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Les questions esthétiques contemporaines

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CHAPITRE II

Le triomphe du fer: le Pont et son échec, la Maison.

Or, les éprouvons-nous? Non. Quand on fait l’apologie des monuments de fer, les motifs qu’on nous en donne sont surtout de raison raisonnante. On ne dit pas: ce monument est admirable parce qu’il plaît au sens obscur de l’ordre dans les formes matérielles et au goût de leur variété, de leurs tours et de leurs retours capricieux où l’harmonie se devine, mais se dissimule sous la complication, mais on dit: il faut de toute nécessité qu’il le soit, puisqu’il répond au temps où nous vivons et aux instincts du peuple que nous sommes.

Étrange postulat! Comme si toutes les fois qu’un peuple et qu’un temps avaient des besoins nouveaux, ils créaient nécessairement un beau style d’architecture pour les exprimer? Quoi de plus nouveau, de plus puissant et de plus genuine que la jeune civilisation américaine, et quoi de plus banal que ses palais,—château de Blois sur la face, Parthénon sur le revers,—qui empruntent à tous les styles et ne rendent pas, en intérêt, ce qu’ils ont emprunté? On a voulu faire un sort, en esthétique, aux «maisons hautes» des États-Unis comme aux premiers phares dressés pour éclairer les novateurs des deux mondes. Mais à les bien considérer, les styles de ces gigantesques «accroche-nuages» ne sont que des multiplications de styles déjà fort connus et fort anciens. Ce n’est point parce que le Monadnock Building entassera treize bow-windows les uns sur les autres qu’il aura réalisé un style de bow-window nouveau, ni parce que l’Union Trust Company de Missouri portera plus haut qu’aucun monument égyptien la «gorge égyptienne», qu’il aura en quelque manière enrichi ce mode de couronner un sommet. Ces maisons hautes romanes par leur porte, grecques par leurs colonnes, égyptiennes ou plus souvent gothiques par leur couronnement, sont tout ce qu’une maison peut être: hors américaines. Par leur masse compacte et solide, elles rappellent surtout les vieux monuments romans ou anglo-saxons de l’époque carolingienne, comme la tour d’Earl’s Barton, par exemple, et rien n’est moins «nouveau-monde». Et en quoi l’arc de triomphe élevé en l’honneur de l’amiral Dewey sur la cinquième avenue diffère-t-il des arcs de Titus et de Constantin?

Pareillement, est-il un peuple plus particulier, plus puissamment original et depuis plus longtemps que les républiques Sud-Africaines, et les églises et les palais de Johannesburg ou de Pretoria diffèrent-ils de ceux de Londres ou de Chicago? L’exemple des Boërs défendant des palais à ordres grecs, et celui des Américains faisant passer leurs troupes victorieuses sous l’arc de triomphe de Constantin nous montrent assez que l’art ne suit pas nécessairement la marche d’une civilisation, et qu’à certaines époques il est plus facile de créer une patrie qu’un style ou de la défendre que de l’embellir.

Sans donc nous attarder aux postulats, jugeons donc le fait. Interrogeons l’impression produite chez nous tous, dans tous les pays, par les monuments de fer aperçus durant ces dernières années: aux expositions, dans les villes, dans la campagne, sur les fleuves. Comme nous nous sommes gardés soigneusement des suggestions intellectuelles, gardons-nous des préjugés d’une habitude de vision, et nous avouerons qu’on ne peut écarter, d’un mot, toute l’Esthétique du fer. Il y a tout un ordre de monuments où nous reconnaîtrons la Beauté. Elle est dans ces fermes admirables du pont Mirabeau ou du pont Alexandre III,—dans ces branches de fer qu’une main puissante a courbées d’une rive à l’autre pour donner passage à des peuples entiers en quête de merveilles.

Rien n’est plus nouveau, mais rien n’est plus heureux que cette substitution d’une fine trajectoire de fer au lourd et massif établissement des ponts anciens, que nous étions accoutumés d’admirer.

Rien n’a changé davantage dans l’architecture que l’aspect d’un pont. Mais rien n’a changé plus heureusement. Au temps où, dans les villes ceinturées par leurs remparts, les maisons se serraient, sans perdre un pouce de terrain, les unes contre les autres, comme un troupeau qui a peur, le pont de pierre était une rue qui se continuait sur l’eau. Mais, dans les temps modernes, les populations se desserrent, débordent leurs murailles et, les débordant, les renversent. Elles descendent des tours, elles font cercle autour de leurs monuments et laissent la nature renaître, çà et là, en de carrées oasis. Elles ont donc abandonné les ponts, qui ne sont plus qu’un lieu de passage. Les anciens étaient en pierre, comme les maisons construites sur leurs piles. Les nouveaux sont en fer, comme les trains qui filent sur leurs voies. Le pont était une ville, entre les deux villes; on y bâtissait des boutiques, on y édifiait des chapelles: on s’arrêtait pour y danser, pour y loger, pour y coucher, pour y prier, pour mourir. On y enfermait même les prisonniers et il n’est rien de plus banal dans l’histoire que l’exemple du pont des Soupirs. Aujourd’hui l’on n’entend plus trop parler de gens demeurant sur les ponts et, si la locution populaire «coucher sous les ponts» subsiste, ce n’est pas pour porter témoignage d’un goût contemporain, mais d’une fâcheuse nécessité.

L’aspect du pont ancien témoignait de ses fonctions diverses. Il ressemblait à la fois à une forteresse et à une rangée de navires: forteresse contre les hommes, navires contre les flots. Forteresse de si étroite ouverture, que, sur le pont Sublicius, un héros suffisait à la défendre contre une armée, forteresse munie de portes et de créneaux, comme on l’aperçoit encore au pont Nomentane, quand on va rêver dans la campagne romaine. Tellement forteresse et tel signe de puissance, qu’on représentait un pont dans les armes de certaines villes, comme dans celles de Cordoue. Navire contre les flots, chaque pile étant construite comme un bateau tournant son avant à l’amont de la rivière, portant parfois des figures, pour fendre la nappe d’eau contraire. Arrondi en aval comme une poupe, creusé de fenêtres des deux côtés comme une dunette, observatoire s’ouvrant d’un côté vers la source et de l’autre vers la mer—tel était le pont d’autrefois.

Aujourd’hui, la fonction d’un pont est simplement de relier deux rives l’une à l’autre. Aucun pont n’est tenu de faire plus que cela pour nous, mais aucun ne doit faire moins. C’est peu qu’il soit un beau monument, comme le pont ruiné de Saint-Bénézet sur le Rhône, s’il nous laisse à mi-traversée, à pic sur le fleuve. Il faut qu’il aille d’un bout à l’autre. Mais, d’ailleurs, il suffit que nous y puissions passer. Et, comme nous avons à passer vite, il est inutile qu’il porte sur son dos des maisons. Regardez le pont Mirabeau, le pont Alexandre III et comparez-les à l’ancien pont de pierres. L’ancien était un monument oblong qui barrait l’horizon, terminant une étendue d’eau. On eût dit une maison percée de gros caniveaux. On percevait sans doute dans les fondations quelques voûtes claires, par où passait le courant, mais l’ensemble du monument clôturait l’horizon d’eau et ne révélait rien de la venue empressée ou de la fuite majestueuse du fleuve.

Qui dira, si l’on s’en tient uniquement à l’impression des yeux, que le pont de fer n’est pas aussi beau? D’abord, il est plus léger. Certes on ne doit pas juger de la légèreté d’un monument par la seule considération de ses dimensions totales: une arche de 107 mètres n’est pas nécessairement plus svelte qu’une arche de 30, non plus qu’un dôme de 30 mètres n’est nécessairement plus imposant qu’un dôme de 15. Les qualités de légèreté ou de grandeur ne sont pas des qualités absolues, mais naissent des proportions relatives de l’édifice, parce qu’il n’y a pas entre les divers édifices du monde, même d’une ville, une commune échelle de grandeur. Seulement, il se trouve qu’ici il y a une échelle commune: la Seine, dont la largeur est sensiblement la même partout, et le pont qui la traverse d’un bond, comme un cheval, paraît nécessairement plus svelte que celui qui, à peu de distance, la traverse pas à pas comme un éléphant.

Ce n’est pas seulement là un triomphe pour l’ingénieur: c’est une joie pour l’artiste. Aucun des sept ponts dont la Rome impériale était si fière, peut-être aucun des cent douze ponts de toutes formes qui coupent la Tamise n’ont cette légèreté. Évoquez un instant le grand dessin tracé dans l’espace par les manieurs de fer, depuis le puissant mammouth du Forth, jusqu’à la suspension aérienne de Brooklyn, les merveilles de ces réseaux, depuis les consoles du Niagara jusqu’au double viaduc du Douro et aux Cantilevers d’Écosse. Voyez, d’une rive à l’autre d’un fleuve, les ingénieurs lancer un pont comme un train rigide, ou bien des profondeurs de l’abîme, se soulever un à un vers le ciel, comme attirés par un aimant invisible, des tronçons de métal qui, s’arrêtant tout à coup dans leur ascension pour se souder les uns aux autres, font apparaître entre les deux montagnes un arc-en-ciel de fer!... Et admirez qu’ici l’effort de la science, en diminuant la matière, ait servi la cause de l’art et que, loin d’opprimer ou de cacher la nature, il ait fait apparaître à nos yeux, tout en remplissant la même fonction utile qu’autrefois, plus de paysage, plus d’eau, plus de ciel.

On a donc trouvé le pont moderne en fer, mais ce n’est pas tout de passer: il faudrait demeurer. A-t-on trouvé la demeure moderne? Ici, quoi que proteste notre espérance, il faut bien que la franchise réponde: Non. L’impression naturelle, spontanée, constamment renouvelée de notre instinct esthétique à tous, nous dit qu’on n’a encore trouvé ni la maison, ni le palais, ni la tour de fer, ou que, si on les a trouvés, on n’en a point trouvé la Beauté. Elle nous dit aussi que les grandes prétentions architecturales du fer en 1889 ont paru déplaisantes et que quatorze années passées à les considérer n’ont guère réconcilié personne avec elles. Et enfin, que, depuis 1889, le mouvement en faveur du fer apparent semble arrêté net, et qu’à certains de ces monuments, on n’a encore trouvé ni leur emploi, ni même leur couleur.

Voilà l’impression. Que dira-t-on contre elle?

Qu’elle tient à une habitude de nos yeux qui ne retrouvent pas dans les minces supports de fer les conditions d’équilibre et de stabilité auxquelles ils étaient habitués? Et qu’«une longue éducation nouvelle du regard sera nécessaire, comme l’affirme M. Sully-Prudhomme, pour que la jouissance perdue soit recouvrée[2]»? Sans doute, l’habitude est pour quelque chose dans nos impressions. A première vue, la forme pyramidale, qui est la forme stable par excellence, nous plaît mieux que son contraire et il est rare que nous aimions, si nous la trouvons, dans l’architecture, la forme de la pyramide renversée. Mais cette exigence de notre vue, due à l’habitude, est-elle inamovible? Non, car parfois la nature nous fournit la forme pyramidale renversée sans nous choquer. Dans les arbres, la partie la plus large se trouve suspendue sur la partie la plus grêle. Le tronc ne rétablit pas toujours par sa largeur à la base l’équilibre compromis par son faîte: le tronc du palmier, par exemple, diminue en s’approchant du sol et, de toute façon, nous apparaît comme une pyramide renversée. Pourtant, nous n’avons aucun doute sur sa stabilité. Non plus sur celle d’un homme, vu de face, debout, les pieds joints, la tête inclinée sur la poitrine, qui lui aussi repose sur une base grêle, eu égard à la largeur de son entablement. Dans l’architecture même, nous ne sommes pas inquiétés par le profil d’un chalet à encorbellements. Et qui de nous a jamais été choqué par le palais des Doges?

Ainsi donc, bien avant le fer, notre surprise de voir de frêles supports soutenir un immense appareil n’était pas telle qu’elle commandât impérativement notre goût. Quand, en 1889, ont surgi de terre les piliers de la galerie des Machines, nous ne nous sommes pas scandalisés parce qu’ils s’amincissaient en s’approchant du sol, comme des troncs de palmiers. Car nous ne mettions pas en doute leur stabilité.

Mais tandis que l’idée de solidité change selon que notre esprit est plus ou moins averti des conditions de cette solidité, l’impression d’élégance d’une ligne, elle, ne change guère. Et l’on aura beau nous dire qu’une voûte de verre est plus légère qu’une voûte de pierre, nos yeux la verront toujours plus lourde, plus massive et plus monotone dans sa convexité. Ce qui importe donc plus que toutes les notions purement intellectuelles, c’est l’impression esthétique en face d’une ligne ou d’une couleur, et quand nous repoussons, dans l’ensemble du monument vu du dehors, les calottes de verre, c’est-à-dire la matière la plus lourde à l’œil et la plus sombre qu’on puisse imaginer, et, dans le détail des poutres, les entretoises et les croisillons, les N et les croix de Saint-André, dont se compose l’ornementation architectonique du fer, ce n’est point une notion intellectuelle et qu’un raisonnement peut modifier, mais une impression purement sensorielle et qu’aucun raisonnement ne changera. Ce n’est point là une impression subtile d’érudit ou d’archéologue. C’est l’impression naturelle et spontanée du plus ignorant des hommes, qui a des yeux, qui les ouvre, non sur des livres, mais sur la nature, et qui aime mieux voir une amphore qu’une cloche à melon!

Contre cette impression que dit-on encore? Qu’elle est fausse parce qu’elle est nouvelle. Qu’elle passera avec l’habitude. Que tous les partisans d’un art établi l’éprouvèrent en face de l’art qui allait le remplacer et que nous sommes devant ces hautes carcasses de fer, comme les Grecs eussent été devant les barbares chefs-d’œuvre de l’art ogival. On ajoute que le fer n’est déplaisant que là où, abandonnant ses qualités propres et dissimulant sa nature pour simuler celle de la pierre, il emprunte à celle-ci son aspect décoratif, mais que s’il osait se déployer sans modèle, s’aventurer sans guide, s’affirmer sans peur, il trouverait de lui-même le caractère de beauté qui lui convient, et que, pour le trouver, l’architecte n’a qu’à suivre les suggestions de la matière nouvelle qu’il emploie et qu’à donner, comme caractéristiques aux palais nouveaux, les caractéristiques mêmes du fer? Que valent ces deux arguments?


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