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Les questions esthétiques contemporaines

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CHAPITRE II

La triple intervention de l’artiste.

Cela suffit-il pour constituer un art? Supprimer certains défauts de l’image photographique est bien; mais, pour que cette image soit une œuvre d’art, il ne suffit pas que certains défauts soient supprimés, encore faut-il la présence de certaines qualités. Et avant toutes, la présence pressentie ou reconnue, non d’une machine, mais d’une main d’ouvrier. L’art devra être ici «l’homme ajouté à la machine», pour parodier Bacon. Mais, déjà, nous venons de voir que l’homme n’en était pas si absent qu’on le voulait bien dire, puisqu’une foule de défauts venaient moins encore de son instrument que de sa volonté, et moins de son absence que de son intervention mal dirigée.

Cette intervention, pense-t-on au premier abord, se réduit à fort peu de chose. Choisir le site, placer l’appareil, conseiller des attitudes, graduer le jour, et c’est tout. Ce que la plaque a enregistré, on est obligé de le garder, et ce qu’elle n’a pas enregistré, on ne peut l’y mettre. Tout ce que le photographe peut faire ensuite, c’est de verser plus ou moins d’acide dans son révélateur. Son génie peut se hausser à remplacer le pyrogallol par le fer, ou le papier aristotype par le papier à gros grains. Qu’y a-t-il de personnel dans ce travail? Où est le sentiment, l’émotion, l’accent qui signe l’œuvre et fait reconnaître l’ouvrier? Où est le trait qui, dirigé par la main elle-même, résume, synthétise une silhouette, une expression, une attitude, en caractérisant toute une race ou une époque comme le crayon de Gavarni ou de M. Forain? Où est l’esprit de composition qui rapporte dans la même œuvre des documents pris en des lieux différents? Où, l’imagination qui crée l’incréé, réalise l’irréel? Où est cette vision personnelle qui fait que Corot, Rousseau et Millet, devant le même paysage, auraient rapporté trois tableaux aussi différents que des vues de trois différentes planètes, tandis que dix plaques, parfaitement ajustées devant le même site, donneront, entre les mains de dix opérateurs différents, dix images semblables? Tout cela n’est-il pas absent d’une photographie, si belle soit-elle, comme en sont absentes les couleurs qui, seules, donnent aux choses tout leur relief et toute leur forme, leur distance et leur éclat?

Ces objections sont fortes; mais elles le seraient davantage si elles étaient fondées;—et elles ne le sont pas.

D’abord, il va de soi qu’on ne peut demander à la photographie les qualités brillantes et savoureuses de la peinture, non plus que celles de l’architecture, ou de la musique, ou de l’art des jardins.... On ne peut la comparer qu’à des choses comparables: au crayon, au lavis à l’encre de Chine ou à la sépia, au fusain ou à la sanguine, voire au camaïeu, c’est-à-dire à toute image en noir et blanc ou en une seule couleur graduée de son ton le plus sombre, presque noir, jusqu’à son ton le plus pâle, presque blanc. Ensuite, on peut bien lui permettre d’être autre chose que la mine de plomb ou la lithographie, sans pour cela lui refuser le nom d’art. Sans quoi, il faudrait le refuser aux œuvres de M. Allongé, ou aux dessins de M. Lhermitte, qui n’ont aucun rapport avec un crayon d’Ingres. Enfin, on peut admirer au plus haut point la probité d’Ingres, et la profondeur de Gavarni, et la synthèse de M. Forain, et l’analyse de M. Caran d’Ache, sans pour cela dire que tout l’art du noir et du blanc tient entre le portrait de Thomas Vireloque et les silhouettes de Doux Pays.

La question n’est donc point de savoir si la photographie possède les mêmes qualités que les autres procédés, mais si elle en possède quelconques, dignes de leur être comparées; si le rôle de l’artiste y est assez important pour modifier l’aspect d’une œuvre, c’est-à-dire s’il intervient assez souvent pour qu’il y ait de sa part production et non simplement reproduction, et qu’à la beauté du site qui est à tout le monde, il ajoute celle d’une idée ou d’un sentiment qui ne sont qu’à lui.

Or, en examinant les opérations photographiques, nous trouvons qu’il intervient, à trois moments différents, d’une façon assez décisive.

§ 1. Première intervention de l’artiste.

D’abord, il choisit dans la nature l’objet à représenter. Ceci a l’air très simple, et ne l’est pas du tout. «Dans la nature, disait Corot, il n’y a jamais deux choses pareilles», et ses compagnons d’étude d’après nature, Bertin et Aligny, lui faisaient un grand mérite de «savoir s’asseoir» mieux que personne. C’est donc une science que de trouver le point juste d’où l’objet doit être regardé, et non seulement le point, mais la saison, l’heure, le temps, la raison d’être du motif:

Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando?

Car, d’une part, le plus bel objet du monde peut être un médiocre sujet de tableau s’il n’est pas vu sous l’angle voulu, au moment esthétique, et, d’autre part, combien d’admirables sujets dans les plus humbles choses qui nous entourent, si le cœur et les yeux savent les découvrir! Un chemin courbe, une barrière droite, un toit qui fume, un tronc qui se crispe, une tige qui se penche, une flaque d’eau où le ciel renversé se reflète et tremble avec tout son empanachement de nuages,... c’est assez. Tout autour de nous, la nature, incessamment, peint des tableaux fugitifs, mais délicieux. Il faut non les créer,—ils existent,—mais les voir. «Il est des bonheurs fortuits, dit M. Jules Breton, où la nature fait apparaître un tableau tout fait,» et Frédéric Walker, l’admirable peintre de Harbour of Refuge: «La composition n’est que l’art de conserver un heureux effet aperçu par hasard.» Il ne faut pas croire suffisant ni nécessaire d’aller se mettre devant la falaise d’Étretat, ou le château de Chillon, ou la tour carrée de Saint-Honorat, aux îles de Lérins, pour faire un chef-d’œuvre. Le pays le plus «pittoresque» ne fournit aucun sujet à celui qui ne sait pas en découvrir dans les variations incessantes du pays le plus monotone. Savoir voir, c’est un grand point, peut-être le principal. Mais, hélas! combien d’amateurs peintres passent, dans le paysage, à côté du tableau, comme les ambitieux, dans la vie, à côté du bonheur,—sans le voir! Et ils s’en vont gravement, les uns et les autres, leur boîte à couleurs ou leur hotte à illusions sur le dos, à la recherche de merveilles lointaines qui ne vaudront point ce qui les attendait, ce qu’ils n’ont pas su voir, à la porte de leur maison....

S’agit-il de figures? Il en va de même. S’il est vrai de dire qu’«un problème bien posé est à moitié résolu», il l’est plus encore d’affirmer qu’une figure bien posée est à demi dessinée. Le reste est affaire de sûreté de main et de sûreté d’œil. Mais la composition est affaire de sûreté d’âme et d’initiative originale. Or, le photographe compose. Il dispose, sinon l’image, du moins la réalité. Il ordonne, non les lignes gravées sur les planches, mais les lignes vivantes devant ses yeux. Pour faire la Source, il ne fallait pas seulement dessiner comme Ingres: il fallait composer comme Ingres. Le modèle qu’il a employé n’a point pris tout seul cette attitude simple, fine et noble, ou, s’il l’a prise, ce n’a été que par un hasard qu’il a fallu préparer et saisir. Le photographe ne fait-il pas la même chose?

La similitude entre le photographe et l’artiste se voit jusque dans les conseils qu’ils donnent à leurs modèles. On connaît l’horreur habituelle des portraitistes pour les étoffes sans cassures, sans œils de plis. La première photographe artiste d’Angleterre, Mme Cameron, raconte, dans ses Mémoires, une anecdote qui montre que cette horreur était la même chez elle. Les succès de ses portraits de femmes lui valurent un jour la lettre suivante:

«Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins informe Mrs Cameron qu’elle désire poser pour son portrait. Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins est une personne qui possède équipage et, par conséquent, elle peut affirmer à Mrs Cameron qu’elle arrivera dans une toilette exempte de tout chiffonnage.

«Si Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins était satisfaite de son portrait, Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins a une amie qui possède également un équipage et désirerait aussi avoir son portrait.»

«Je répondis à Miss Lydia Louisa Summerhouse Donkins que, Mrs Cameron n’étant pas un photographe de profession, regrettait beaucoup de ne pouvoir faire son portrait, mais que si Mrs Cameron avait pu le faire, elle aurait beaucoup préféré voir cette toilette chiffonnée[20]

On se tromperait, si l’on croyait que la composition photographique se borne au portrait ou à une petite scène de genre moderne, vus au jour d’atelier. On a des photographies de scènes historiques, de personnages fabuleux, et dans un clair-obscur saisissant; on a des sainte Cécile, des docteurs Faust dans leurs laboratoires, des Judith entr’ouvrant le rideau d’où filtre la lumière, des Christs morts, étendus sur la pierre. Nous ne disons point que ce soient des chefs-d’œuvre de tact esthétique, mais ce ne sont point des œuvres à dédaigner. On admire beaucoup au palais Doria, à Rome, deux petits tableaux de Van Hontorst, dit della Notte, qui ne dépassent nullement en audace et en vérité d’effet les photographies nocturnes de M. Puyo: Vengeance et la Lampe file[21].

Les premiers essais de compositions historiques photographiées furent tentés en Angleterre; et il faut lire, pour se convaincre de l’enthousiasme qui les inspira, les pages où Mme Cameron les a racontés:

«Je fis de ma cave à charbon mon laboratoire, et une sorte de poulailler vitré que j’avais donné à mes enfants devint mon atelier. Je mis en liberté les poules, j’espère et je crois qu’elles ne furent pas mangées, et les profits que mes fils tiraient des œufs frais furent supprimés. Mais tout le monde fut sympathique à mon nouveau travail, depuis que la société des poulets et des poules avait été remplacée par celle des poètes, des prophètes, des peintres et de charmantes jeunes filles, qui tous, chacun à leur tour, ont immortalisé l’humble petite ferme.

«Un de nos amis intimes se prêta très obligeamment à mes premiers essais.

«Sans s’arrêter à cette crainte possible que, en posant souvent à ma fantaisie, cela pourrait le rendre ridicule, il consentit, grâce à cette grandeur d’âme qui n’appartient qu’à l’amitié désintéressée, à être tour à tour Frère Laurence avec Juliette, Prospero avec Miranda, Assuérus avec la reine Esther, à tenir un tisonnier comme sceptre et à faire complètement tout ce que je désirais.

«Il n’en résulta pas seulement des œuvres pour moi, mais de Prospero et Miranda, il advint un mariage qui a, je l’espère, cimenté le bonheur et le bien-être d’un vrai roi Cophetua, qui, dans Miranda, avait vu le prix, le joyau de la couronne du monarque.

«La vue de mon œuvre fut la cause déterminante de ce que la résolution fut traduite en paroles: il s’ensuivit une des plus douces idylles de la vie réelle que l’on puisse concevoir, et, ce qui a beaucoup plus d’importance, il en résulta un mariage d’inclination avec des enfants dignes d’être photographiés, comme leur mère l’avait été, pour leur beauté....»

Ce dernier trait est bien d’une artiste, et le suivant est digne d’une préraphaélite:

«Ensuite, je fus à Little Holland House, où j’avais transporté mon appareil pour faire le portrait du grand Carlyle.

«Lorsque j’avais des hommes comme cela devant mon appareil, toute mon âme essayait de faire son devoir vis-à-vis du modèle, en s’efforçant de retracer fidèlement la grandeur de l’homme intérieur aussi bien que les traits de l’homme extérieur. La photographie prise de cette manière a été presque la personnification d’une prière[22]....»

On se tromperait encore si l’on pensait que les grandes scènes de nature et d’académie, comme la Vision antique, sont interdites à la photographie. Qu’est-ce que c’est que cette voiture fermée qui s’arrête au bord d’une grève déserte, devant un horizon nu, borné par la mer claire où s’allongent de sombres presqu’îles? Il en descend d’étranges touristes! Des femmes en chiton et en diploïs, qu’on dirait tombées des fresques de la maison des Vettii, ou sorties des stucs des Thermes de Dioclétien, puis un homme portant une boîte à trois pieds, puis un brigadier de gendarmerie.... Tout ce monde marche dans les herbes hautes et s’attarde à cueillir des fleurs. Le brigadier de gendarmerie est là pour protéger l’art des curiosités indiscrètes ou des zèles intempestifs des gardes champêtres, des gardes-côtes ou des douaniers. Mais peut-être n’est-il pas absolument esthétique. Il ne figurera pas dans le tableau. Cependant la troupe des figurantes s’avance,

L’une emportant son masque et l’autre son couteau,

sous les oliviers, le long des flots, parmi les plantes salifères. C’est un singulier spectacle. Pour la première fois depuis des temps immémoriaux, les péplums sortent des magasins d’accessoires et flottent à l’air libre. Les calyptres légères ne balayent plus les planchers des théâtres, mais s’accrochent aux lentisques et se gonflent sous les brises marines. Les eaux des bassins réapprennent à refléter les plis nobles des anaboles et le vent à s’insinuer dans les tuyaux des flûtes. Mieux que les vieux miroirs de bronze verdi, qu’on conserve sous les vitrines des musées, ces bassins diront aux nouvelles canéphores si elles ajustent gracieusement leurs corbeilles.

Ce n’est pas anachronique. En conduisant la figure drapée en plein air, les photographes ont retrouvé la vie antique. Car ce paysage nous a conservé le milieu où se mouvaient les contemporains de Tibulle. Un piano serait étonné d’être touché par un homme vêtu d’un himation; mais dès que cet homme va sur la grève ou dans les bois, aucun costume ne s’harmonise mieux avec les lignes de la nature. Le cadre reconnaît la figure et lui sourit. Sous l’olivier tarde crescens, au pays du ver assiduum, on ne s’étonne plus de voir revivre les jeux et les fêtes sculptés sur les bas-reliefs. Les potiers de Vallauris font encore des lécythes et des cratères. L’eau, dans les vasques, chante les mêmes airs qu’autrefois. Puisqu’il y a encore des pins, voici des thyrses; puisqu’il y a encore des tortues, voici des lyres; et puisqu’il y a encore des roseaux, voici des syringes. La Vision antique va passer....

Le subtil photographe a choisi le lieu, l’heure, les visages et les costumes: il sait les poses qu’il veut reproduire, le groupe qu’il veut former. Il les a dits à ses modèles, et, dans sa tête, le tableau est fait. Il copiera la réalité, quand la réalité lui donnera sa vision, pas avant. Il a calculé la hauteur des têtes sur la ligne d’horizon, la longueur des ombres sur l’herbe, l’angle des rayons du soleil déclinant, le passage de la lumière sur le coude et l’épaule, et les plis que creusera le vent, lorsque s’élevant, il fera flotter le voile et toute la tunique, selon le rythme qu’on observe dans la Victoire de Samothrace. On va, on vient le long des rochers. Vingt fois, l’attitude a été prise, puis quittée. Non, ce n’était pas Ariane! On va abandonner la place, quand, tout d’un coup, sans le vouloir, dans un geste spontané, le modèle a réalisé l’idéal. Durant une seconde, Ariane a été visible, «aux rochers contant ses infortunes»! Rapide comme l’éclair, le photographe a enregistré sur la plaque sensible ce qu’il a voulu, cherché, préparé depuis des mois, parfois des années.... Dira-t-on qu’il n’y a pas eu composition, intervention de l’artiste?

Cette intervention ne va guère loin, objectent les critiques. Elle tient toute dans le choix du sujet pour le paysage et une espèce de groupement pour les figures, analogue à la mise en scène d’un tableau vivant. Et quand ce ne serait que cela, serait-ce peu de chose? Ce dédain est plaisant dans la bouche des critiques d’art, qui, d’ordinaire, ne jugent tableaux et statues qu’au point de vue du choix du sujet et de la disposition des personnages, et jamais au point de vue de la facture! Que l’on compte, dans tel compte rendu de Salon qu’on voudra, les pages consacrées à l’anatomie, à la myologie, à la perspective, à la concordance des passages de lumière, à la nature des mélanges pigmentaires, au rôle des dessous, et qu’on les compare au nombre dix fois plus considérable des pages consacrées à la disposition du sujet, et l’on verra si les critiques ont quelque bonne grâce à tenir pour peu de chose, en théorie, la seule chose, en pratique, dont ils s’occupent, quand ils ont à examiner une œuvre d’art?

§ 2. Seconde intervention de l’artiste.

Mais le photographe intervient une seconde fois, et alors pour la facture même. C’est dans le développement du cliché. Comme il a choisi, dans la nature, l’heure et l’effet, il choisit, pour le cliché, la gamme ou le ton général dans lequel se gradueront les valeurs. Tout le monde sait ce que c’est que développer un cliché: c’est le plonger dans un liquide qui fait apparaître, peu à peu, l’image que contient, en puissance, la plaque sensible. Selon la composition de ce liquide, modifiée pendant l’immersion, on obtient une image plus ou moins dure, où les ombres et les lumières se différencient avec plus ou moins de contraste. Le photographe peut graduer ce contraste et ainsi modifier, dans un sens déterminé, l’effet donné par la nature. Mieux encore, il peut—bien que ceci soit plus difficile,—rendre telle partie de l’image plus apparente que telle autre, le ciel, par exemple, plus que le terrain, et lui donner ainsi la force et la solidité nécessaires. A cela, d’ailleurs, se borne l’action de l’artiste sur le cliché. Il n’y fait pas de «retouches». Mais son rôle n’est pas fini quand le cliché est développé. A ce moment, le photographe professionnel a terminé son œuvre: il s’en va se laver les mains, et des serviteurs, au besoin, tireront les épreuves. L’artiste, lui, prend son cliché et le considère avec attention, mais comme une simple ébauche, que, sous sa direction, l’instrument a esquissée. A lui, maintenant, de faire, de cette étude, un tableau. Le professionnel estime que sa tâche est terminée; l’artiste, que la sienne recommence.

§ 3. Troisième intervention de l’artiste.

Car c’est dans le tirage de l’épreuve que le sentiment et l’adresse de l’homme vont surtout intervenir et que la puissance directrice prendra sa revanche sur la puissance automatique. Le cliché est dû à la machine; mais l’épreuve, comme le style, c’est l’homme. Ce l’est à tel point que, parfois, on ne reconnaît pas le cliché dur et plat dans l’image frissonnante de lueurs et de modelés que l’artiste en a tirée. Il existe deux photographies dont l’une s’appelle Étude, l’autre Matin argenté: ce sont deux paysages de roseaux et d’eaux, et de bois et de nues. On les regarde; on trouve la seconde incomparablement plus belle que la première, et l’on passe,—quand on est averti qu’elles sont du même auteur, M. J. H. Gear,—cela étonne. Bien mieux, elles représentent le même paysage: est-ce possible? Bien mieux, c’est le même cliché! Et en effet, c’est le même cliché; mais—agrandissement, changement de papier, mise en cadre différente, transposition de valeurs—ce n’est pas la même épreuve. C’est le même canevas, ce n’est pas la même trame; ce sont les mêmes paroles, mais avec un autre chant. Qu’y a-t-il donc de nouveau?—Un acide?—Non, un sentiment.—Un corps?—Non, une âme....

Le seul progrès matériel et technique est l’emploi du papier à dépouillement. On sait que les papiers sur lesquels s’impriment les épreuves photographiques sont de trois sortes: d’abord, les papiers blancs, comme le papier albuminé, qui noircissent spontanément sous l’action de la lumière sans qu’on puisse intervenir autrement que pour arrêter cette action.—Secondement, les papiers au bromure, qu’on commence à développer faiblement dans un bain, puis où l’on intervient pour activer l’apparition de l’image avec des pinceaux pleins du liquide révélateur.—Enfin le papier charbon-velours ou à la gomme bichromatée, qui est un papier coloré, par exemple en brun van Dyck ou en terre de Sienne brûlée, et d’où l’on enlève lentement avec l’eau et le pinceau tout ce que la lumière n’a pas fortement fixé, en laissant tout ce qu’on désire garder sur l’épreuve. L’image vient peu à peu ainsi par dépouillement. Ces derniers papiers se prêtent à un travail très lent. La venue de l’image s’y trouve subordonnée à l’intervention directe de la main de l’opérateur et est ainsi dirigée par une volonté changeante, au lieu de l’être par des lois naturelles et immuables.

On aperçoit tout de suite combien le rôle de l’homme a grandi. Quel être faible, et à quelles humiliantes fonctions était réduit le photographe autrefois! A partir du moment où le cliché de verre était plongé dans le bain, tout échappait à ses prises. Penché sur ces cuvettes pleines de vénéneux liquides, il attendait, désarmé, impuissant, inactif, que les acides mortels eussent fait leur œuvre. C’était à la fois comique et solennel. Cela s’accomplissait dans la solitude, comme le crime et dans l’ombre, comme la trahison. A peine la lanterne jetait-elle sur les linges épars des taches rouges qui semblaient de sang. L’homme tournait autour de ses cuvettes, de ses récipients plats, comme on en voit dans les salles de chirurgie, et rangeait des bocaux blancs, gris, bleus, vert pâle, roses, où l’on hésitait à reconnaître l’attirail d’un coiffeur ou celui d’un apothicaire. Ses yeux ne pouvaient percer l’effrayant mystère où s’élaborait, sans lui, l’image naissante d’un front, d’une joue, d’une prairie, d’eaux, d’insectes, de tiges et de fleurs.

Aujourd’hui, les fenêtres sont entr’ouvertes. L’épreuve ne gît plus dans un bain d’argent ou dans un bain d’or. Elle a été posée sur une planchette, comme une aquarelle. De l’éponge pressée coulent sur elle des gouttes brillantes d’une eau naturelle; sous cette pluie intelligente et radieuse, un visage naît, grandit et s’éclaire. Voici l’épaule nue, voici le col onduleux, voici les cheveux qui se démêlent, voici la ligne du sourcil qui s’arque et le contour des joues qui s’enfle et s’insinue dans le clair-obscur. Lentement, paresseusement, comme un petit enfant qui s’éveille, l’image ouvre la bouche, puis les yeux.... L’ombre se décharne et dit son mot; elle a souri: elle va tout dire, quand l’artiste s’arrête. Il se rappelle le mot si vrai de M. Jules Breton, qu’en art «il ne faut pas tout dire». La poésie est faite d’inconnu. Et ce qui donne aux images leur charme, c’est justement qu’elles ne détruisent point par la parole—comme, hélas! le font trop souvent les figures réelles—l’illusion causée par leur beauté, et qu’elles nous laissent croire, en demeurant à jamais silencieuses, que leur lumière intérieure vaut leur rayonnement.

L’artiste sort de son atelier; le grand jour tombe sur l’épreuve, et aussitôt l’on aperçoit tout ce que l’homme y a mis de lui. Elle n’est pas fille du hasard et de la matière. L’esprit a fait plus que la matière, la volonté plus que le hasard. Il y eut collaboration de l’intelligence et du cœur; et parce qu’ainsi il a pu y avoir erreur ou folie, il peut y avoir vérité et amour. Et s’il est arrivé que cette image est belle, de quel nom l’appellerons-nous? Dirons-nous que ce n’est pas là une œuvre d’art, parce que le vocabulaire la nomme photographie au lieu de la qualifier fusain, lithographie ou sanguine, et parce qu’au lieu de tenir entre ses doigts un petit morceau de bois carbonisé, l’artiste a en quelque sorte manié un rayon de soleil?


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