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Les questions esthétiques contemporaines

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CHAPITRE I

Pourquoi les sculpteurs ont tenté de représenter le vêtement moderne.

Sans doute, il y a longtemps qu’on a senti ce désaccord. Mais on le résolvait jadis en sacrifiant hardiment un des termes du problème. On sacrifiait le vêtement. On osait habiller d’une toge ou ne pas habiller du tout les héros. «L’habit de nature, c’est la peau, disait Diderot, plus on s’éloigne de ce vêtement, plus on pèche contre le goût.» Canova, Thorwaldsen et leurs successeurs l’avaient établi en principe. De même, quand Rude sculptait, au flanc de l’Arc de Triomphe, son héroïque Départ, il dépouillait le feutre emplumé, l’habit à la française, toute la défroque de 1792, et ne retenait des combattants que la passion qui les inspirait. Et c’était excellent.

Mais, si féconde que soit une tradition d’art, dès l’instant qu’elle est appliquée dans sa lettre et non dans son esprit par une foule de médiocres élèves, elle devient insupportable aux esprits indépendants et insuffisante aux délicats. Tel fut le sort du «nu» et du «drapé». Les innombrables effigies funéraires de Thorwaldsen en donnèrent le dégoût. On chercha un renouvellement dans la silhouette sculpturale du contemporain. On se demanda si le «nu» était bien une «loi» inéluctable,—et si d’ailleurs il y avait en art des lois que des novateurs hardis ne pussent enfreindre ou tourner. On chercha, de droite et de gauche, des exemples. On remarqua que le Moïse n’était point selon le canon de Polyclète, que le Coleone portait un autre costume que la toge et que les figures enthousiastes de Rude ne respectaient point les principes que Lessing avait cru découvrir dans le Laocoon. En même temps on montrait les Hollandais tirant un parti merveilleux de leurs sombres vêtements noirs. On citait Chardin pénétrant d’une poésie d’intimité les plus humbles recoins et outils de la vie familière. Dans toutes les régions de l’art, on apercevait que de prétendues lois n’étaient que des conventions. On avait cru ces lois de l’art absolues. Or, elles ne l’étaient pas. Donc, il n’y avait pas de lois absolues en art.

C’était une conclusion précipitée. Autant eût valu dire: on a cru que tel corps était simple; or, on a découvert qu’il était composé; donc, il n’y a pas de corps simple. Mais elle répondait si bien au besoin de réaction contre le pédantisme de l’école qu’on l’adopta d’enthousiasme et qu’on somma les artistes de s’y rallier. «Croyez-vous, écrivait Planche, que si Rubens et Van Dyck revenaient, ils ne sauraient pas tirer parti du costume français en 1831? Nous renvoyons ceux qui en douteraient à tous les portraits parlementaires de Lawrence que nous connaissons par les gravures de Reynolds, Cousins et Maile. L’art, quoi qu’on en dise, trouve à se loger partout, tout lui obéit, tout lui cède quand il commande impérieusement[13].» Et Planche avait raison, s’il voulait dire que jamais un costume sévère, noir, monochrome, n’a été rejeté par un grand artiste comme inesthétique, mais il s’avançait beaucoup s’il en tirait argument pour le costume moderne. Car ce n’est point la couleur monochrome qui est inesthétique dans notre vêtement: c’est la ligne géométrique. Dès qu’on ne s’en tient pas aux analogies superficielles et qu’on cherche à serrer de près la question, en soumettant chaque terme à une attentive épreuve, on s’aperçoit que les prétendues dérogations à cette loi n’en sont point et que chacune, au contraire, de celles signalées par la critique moderniste confirme la vieille opinion des artistes ou,—pour parler plus simplement,—s’accorde avec leur instinct. Delacroix, qui avait pratiquement tout entrepris et qui, théoriquement, passait sa vie à creuser ces problèmes, le dit en termes plus forts qu’aucun classique n’en a jamais employé: Il y a des lignes qui sont des monstres, et il ajoute lesquelles: «la droite, la serpentine régulière, surtout deux parallèles. Quand l’homme les établit, les éléments les rongent. Les mousses, les accidents rompent les lignes droites de ses monuments. Chez les anciens, les lignes rigoureuses corrigées par la main de l’ouvrier. Comparer des arcs antiques avec ceux de Percier et Fontaine.... Jamais de parallèles dans la nature, soit droites, soit courbes[14]

Et ces lignes, «qui sont des monstres», ne le sont cependant point en peinture au même degré qu’en sculpture. Car, dans l’une, elles sont dissimulées par l’ombre ou par la couleur et, dans l’autre, elles apparaissent dans toute leur beauté ou dans toute leur laideur. Le chapeau dit «haut de forme», par exemple, n’a jamais été un bien agréable accessoire pour les peintres et l’on ne peut guère citer que Delacroix dans sa Liberté, Journée du 28 juillet 1830, ou Goya dans quelques portraits qui en aient fait état. Partout où un grand artiste a tiré un parti satisfaisant du haut de forme: le Portrait du grand bâtard de Bourgogne, de Roger Van der Weyden, le Médecin ou le Charlatan de Steen, le Portrait de M. Leblanc, d’Ingres, on trouve que les lignes de la coiffe nullement parallèles n’offrent plus du tout l’aspect géométrique pur du chapeau actuel. Encore est-il beaucoup moins incommode à manier pour le peintre que pour le sculpteur. Le peintre peut le mettre dans l’ombre, il peut projeter sur lui des reflets qui en varient la silhouette, déployer à son profit toutes les magies de la couleur. En tout état de cause, comme il ne le montre que sur un plan, il peut tordre ses lignes dans le sursaut des raccourcis. Ainsi l’a fait Delacroix. Le sculpteur, lui, est tenu de le prendre tel qu’il est et de l’introduire dans son monument tel qu’il sort de chez le chapelier. Il ne peut ni le colorer, ni le dissimuler, ni le montrer sous un seul angle. En tournant autour du monument, le spectateur découvrira toujours le point où sa forme la plus fâcheuse apparaît. Par conséquent tel engin inesthétique peut être interprété par le peintre, sans qu’on puisse en tirer le moindre argument pour le sculpteur.

Cette différence essentielle n’a pas arrêté les théoriciens. Tenant pour établi comme Guyau que «l’utilité constitue toujours comme telle une certaine beauté» et que «tout ce qui est réel et vivant peut, dans certaines conditions, devenir beau»,—ils en sont venus à proclamer l’égalité devant l’Art de toutes les formes naturelles. «Le corps fût-il moins fort et moins beau que celui des athlètes de Polyclète ou des géants charnus de Rubens, déclare le philosophe, la tête aurait acquis une beauté supérieure. N’est-ce donc rien, même au point de vue plastique, qu’un front sous lequel on sent la pensée vivre, des yeux où éclate une âme? Même dans le corps entier, l’intelligence peut finir par imprimer sa marque. Moins bien équilibré peut-être pour la lutte ou la course, un corps fait en quelque sorte pour penser posséderait encore une beauté à lui. La beauté doit s’intellectualiser pour ainsi dire[15]

Ce sont là des affirmations que rien, ni dans l’histoire de l’art ancien, ni surtout dans les tentatives de l’art moderne, à aucun degré, ne vient vérifier. Il est impossible d’en trouver un seul exemple qui résiste à l’examen. Quelle beauté un cerveau pensant peut-il bien imprimer dans un corps déjeté? Voilà ce que jamais aucun philosophe n’a pu nous dire et que jamais aucun artiste ne nous a fait voir.... Une beauté perceptible à notre âme, une force accessible à notre intelligence, oh! sans doute! Nous le voyons assez, et les arts qui s’adressent directement à notre entendement, comme la poésie, comme le drame, pourront nous révéler cette force dans un corps contrefait. Au théâtre, l’oreille entend les paroles qui nous révèlent la grandeur de l’âme logée dans une enveloppe débile. L’histoire ou le roman peuvent entourer l’avorton de tels prodiges que nous en venions à l’admirer. Mais le sculpteur, ne pouvant ni nous parler comme l’historien, ni nous faire voir une suite d’actions comme l’auteur dramatique, ne s’adressant qu’à nos yeux, ne peut rendre témoignage que de l’espèce de grandeur et de beauté que perçoivent les yeux.

C’est à l’historien qu’il appartient de nous montrer le prestige d’un saint Paul petit, laid, maladif, chassieux. C’est du poète que nous attendons la beauté d’un chimiste luttant contre la mort et lui arrachant, en même temps que son secret, la vie de plusieurs millions d’êtres humains. Pour le sculpteur, il ne peut nous montrer saint Paul athlète de la foi qu’en lui donnant des muscles d’athlète. Il ne peut nous figurer le chimiste terrassant la mort qu’en le douant d’une assez forte musculature pour triompher de ce prodigieux ennemi. Car, encore un coup, ces figures ne parlent pas et ne se prêtent pas à une série d’actions successives. Ce sont leurs proportions grêles ou puissantes, leurs attitudes languides ou contractées qui nous les révèlent. Si elles parlent, c’est seulement par le langage puissant, mais élémentaire, des formes que l’art peut leur donner.

Si commune et si connue que fût cette vérité, les philosophes de notre temps l’ont oubliée. La confiance qu’ils ont dans les destinées «intellectuelles» de l’art leur a fait généralement adopter le point de vue de Guyau. Ils ont tenu pour établi d’abord qu’il n’y avait pas de loi restrictive en art et que, par conséquent, aucune forme ne devait être proscrite de la statuaire contemporaine; ensuite, que tout ce qui est utile peut devenir beau et qu’ainsi tous les outils inventés par l’industrie moderne, tous les vêtements nécessités par le confort contemporain, avaient droit à la même place dans l’art que le cheval de Phidias ou que la toge de Décius.

On décida de les immortaliser. Les sculpteurs devinrent les copistes des tailleurs. Montrouge et Montmartre reçurent des modèles du quartier de l’Opéra. C’est ce que l’on appelle «se libérer de la tyrannie de l’École». Les places publiques d’Europe, depuis Glascow jusqu’à Naples, se couvrirent de bronzes fixant pour l’éternité la coupe de la redingote, et, au Campo-Santo de Gênes, les artistes italiens, prenant leur revanche sur Canova, firent éclater, dans le marbre fouillé par leurs ciseaux insidieux, la gloire des vestons à carreaux, des bottines vernies, des chapeaux mous, des cravates Lavallière, des breloques, des dentelles et des volants semés des larmes de gens fashionables récitant les prières des agonisants. Ce que la beauté des villes put gagner à cette exhibition ou à cette solidification des modes modernes, il suffit, pour en juger, de suivre, à Paris, d’un bout à l’autre, le boulevard Saint-Germain. Mais ce parti répondait si bien au désir moderne «d’intellectualiser» la sculpture, que nos meilleurs esprits et les plus délicats ne voulurent point en sentir la monstruosité. «Les vieilles timidités sont décidément surmontées, s’écriait M. Larroumet. Nos sculpteurs ne croient plus qu’il soit nécessaire de draper à l’antique des personnages qui ont porté le costume moderne; ils estiment que celui-ci peut avoir sa poésie. Cette victoire du réalisme dans la sculpture est en train d’aller fort loin. Elle a commencé par le costume militaire, d’assez bonne heure; on a renoncé à déshabiller les héros, sous prétexte de noblesse sculpturale. Puis on a osé conserver leurs costumes à des personnages civils On n’aurait plus aujourd’hui l’idée bizarre de représenter Napoléon Ier les jambes nues, comme l’a fait Chaudet pour la colonne Vendôme, et Racine enveloppé d’un drap de laine, comme celui de David d’Angers à la Ferté-Milon[16]....» Cela paraissait définitif.


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