contemporains, sa qualité. La fiction de l’égalité des hommes devient réalité dans les costumes. Tout essai de rendre plus plastique le costume ferait apparaître l’inégalité physique des individus: aussi est-il repoussé. Notre costume contemporain aurait bien manqué son but, s’il pouvait s’allier à la Beauté. Il a été construit contre la Beauté.

Il est donc bien, lui-même, une mauvaise œuvre d’art. Il ne faut donc plus parler d’un fait réel et vivant à interpréter par l’art comme un arbre, un visage, un légume, un monstre naturel, un serpent ou un rocher. Non. Il s’agit d’une mauvaise œuvre d’art à reproduire en fac-similé. Voilà où dévie la théorie que tout ce qui «est réel et vivant peut devenir beau». Elle conduit, pratiquement, à introduire dans l’art une forme qui n’est ni réelle, ni vivante, qui est artificielle et morte, et à subordonner l’œuvre du statuaire aux lois posées par un tailleur,—lois d’ailleurs très précises, très impératives, texte impossible à interpréter, à tourner. Le tailleur est le statuaire de l’habit ajusté, comme le statuaire était le tailleur de la draperie. C’est donc le tailleur qui dicte la statue. Prétendre qu’on peut interpréter son œuvre, c’est proprement dire qu’on peut interpréter la forme d’un poêle Choubersky. Devant une forme aussi mathématiquement définie, il n’y a que deux partis à prendre: la surmouler ou la supprimer. Si on la surmoule, c’est le tailleur qui fait la statue. Si on la supprime, il n’y a plus de vêtement contemporain.

Rien de tout cela n’est assurément une découverte. Et les esprits peu compliqués, pour qui ces lois n’ont jamais cessé d’être évidentes, trouveront sans doute superflu le soin qui est pris ici de les rappeler. Mais il suffit de parcourir quelques pages de critique d’art contemporaine pour sentir que, bien loin d’être superflu, ce soin est le plus nécessaire dans un moment où la simplicité des impressions est si fort méprisée et la recherche de l’originalité si commune et si vulgaire, que le moindre rappel d’une vérité claire paraît un paradoxe ou une nouveauté.

Les artistes, heureusement, s’en sont souvenus mieux que les critiques. Un instant égarés par le désir tout intellectuel et non esthétique d’exprimer les mœurs de leur temps par le vêtement contemporain, ils abandonnent cette voie fausse, guidés par un instinct plus sûr que les plus brillantes théories. S’il était permis au passant attristé de faire entendre un seul mot, parmi tant de conseils qui leur sont journellement prodigués, ce serait un mot de défiance à l’égard de ces conseils et de confiance en eux-mêmes.—Ne vous inquiétez pas, leur dirions-nous, de représenter les mœurs de votre temps, ni ses aspirations sociologiques; inquiétez-vous de représenter ce que vous trouvez beau dans tous les temps, selon les aspirations qui sont les vôtres, qu’elles soient ou non celles du monde où vous vivez! Soyez sincères, c’est-à-dire soyez artistes, et soyez de votre art avant d’être de votre temps! Ne vous laissez pas détourner de votre chemin par ceux qui vous diront que les anciens furent grands parce qu’ils exprimèrent leur race, leur morale, leurs costumes, leur vie. Peut-être est-ce vrai, mais rien n’est moins prouvé, et en toute hypothèse, cela ne peut vous servir de rien. Allez tout simplement à ce qui vous paraît beau, comme le fleuve va à la mer, comme l’oiseau vole à l’épi chargé de grain. Si la draperie vous plaît mieux que la redingote, jetez la draperie sur les épaules de vos héros. On en sourira pendant trois jours, mais les années le garderont, car votre héros ne sera tenu pour grand que si vous l’avez fait beau. Osez toutes les inconséquences si elles servent votre dessein. Repoussez toute logique si elle se résout en une forme sans grâce. Et croyez qu’il n’est pas une «lumière intellectuelle» qui tienne devant le galbe d’un beau bras dressé pour assurer l’équilibre de l’amphore,—ni une intention qui vaille un pli souple tombant de l’épaule aux pieds de la plus humble statuette de Tanagra!


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