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Les questions esthétiques contemporaines

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TROISIÈME PARTIE

LE VÊTEMENT MODERNE
DANS LA STATUAIRE


 

LE VÊTEMENT MODERNE DANS LA STATUAIRE

Quand les premiers chrétiens débarquaient pour la première fois dans les villes de la civilisation païenne, ils demeuraient stupéfaits du nombre des statues qu’ils y voyaient. Les héros, les ancêtres, les dieux, le monde antique tout entier, étaient là, dressés, en bronze ou en marbre, en apparence indestructibles. Et les pieux missionnaires n’étaient pas loin de croire que, dans chacune de ces statues, il y avait un démon. C’est, aujourd’hui, un sentiment semblable de stupeur qui saisit le rural quand il entre dans nos villes ou lorsque, errant sur le balcon du grand hall des Champs-Élysées, il jette un regard sur cette foule de marbre.

Depuis le temps de Lysippe, on n’avait jamais tant vu de statues embarrasser les places publiques. Jamais n’avait passé sur ce pays un tel souffle commémoratif. Plus de cent quinze statues furent érigées en France de 1870 à 1885. Un idéal inexpliqué d’hommages coûteux et d’inaugurations réparatrices hante les ateliers de Montrouge ou de Montmartre. Une fatale émulation les tient de ne pas laisser dans Paris un square, une place, un carrefour, un rond-point, un refuge inoccupé. La sculpture a horreur du vide. Devant qu’une rue soit percée ou un square planté, un monument s’y destine et l’on sait déjà quel héros y sera honoré, quand on ignore si les maisons auront des locataires. Les espaces actuellement ouverts sont insuffisants. On a mis des grands hommes partout: on a insinué des acteurs jusque dans des squares suburbains, des encyclopédistes jusque parmi des bureaux d’omnibus, des réformateurs sociaux jusqu’à la porte des «hippo-palaces» et sur les boulevards extérieurs.

Toute place étant occupée, mais la patrie se résignant de moins en moins à ne point honorer ses grands hommes, on les juxtapose comme dans une revue. Au carrefour de l’Observatoire, un explorateur dispute la place au maréchal Ney et l’horizon aux Quatre parties du monde. La longue perspective de la fontaine du Luxembourg est close. L’œuvre de M. Puech offusque celle de Carpeaux. Il y a saturation. Et cependant, à chaque Salon, des files nouvelles de grands hommes rangés sous le vitrage «attendent», dans les limbes du plâtre, le moment d’entrer, à leur tour, dans l’immortalité.

En même temps que ce phénomène, si favorable au sculpteur, il s’en produit un autre, qui lui est fort contraire. Si jamais on n’éleva tant de statues à des contemporains, jamais non plus les contemporains ne se vêtirent d’une façon si peu «statuaire». Le vêtement moderne, depuis Henri IV, mais surtout depuis un siècle, est ce que l’histoire nous offre de plus impropre à figurer dans une œuvre de plastique. Le naïf rural, qui se promène dans nos cités, n’est pas moins indigné que le premier chrétien débarquant dans la cité antique. Si ce ne sont pas de faux dieux qui se dressent devant lui, ce sont du moins de faux hommes, et il a peine à se persuader que des gens si laids aient pu être si grands. Il y a désaccord absolu entre la prétention que nous avons d’honorer nos héros et les moyens que leur aspect extérieur nous en fournit. Le problème du vêtement contemporain dans la statuaire est donc posé par les faits.


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