Les questions esthétiques contemporaines
QUATRIÈME PARTIE
LA PHOTOGRAPHIE EST-ELLE UN ART?
LA PHOTOGRAPHIE EST-ELLE UN ART?
Quelque chose a changé dans l’Esthétique du noir et du blanc. Un mouvement nouveau entraîne les photographes hors et à rebours des voies où ils avaient accoutumé de cheminer jusqu’ici. Ce mouvement est international. Tant à Vienne qu’à Bruxelles, et à Londres qu’à Paris, aussi bien sur les terrasses de Taormine en Sicile qu’en Nouvelle-Zélande sur la côte d’or de Coromandel, partout où il y a des photographes, ils semblent préoccupés de recherches que les chimistes ignorent, et agités d’inquiétudes que leurs devanciers n’avaient pas connues. Ils flânent plus volontiers en plein air, par les bois, les plaines et les grèves, même dans les lieux sans monuments et à des heures sans soleil. Que cherchent-ils? Si un vieux professionnel de la chambre noire les suit et les observe, il s’étonne et se scandalise. Il les voit s’arrêter devant un espace vide de «site», un néant; quelque lande aux bruyères fleuries, quelque bord d’étang «où les joncs agités font un éternel murmure». Là, il aperçoit avec horreur que ces jeunes confrères violent toutes les règles de la profession. Ils se placent à contre-jour, en face du soleil. Ils ne mettent pas rigoureusement au point. Chose incroyable, il arrive qu’ils ne se servent pas toujours du système de lentilles qu’on nomme l’objectif!
S’il pénètre dans leur atelier, l’étonnement n’est pas moindre. Où est le vitrage en manière d’aquarium, et le jeu de rideaux, et la lumière crue indispensable à un «bon cliché»? Où est le carcan de fer pour maintenir la tête du patient, et le banc rustique, et la colonne torse, et le balustre? Où sont ces boîtes de carton, en polyèdres, simulant des rochers, et la cascade peinte sur la toile de fond, toutes choses qui, dans nos vieux albums de photographie, environnent d’un travestissement uniforme et lamentable les figures disparues que nous avons aimées?... Rien de tout cela, mais une simple chambre, orientée au hasard, parfois au midi, des tapisseries effacées, et, éparses çà et là, des choses gaies, fines, surannées, des péplums, des calyptres, des tuniques, des vertugadins, des anaboles, des collerettes pierrot, des chapeaux de nos mères-grands, des ridicules qui émerveillaient les merveilleux du Directoire, et des mouchoirs qui saluèrent la rentrée des vainqueurs d’Austerlitz,... ou bien, moins encore, de simples bandes, des lés de mousseline et de gaze, de satinette et de velours de coton, des choses amorphes et changeantes, comme le cabriolet de Miss Helyett et le feutre de Tabarin, des buissons de rubans, des brassées de fleurs, dans un désordre d’archéologue ou de couturier....
L’homme qui manie ces choses est-il un photographe? Il n’a point le ton sévère et impératif de l’ancien opérateur qui glaça, du mot de Gorgone, tant de générations d’enfants au brassard frangé ou de jeunes mariés aux mains prises dans des gants trop étroits: «Ne bougeons plus!» Non, ceux-ci aiment tout ce qui bouge: le nuage et la feuille, et l’eau, et le regard, et le sourire.... Le voile noir qui couvrait leurs épaules est tombé, et ils apparaissent à la foule moins magiciens, mais plus hommes. Ils ne parlent plus par C12H6O4, mais par versets de poètes ou d’esthéticiens. Ils citent moins Herschel que Stendhal et moins Janssen que Fromentin. Ils ne fuient pas les artistes. Ils causent volontiers avec eux, et non plus en pédagogues, l’index en l’air, avec la prétention de leur enseigner les vraies attitudes de l’homme en marche ou du cheval au trot, mais, au contraire, en disciples, avec le désir de profiter de l’expérience des maîtres et d’écarter de la réalité tout ce qui n’est pas conforme à l’idéal.... Enfin, ils travaillent, au jour, une seule épreuve un temps infini. C’est alors que l’indignation du vieux professionnel ne connaîtrait plus de bornes. Car il les verrait penchés sur une plaque semblable à celle du graveur, durant plus d’une heure pour chaque épreuve, se livrant à des besognes que ne désavouerait pas un aquarelliste.... Ne serait-ce pas des «retouches»? Encore une fois, que cherchent-ils?
Ce qu’ils ont trouvé est plus surprenant encore. Quiconque est entré dans une des plus récentes expositions du Photo-Club, à Paris, ou du Link Ring, à Londres, du Camera Club, à Vienne, ou de la Société belge de photographie, à Bruxelles, en est sorti stupéfait qu’un procédé vieux de soixante ans et qu’on pouvait croire épuisé semblât se renouveler jusqu’à une renaissance. N’y avait-il pas là un art modeste, sans tapage, sans manifeste, mais à demi créé, balbutiant les premiers mots d’une langue inconnue? La foule, sans chercher de raisons, a tôt fait de dire son avis: devant les œuvres de MM. Robert Demachy, Constant Puyo, Maurice Bucquet, Maurice Brémard, Alfred Boissonnas, H. Erfurth Steichen, Miss Mathilde Weil, Miss Ema Spencer, MM. Guido Rey, Murchison, Arning, P. Bourgeois, da Cunha, Coste, Naudot, Jacquin, Horsley-Hinton, Holland Day, Mme Binder-Mestro, Mlle Laguarde, Alfred Maskell, Frederick Hollyer, Craig-Annan, Le Bègue, Bergon, Colard, Calland, Watzek, Sollet, Alexandre, la foule a admiré, tout uniment. Pourtant, çà et là, apparaissent des figures inquiètes.... Des artistes, peut-être, troublés comme des gens qui auraient aperçu, se profilant sur l’horizon, aux confins de leur domaine, la silhouette des fourriers d’une invasion?... Des critiques d’art, qui, toute leur vie, montrèrent, par des syllogismes fort bien ordonnés, que jamais la photographie ne pourrait donner des résultats équivalents à ceux de l’eau-forte ou du fusain, et qui n’entendent autour d’eux que ces mots: «On dirait une eau-forte!... On dirait un fusain!» Des idéalistes enfin, qui se demandent, attristés par cette intrusion nouvelle de la science, ce que va devenir, parmi tout cet appareil chimique d’émulsions et de révélateurs, dans toute cette gomme bichromatée ou dans ce paramidophénol, les traditions fines et nobles du grand art, l’inspiration personnelle et innée, la part de l’âme, l’idée?...
Avec eux et avec tous ceux qui aiment le Beau, abordons ce problème. Demandons-nous pourquoi la photographie, jadis unanimement méprisée par les artistes, se trouve aujourd’hui sur les confins mêmes de l’art. Cherchons si l’opérateur prend une part nouvelle dans le phénomène chimique et mécanique qui s’accomplit. Examinons si cette part est suffisante pour qu’elle lui permette d’y imprimer sa personnalité. Enfin, tâchons de déterminer à quoi tend ce mouvement, et s’il marque un nouveau progrès du naturalisme sur les traditions idéalistes et classiques de l’ancienne école française; ou bien si, au contraire, il ne serait point, par une évolution singulière et inattendue, un témoignage éclatant de leur vitalité.