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Les questions esthétiques contemporaines

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CHAPITRE IV

Une prétention excessive de la photographie.

Où tend ce mouvement d’art en photographie et quelle crainte ou quel espoir pour l’idéalisme doit-il nous donner? Pour le bien démêler, et quelle évolution singulière il marque dans l’esprit de ses auteurs, il faut se rappeler ce qui l’a immédiatement précédé.

Il y a quelques années, nous avons vu de savants photographes, armés d’une grande quantité de documents, venir vers nos artistes et leur enseigner leur métier. Ils avaient inventé, pour surprendre la nature, des instruments très astucieux et très prompts: des disques percés de fenêtres qui tournaient très vite et vous prenaient des centaines de vues successives d’un homme avant qu’il eût dit: ouf! puis des boîtes où ils enfermaient des guêpes dont ils avaient doré le bout des ailes pour enregistrer la trajectoire qu’elles décrivaient en volant; des revolvers et des fusils à objectif qu’ils braquaient sur les oiseaux,—ils l’eussent fait sur des anges!—non pour les tuer, mais pour savoir quels mouvements disgracieux ils faisaient dans les airs et pour ôter ainsi à leurs images plus que la vie: la beauté! En guise de gibecière, ces étranges chasseurs portaient, en bandoulière, une boîte «à escamoter», contenant des plaques de rechange.—Déjà, un médecin de Boulogne avait imaginé de photographier les manifestations des divers sentiments humains qu’il obtenait artificiellement par des applications électriques sur la face insensible d’un malheureux malade d’hôpital, et il avait ainsi démontré que le Laocoon du Vatican ne remuait point du tout les muscles qu’il fallait pour exprimer la douleur.—Nos chronophotographes, eux, démontrèrent de même que, chez les grands maîtres, les chevaux n’avaient jamais galopé congrûment, ni les hommes couru avec vérité, ni les femmes dansé avec sincérité, et certainement pas une colombe venant vers l’arche, ni un Saint-Esprit planant sur Dieu le père, ni un archange, ni un séraphin, ni un chérubin voletant dans nos vieilles peintures ne pouvait résister à leurs redoutables investigations. L’art avait ignoré le mouvement: la science allait le lui expliquer.

Quelques artistes écoutèrent ces suggestions, et aussitôt tout s’arrêta. On ne vit plus que des chevaux dans des attitudes d’immobilité absolue et un peu ridicule, des hommes plantés sur un pied, des oiseaux en plomb, encapuchonnés dans leurs plumes. Rien de plus faux ne parut sur les toiles ou sur les socles que cette scientifique et photographique vérité. On s’étonna, on s’indigna, on discuta longuement. Enfin, on s’avisa d’une idée assez simple: c’est que la science est une chose et que l’art en est une autre; et que, s’il y a une vérité pour l’esprit, il y en a une autre pour les yeux qui n’est point la même et qui, en art, importe seule. Fromentin et bien d’autres l’avaient dit, mais il paraît qu’il est des évidences qu’il faut qu’on découvre et des portes ouvertes qu’il faut qu’on enfonce.

En effet, dans le cas présent, la vérité de la science est une vérité de détail; la vérité de l’art est une vérité d’ensemble. Quand le chronophotographe nous apporte une épreuve où il a noté l’une des mille phases dont se compose un mouvement, nous lui répondons: Ceci est une partie du mouvement,—ce n’est pas le mouvement. Il est très vrai que, dans un mouvement, il y a l’attitude que vous avez découverte, mais il est non moins vrai qu’il y en a des centaines d’autres et que c’est la résultante de toutes ces attitudes,—chacune immobile durant un instant de raison,—qui forme ce qu’on appelle le mouvement. Mes yeux ne perçoivent qu’un ensemble; votre appareil ne perçoit qu’une partie. Qui décidera qu’il perçoit la vérité, et que ce sont mes yeux qui sont dans l’erreur? Qui décidera que la vérité d’ensemble ne signifie rien et que rien ne vaut hors la vérité du détail? Dire qu’on voit mal parce que, dans un mouvement, on voit un ensemble d’attitudes, cela revient à dire qu’on entend mal parce que, dans un orchestre ou dans un chœur, on n’entend qu’un ensemble de sons? Mais le plan du musicien a été que vous entendissiez l’ensemble des sonorités. Pourquoi le plan de la nature ne serait-il pas que vous voyiez l’ensemble du mouvement? Que penseriez-vous d’un savant venant, au moment où nous écoutons un chœur, à l’Opéra, nous dire: «Voici un instrument très précieux qui va vous permettre d’entendre, non plus l’ensemble de cette musique, mais chaque voix et chaque instrument l’un après l’autre. Entendez cette voix, elle fait: ah! ah! ah! et celle-ci: oh! oh! oh! et cette autre, un son filé.... Maintenant vous connaissez ce chœur. Vous n’en aviez, auparavant, qu’une idée confuse et erronée. C’est la grossièreté de votre ouïe qui fait que ces sons se confondaient en un tout que les ignorants appellent harmonie. Dissociez chaque partie et vous aurez le vrai sens de cet opéra...».

Ainsi du mouvement. L’œil de l’objectif instantané est comme une oreille qui n’entendrait qu’une partie à la fois dans un orchestre. Il voit très bien une des attitudes successives dont se compose un geste, mais il ignore le geste et accomplit ce prodige de saisir, dans le mouvement, l’immobilité! Une preuve topique nous est donnée par la photographie instantanée d’une roue de voiture. L’œil humain, en voyant une roue, s’aperçoit fort bien si elle tourne ou non. L’instantané, lui, n’en sait rien. Que la roue tourne avec la vitesse d’un phaéton traîné par un cheval au grand trot, ou bien qu’elle soit immobile dans la remise, l’appareil instantané nous en donne exactement la même image. Comme il va aussi vite, plus vite même que la roue, elle lui semble toujours immobile. Ce tremblement, cette confusion des lignes des rais qui avertissent nos yeux n’existe point pour lui. Il n’en compte que mieux les rais de la roue, mais il oublie qu’elle tourne. Il perçoit bien une vérité, mais il y a une autre vérité qu’il ne perçoit pas;—et c’est justement celle dont l’Art a besoin.

Si nous allons en chemin de fer parallèlement à un autre train qui marche beaucoup moins vite que nous, cet autre train nous semble immobile. Pour qui est doué d’un mouvement plus rapide, tout ce qui est doué d’un mouvement moins rapide semble immobile. Nous appelons immobiles dans le monde et dans la vie, les choses dont le mouvement ou dont le changement sont si lents que nous ne les percevons pas dans le cours de notre vie. Cela ne veut pas dire qu’elles ne soient pas douées de mouvement; cela veut dire que ce mouvement nous échappe. Or, si l’œil de l’objectif ne reste ouvert qu’un cinq-millième de seconde, il est clair qu’un mouvement de cheval qui dure un quart de seconde lui échappe tout à fait. Donc, en allant plus vite que le cheval, l’objectif transforme le mouvement en immobilité.

Ce n’est pas la seule circonstance ou l’objectif voit autrement que notre œil. Il est tantôt plus et tantôt moins perspicace, il détaille parfois mieux et confond parfois bien davantage. Il découvre, avant le médecin, des taches d’éruption sur un visage qui paraît sain, mais il commet les plus lourdes bévues sur la qualité des étoffes. Comme le dit très bien M. Puyo: «Son analyse implacable reste superficielle et s’en tient aux apparences; bien plus, ces apparences mêmes, l’objectif tend naturellement à les magnifier, et bonnement, il se laisse éblouir par l’éclat faux des strass, par les reflets trompeurs des satinettes et des velours de coton.... C’est ainsi que, par une réunion patiente de laissés pour compte et de coupons avariés, le photographe peut rassembler sans grands frais des décors et des costumes qui prennent sur ses épreuves un aspect véritablement somptueux.» Admirable pour déterminer les inflexions de l’aile d’un macroglosse ou de la nageoire d’un hippocampe, la plaque photographique ne peut nous renseigner, aussi bien que l’œil, sur la tonalité de l’air où vole cet insecte, ni de la mer où vit ce poisson. Et c’est précisément parce qu’elle est, selon le mot de Janssen, «la rétine du savant» qu’elle n’est pas celle de l’artiste.


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