Les questions esthétiques contemporaines
CINQUIÈME PARTIE
LES PRISONS DE L’ART
LES PRISONS DE L’ART
Ce sont les musées.
Jamais on n’en vit tant bâtir, pour tant d’objets, ni de tant de sortes. On en fait d’immenses pour y dresser des moulages de cathédrales et on en fait de tout petits pour y aligner des poupées. On en fait pour y mettre des tableaux contemporains, comme la Tate Gallery, et on en fait pour y mettre des bronzes d’il y a deux mille ans, comme le musée Cernuschi. On en fait pour y mettre des ustensiles, comme le Musée des Arts décoratifs, et on en fait pour y mettre des dieux, comme le Musée Guimet. On en fait pour y mettre des panetières provençales, comme le Museon Arlaten, et on en fait pour y loger des porcelaines de la famille verte, comme le Musée d’Ennery. On y trouve des vertugadins, comme dans le Musée des Passions humaines, à Florence, et on y trouve de vénérables affiches ou des télégraphes surannés, comme dans le Musée du vieux Montmartre, à Paris. On fait encore des Musées pour y mettre de vieux habits héroïques et des canons démodés, comme le Musée de l’Armée, et on en fait pour y mettre des tableaux statistiques comme le Musée social. On en fait même pour ne rien ou presque rien y mettre, comme le Musée Galliera.—Mais, d’ordinaire, ce sont les œuvres d’art qu’on y renferme, les plus belles et les plus dignes d’être vues qu’on peut trouver.
Tout le monde s’y prête. Jamais les collectionneurs n’ont plus volontiers regardé leurs propres galeries comme de futurs musées. Jamais on n’a légué à l’État ou aux villes tant de maisons qui, du vivant même de leurs hôtes, avaient pris la forme d’un temple du Beau. On bâtit un musée aujourd’hui dans le même esprit qu’autrefois un hôpital, une église ou un monastère. Lorsque, au soir de la vie, les vainqueurs de l’âpre lutte industrielle et sociale se demandent par quoi ils embelliront leur victoire et en répandront quelques effets sur la foule, ce qui se dresse devant eux, c’est la vision d’un musée. Ici, au parc Monceau, il a suffi d’ôter le lit du mort, pour que sa demeure fût un musée. Là, lorsqu’il y a quelques années, le vieux prince sans enfants, sans trône et sans épée, debout sur la terrasse de sa demeure, cherchait ce qui pouvait le mieux perpétuer sa mémoire, il trouvait que c’était de changer son château en musée. Et voici que partout les châteaux sont devenus des musées. Le Louvre est un musée. Versailles est un musée. Fontainebleau est un musée. Chantilly est un musée.
Cette idée hante aussi les âmes collectives. Les municipalités qui ont trop d’argent,—et même celles qui n’en ont point assez,—rêvent de musées gigantesques accaparant tous les trésors d’art d’une province,—comme le Palais des Papes à Avignon,—et vers où se dirigeraient, en pèlerinage, les foules du siècle nouveau. Les villes montrent aux étrangers leurs musées avec autant d’orgueil que leurs hôpitaux ou leurs hospices. Et, de même qu’en bâtissant des hospices, elles croient avoir résolu le problème de la justice sociale, de même, en bâtissant des musées, elles croient avoir sauvé la beauté dans le monde.
Voilà une tendance bien caractéristique de l’esprit contemporain. En voici une seconde:
Pendant qu’on bâtit des musées, on détruit des œuvres d’art. On jette bas des monuments, parfois des quartiers entiers dans les cités qui furent contemporaines des siècles de beauté. On dénoue leur ceinture, comme à Avignon. On éventre leurs remparts, comme à Antibes. On menace leurs ponts, comme à Lucerne. On disperse les nymphes de leurs fontaines, comme à Nuremberg. On complote de combler leurs canaux, et, en attendant, on enfume leurs ponts, comme à Venise. On brise leurs mosquées, comme en Égypte. On renverse leurs palais et l’on défonce leurs jardins, comme à Rome. On mutile leurs couvents, comme à Toulouse. On empiète jusque sur leurs tombeaux, comme à Arles.
Florence même, Florence qui consolait de tant d’attentats géométriques les artistes des deux hémisphères, Florence voit tout un plan de Riordinamento et de Sventramento s’étaler sur les tables de ses conseils!... Là, une voie, droite comme une épée, traverse le cœur même de la ville, trouant les palais de guingois, coupant les vieilles artères vitales du moyen âge, secouant ou ébréchant, sur son passage, les loggie, les créneaux de la place San Biagio, de la maison des Giandonati, du palais di Parte Guelfa, fauchant les tours[23]....
A ces nouvelles, la démocratie bat des mains. Cela sonne à ses oreilles comme une victoire. C’est une victoire, en effet, sur le respect, sur le passé, sur tout ce qu’elle ne peut empêcher d’avoir été avant elle, mais ce qu’elle peut du moins empêcher de lui survivre; victoire sur les hommes qu’elle n’a pas élus et les choses qu’elle n’a pas votées. Pendant la nuit, fameuse en Avignon, où tomba la porte l’Imbert, à la lueur des torches, en toute hâte, quelques heures seulement après l’arrêté du maire décrétant sa ruine, une foule enthousiaste acclama les ouvriers de cette destruction et le chef élu qui venait y présider.
Ce ne sont là que quelques exemples, et pris dans quelques pays. Mais le courant de Sventramento est universel. A chaque heure qui sonne, on peut dire qu’il s’accomplit ou qu’il se trame, sur quelque point du globe, quelque chose contre sa beauté. Et si l’on a pu calculer, de certains grands capitalistes, que, chaque matin, ils se réveillent plus riches en capital, sans avoir rien fait que de durer une nuit de plus, on peut dire, au rebours, que par le mouvement naturel du progrès, chaque soir, le soleil se couche sur des cités moins belles que les cités qu’il a le matin même éclairées.
Deux courants traversent donc le monde: l’un pour la beauté dans les musées, l’autre pour la laideur dans la vie. Au fond, c’est le même et il n’y a entre les deux aucune contradiction. Ils coexistent dans les mêmes âmes. Ils vont au même but, comme ils sont nés de la même idée sur le rôle de l’art. Et cette idée, toute-puissante en ce moment, est telle qu’il faut la dénoncer hautement, s’il en est temps encore, comme la plus fausse qui soit dans son principe et la plus funeste dans ses applications.