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Les questions esthétiques contemporaines

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CHAPITRE I

L’art proscrit de la vie et interné dans les musées.

Ces deux tendances sont sœurs. Un jour, au mois de septembre 1895, on vit, dans la même ville d’Avignon, le même conseil municipal, présidé par le même maire, prendre, presque dans la même séance, deux résolutions en apparence contradictoires: il résolut, d’abord, de démolir les pittoresques remparts de la ville, du côté sud, et ensuite de chercher six millions pour transformer le Palais des Papes en un musée de la chrétienté.

L’un de ces projets était mesquin et facile, l’autre grandiose et ardu. Un seul fut exécuté: ce ne fut pas le grandiose, mais le grandiose fut sincèrement désiré. Il l’est encore. Car les mêmes hommes qui trouvent nécessaire d’abattre ces belles pierres jaunes, posées par les Papes et célébrées par Stendhal, n’estiment pas superflu de fonder un musée nouveau. Les mêmes économistes qui reprochent à l’art d’étouffer la ville en lui gardant sa couronne de mâchicoulis, sont prêts à l’endetter de six millions pour lui faire une collection de vieilles chasubles. Et, dans ces deux résolutions, en apparence contradictoires, ils sont animés par une même idée d’ordre,—qui est de ne pas laisser l’art encombrer la rue, mais de le mettre à sa place, où iront le chercher les gens qui croient en avoir absolument besoin: au musée.

Le même souci tient tous les destructeurs de beauté, quelque part qu’ils «travaillent». A Arles, on a détruit les maisons qui plongeaient dans le fleuve, afin de tracer des quais rectilignes. On y a encore détruit, par les bruits de la terre et par les fumées du ciel, le charme des tombeaux vides des antiques Alyscamps. Mais, en revanche, on y fonde un Museon Arlaten pour y renfermer les choses pittoresques de la vie populaire.

A Florence, en 1888, la commission de Riordinamento del centro della città, après qu’elle eut visité les maisons de la rue des Apothicaires et décidé leur disparition, décréta toutefois qu’on enrichirait de leurs photographies les archives communales. Aujourd’hui, lorsqu’un parti florentin demande qu’on rase le vieux et bizarre palais dell’Arte della Lana, qu’un arc-boutant joint mystérieusement à Or San Michele, que dit-il pour nous consoler? Il dit qu’«on en fera une reproduction dans une autre partie de la ville»! Quand on a détruit le Mercato Vecchio et tout ce qui avoisinait la vieille église de Saint-André, on a pompeusement créé, au musée de Saint-Marc, une salle de souvenirs, de fresques, de plafonds, de cheminées, d’écussons tirés des maisons du XVe siècle.

De même qu’à Bruxelles, si l’on a rasé, autrefois, l’ancien palais des ducs de Brabant, on en a tenté, deux cents ans après, une restitution, de même on a soin, aujourd’hui, de reproduire à huis clos ce qu’on a supprimé dans la rue. En Suisse, les hôtels expulsent les chalets, mais, quand on a ruiné les chalets de la montagne, on en reconstruit tout un quartier à l’Exposition de Genève. A Paris, après avoir renversé, au siècle dernier, la Bastille et la rue Saint-Antoine, on a cru devoir en restituer des effigies au Champ de Mars, en 1888, et, en 1900, on a édifié, sur les berges de la Seine, une parodie du vieux Paris jadis démoli avec enthousiasme. Ainsi, détruisons-nous nos vieilles demeures séculaires, quittes, cent ans après, à en tenter quelque incertaine et coûteuse «restitution», pour que les foules viennent goûter des «apéritifs» très nouveaux sur des escabeaux très rétrospectifs.

Sans doute, on entend, çà et là, des protestations. A Florence, notamment, une clameur, grossie par la clameur des artistes du monde entier, a retenti contre les projets en cours d’embellissement destructif. Une ligue s’est formée de Florentins passionnés pour la beauté de la fleur du val d’Arno, sous le titre d’Associazione per la difesa di Firenze antica[24]. Mais à ces protestataires on répond quelque chose d’apparence très logique: ou ces vieilleries sont dignes d’être conservées, leur dit-on, ou elles ne le sont pas. Si elles ne le sont pas, qu’importe qu’on les détruise? Et si elles le sont, quoi de mieux que de les abriter dans un musée?

D’ailleurs, qu’est-ce qui est menacé dans cette Florence que vous prétendez défendre, et pourquoi tout ce bruit? Pourquoi ces dix mille signatures de princes, d’évêques, de romanciers et de tribuns, protestant contre notre voirie municipale et que vous êtes allés chercher jusqu’aux confins de la civilisation, depuis les autorités du Massachusetts jusqu’à celles de la Tasmanie?... Est-ce qu’il est question de détruire un seul des monuments qui font la gloire de notre ville à l’étranger? Est-ce qu’on touche au Palais Vieux, au Palais Pitti, à Sainte-Marie-Nouvelle, au Dôme?

Regardez donc le plan que vous attaquez.... Il ne touche même pas au Ponte Vecchio, pourtant si étroit et si incommode! Il respecte tout ce que les guides montrent aux touristes, et, quand il sera exécuté, non seulement l’itinéraire des Cook’s tours ne sera pas entravé par les démolitions nécessaires, mais, en traçant des voies plus droites et plus larges d’un monument à l’autre, nous permettrons aux étrangers de tout voir en moins de temps....

Que prétendez-vous encore? Qu’il y a de jolis détails architecturaux dans les maisons de la place San Biagio.... Quoi donc? Cet écusson sur le palazzo dei Canacci, ces moulures?... Et là-bas, au palazzo di Parte Guelfa, cette colonnette de la loggetta del Vasari?... Et, dans le borgo San Jacopo, quelques mâchicoulis?... Eh bien! on les sauvera! On tirera de la masse informe de ces vieilles bâtisses du XIVe ou du XVe siècle, les rares morceaux dignes d’être vus et on les mettra dans un musée. Tout le monde y gagnera, même les esthètes, puisqu’ils trouveront rassemblés dans une même salle et qu’ils verront, en dix minutes, tous ces détails qui, dispersés sur des murs sans intérêt et dans des ruelles impraticables, leur auraient demandé cinq ou six heures pour être à grand’peine découverts! En travaillant pour les utilitaires, nous travaillons aussi pour vous.

En face des gracieux spectacles ménagés par la Nature, on a pris le même parti. Dans ce Paris, qui n’est pas un lieu de pèlerinage esthétique, mais qui serait cependant si beau sans ses embellissements, on conserve et on détruit avec un semblable acharnement. Les étrangers artistes en sont stupéfaits. «Quiconque, dit Ouida, revient à Paris, après une absence de quelques saisons, trouve la splendeur de sa vie plus obscurcie tous les dix ans par l’empoisonnement de l’atmosphère que cause le nombre toujours plus grand de fabriques, de chemins de fer et d’autres travaux et par l’extension de la ville parmi les jardins, les vergers et les bois qui lui formaient autrefois une admirable ceinture.»

Mais, en revanche, le moindre morceau badigeonné de couleurs est rentré, étiqueté, conservé, forclos. On a supprimé du ciel parisien cette délicate harmonie de ruines noires et de vertes frondaisons, dont vingt-huit années avaient effacé l’âcre souvenir et souligné la triste beauté,—pour y édifier, entre deux horloges, une gare de chemin de fer. Mais on a retiré précieusement quelques médiocres vestiges des fresques d’un des plus médiocres décorateurs du second Empire et l’on va leur consacrer pompeusement quelque salle de musée.

Dans ces prisons, la vie moderne renferme même les oiseaux et les fleurs. Dans toute l’Europe méridionale on dépeuple les bois de leurs petits oiseaux, qu’on tue, qu’on empoisonne, qu’on écrase dans les nids, qu’on prend par millions aux roccoli. Bientôt l’on pourra mettre au Muséum les derniers exemplaires de certains oiseaux que, nos pères et nous, aurons, pour la dernière fois, entendus chanter. Si l’on veut en garder la forme et la voix, qu’on les fasse chanter devant le phonographe et qu’on appelle ensuite le taxidermiste!—car les temps sont proches où l’espèce entière aura péri. Mais les cages de nos jardins zoologiques sont pleines.

Les oiseaux ainsi catalogués, il arrivera un jour où l’on mettra aussi les fleurs dans des musées fermés, afin de les soustraire à la vie dévastatrice. Que dis-je? Cela est arrivé. On détruit tant de fleurs sur les Alpes qu’on a dû créer pour elles des refuges comme la Chanousia du petit Saint-Bernard, à laquelle on a donné le nom de «jardin-musée».

Un «jardin-musée!» ce nom seul ne définit-il pas une époque, une tendance et une idée? Et n’est-ce pas la même idée qui anime les édiles de Florence, et ceux de Paris, et ceux de Venise, et ceux de Rome: parquer le pittoresque, l’éloigner de la vie, ôter des pas de la foule cette chose encombrante, distrayante qu’est le Beau, le ramasser, l’emporter au loin, comme ce que ramassent et ce qu’emportent, aux heures frileuses de l’aube parisienne, les charrettes des balayeurs et des chiffonniers! Dans une ville bien ordonnée pour les affaires, il ne faut pas, semble-t-il, que les passants s’arrêtent à considérer des architectures, non plus que les flots d’un fleuve à considérer les quais. Que les uns et les autres passent vite, portant leurs fardeaux multiples, courant vers leur commune fin! Que le mot d’ordre soit, pour l’économie de nos cités modernes, celui-ci: «L’utile en liberté, l’art en prison.»


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