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Les questions esthétiques contemporaines

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CHAPITRE IV

Le paradoxe de la «conservation» des œuvres d’art.

«Je ne suis tranquille que quand je sais mes fils en prison», disait la mère des deux Reybaud, fameux l’un et l’autre, au milieu du siècle, par leurs polémiques et leurs démêlés avec tout le monde. Quand on observe quel sentiment pousse nos amateurs à enfermer dans les musées les œuvres qu’il faudrait voir ailleurs, on trouve que c’est une préoccupation semblable qui les domine et que le mot de Mme Reybaud pourrait être leur mot d’ordre. Car dès qu’on mêle à la vie quelques belles choses, dès qu’on les tire des nécropoles où elles gisaient, aussitôt la presse retentit de leurs cris.

Ceux-ci se lamentent, si deux groupes en marbre, d’un marbre friable et déjà usé, dus à Tassaert ou à Guyard, et attribués à Beaujon, demeurent devant le perron de l’Élysée: ils réclament qu’on les enlève du jardin, et qu’on les mette—où cela?—naturellement dans un musée.... Ceux-là s’avisent que des tapisseries du garde-meuble, dessinées par Audran et tissées d’or, sont converties en portières, et se doublent, se cassent et exigent, par suite de leur poids, un effort pour les soulever qui, à la longue, les détruira. Où faut-il les mettre? Naturellement aux Gobelins, où Bædeker vous dit que vous pourrez les voir «les mercredis et samedis, de une heure à trois heures». D’autres, ayant découvert qu’un beau Christ en Croix de Jordaens se trouve encore dans la cathédrale de Bordeaux, n’ont pu supporter plus longtemps de voir un Christ dans une église. Ils le veulent mettre à sa place,—qui est le musée. Que fait ce menhir au milieu de sa lande bretonne? se sont demandé les pourvoyeurs d’exposition, et ils ont proposé d’apporter et de renfermer dans le Champ de Mars, en 1900, la pierre fameuse de Locmariaker. Ailleurs, enfin, on se plaint que quelques-unes des merveilles de la Suite des châteaux soient envoyées, çà et là, en Europe, pour garnir nos palais d’ambassade. On demande où elles pourraient être mieux, et l’on répond: «aux Gobelins ou au Louvre».

Ce sont là les signes de la plus grande erreur esthétique qui fut jamais. Car, précisément, de les envoyer garnir nos palais d’ambassade, c’est la seule manière que nous ayons d’en jouir. Quelques-uns d’entre nous, seulement, dira-t-on.... Oui, quelques-uns. Mais, dans un musée, qui peut jouir d’une tapisserie? Personne! Car l’esthétique d’un ameublement ne s’insinue pas aussi vite dans l’esprit que celle d’un tableau ou d’une statue. De même qu’un paysage frappe moins vite qu’une scène de genre, de même les couleurs peu bruyantes et les lignes peu écrites de la décoration veulent des heures pour être goûtées. Il faut demeurer longtemps devant une aiguière ou une crédence pour que leur rythme s’associe à nos pensées. Il faut vivre au milieu des objets de bon style pour qu’ils vivent en nous. C’est même là précisément ce qui donne à l’art décoratif une physionomie bien différente de l’art imitatif. Il ne faut pas qu’il frappe, il faut qu’il s’insinue. Et, pour qu’il s’insinue, il faut qu’on vive avec lui familièrement, comme on vit avec la tapisserie de sa chambre, non pas le mettre dans un musée où l’on va lui rendre une visite rare, solennelle et pressée.

Mais c’est le seul moyen de faire durer les œuvres, dira-t-on.—De les faire durer, oui, mais comment? Mortes ou en vie? Agissantes ou neutres? Tout est là. La momie dure plus que l’homme. La pièce d’or, renfermée dans un coffre ou dans une tombe, dure plus que la monnaie qui roule de main en main, usant son cordon et ses empreintes, mais activant les échanges, soulageant les misères. Il est de toute évidence que, moins une œuvre d’art sera exposée au soleil, à la poussière, au vent, et à la vue, plus elle durera. Mais elle durera sans remplir son but. Son but, c’est de vivre de notre vie et de périr, s’il le faut, de notre mort. A ce prix, elle enseigne, elle charme, elle console. Autrement, elle ne fait que durer. Quand j’entends les cris des pourvoyeurs de musées, il me semble entendre des gens qui chercheraient les grains de blé que le semeur a mis dans les champs et qui les rentreraient au plus tôt dans le grenier de peur qu’ils ne pourrissent. Et, en effet, ils ont empêché la pourriture, mais ils ont empêché la germination. Ils ont empêché la mort, mais ils ont empêché la vie!

Les projets éclos de toutes parts empêcheront la vie. Si jamais Avignon trouve les millions nécessaires pour expulser les soldats qui sont dans son château fort et y introduire les scribes, custodes et porte-clefs qu’on rêve d’y voir, tout le Palais des Papes deviendra muet et morne. Les milliers d’objets rassemblés ne parleront plus aux yeux des populations lointaines d’où ils auront été tirés. La visite de ce Musée de la chrétienté ne sera que la visite d’un «trésor». Car les arts du culte ne forment point par eux-mêmes un ensemble qui se suffise. Ils ne sont que pour que d’autres choses soient. Ces objets n’existent que pour servir à d’autres desseins: pour être portés, agités, pour resplendir parmi des foules, pour vêtir, pour renfermer, pour apparaître sous le pinceau des soleils sincères ou des vitraux mensongers ou bien dans la voie lactée des cierges et parmi les torsades de l’encens bleu. Là, au contraire, que verra-t-on?—Des chaires vides, des retables sans autels, des lampes sans flammes, des clochettes sans voix, des chapes sans vivants, des reliquaires sans morts: offrandes sans doute trop belles pour le Dieu qui les reçut et mieux appropriées à ce culte nouveau d’un «esthétisme» municipal, dont les gardiens à tricornes seront les prêtres ennuyés! A cette transformation qu’aura gagné le Palais des Papes? C’était une caserne: ce sera une prison.

Ce sera quelque chose encore de pire. Ce sera le palliatif ou l’apologie des destructions et des «embellissements» de nos villes modernes. Ce sera l’excuse invoquée par les démolisseurs à chacun de leurs attentats. Ce l’est déjà, et il suffit d’écouter les voix qui s’élèvent dans les régions officielles pour ne plus douter que l’Art sert aujourd’hui de prétexte contre l’Art et que les créations les plus factices sont triomphalement opposées aux beautés spontanées de nos vieilles cités. «Vous paraissez émus de certaines transformations qui risquent de modifier l’aspect de Paris», disait, en 1897, le ministre des Beaux-Arts, à la réunion solennelle des Artistes français. «Vous voyez dans le progrès industriel l’éternel rival de l’Art; pourquoi refuser de reconnaître en lui, ce qui est tout aussi vrai, son éternel allié? Les gares de chemin de fer au cœur de notre capitale vous apparaissent comme la plus fâcheuse de ces transformations. Mais pensez-vous que celles qui s’accomplirent dans l’aspect de Paris à travers les âges n’ont pas soulevé chez nos pères les mêmes inquiétudes et peut-être les mêmes protestations?... Nous avons encore dans l’oreille les récriminations qui s’élevèrent contre certain baron, dont le nom est inséparable de la révolution topographique de Paris et qui, à travers les dédales des ruelles et des anciennes cours des miracles, lançait ces grandes voies rectilignes, comme les sillons de quelque colossal projectile.... L’art a-t-il tant souffert de ces bouleversements? N’a-t-il pas, dans chacun des quartiers nouveaux, planté son drapeau, installé ses musées, depuis le Carnavalet jusqu’au Galliera, dressé un peuple de statues sur les places et les boulevards spacieux qu’a laissés derrière lui le cataclysme haussmannien[26]?...»

Ainsi, selon cette thèse, la plus extraordinaire qu’on ait tenté de soutenir sur l’esthétique des villes, ce n’est point l’hygiène, ou le confort, ou l’activité de Paris qui sont invoqués contre son pittoresque, c’est son pittoresque même.... Ce n’est pas au nom de l’Utile qu’on approuve sa transformation, c’est au nom du Beau.... Ce n’est pas des nécessités et des économies de la vie moderne qu’on se prévaut, mais des monuments qui lui coûtent le plus cher et qui lui sont le plus superflus, lors même que ces monuments, dressés à profusion dans nos rues, en sont non pas seulement le plus inutile spectacle, mais encore et de beaucoup le plus déplaisant! Et ainsi, par une pétition de principes, la plus audacieuse dont on se soit jamais avisé, les statues de Shakspeare, de Chappe ou de Dolet, que réprouve le goût universel, et que rien en soi ne pourrait excuser, se trouvent, tout d’un coup, servir elles-mêmes d’excuses aux perspectives monotones du quartier Haussmann et du boulevard Saint-Germain!...

Or, la vie moderne n’a pas besoin d’excuse, mais le mauvais art moderne, lui, ne peut être excusé. On ne saurait sacrifier le progrès à l’art, mais on doit se faire une idée plus juste de l’art, et ne pas ajouter aux ruines subies des erreurs voulues. On ne peut pas toujours conserver, dans sa fantaisie ornementale, le vieux décor de la vie, mais on peut ne pas en dépouiller soi-même la scène du monde pour le mettre dans ces froids magasins d’accessoires où il ne remplit plus sa mission.

Il ne s’agit nullement, ici, d’opposer au mouvement naturel du progrès des récriminations qui seraient vaines, ni à ses bienfaits des dédains qui seraient injustes. La vie moderne a ses harmonies que nous ne méconnaissons pas. Les cités de fer et de fumée ont leur éloquence barbare. Elles disent par toutes les voix de leurs roues et de leurs bielles: «Nous sommes les grandes pourvoyeuses des foules et les grandes niveleuses des conditions. Si nos fenêtres, rouges et blanches dans la nuit, attirent comme des papillons les pagani répandus dans les campagnes, c’est que nous sommes pour eux le symbole et l’instrument d’un meilleur devenir. Chaque tour de chacune de nos roues éloigne l’homme de l’esclavage antique. Chaque machine relève d’un degré sa taille autrefois pliée sur le sillon. Chaque perfectionnement ôte quelques minutes au travail mécanique et ajoute un instant aux heures ennoblies par la pensée. Si aujourd’hui sa pensée s’épure, se libère des soucis matériels, se tourne vers les beautés perdues des cités d’autrefois, si elle les goûte et les regrette, c’est que nous lui en avons donné le loisir. Et si vous avez le temps aujourd’hui de nous maudire, c’est que nous avons travaillé pour vous!»

Écoutons ces voix et aussi le cri de Walt Whitman: «La plus grande cité n’est pas l’endroit des plus hauts et des plus précieux édifices». Marchons avec les multitudes dans les percées largement ouvertes de nos villes renouvelées, et détruisons, s’il le faut, pour la marche de ce peuple, les choses pittoresques et surannées qui donnaient sa figure à la cité. Soit. Dans la barbarie avouée, il y a de la grandeur. Mais n’invoquons pas, pour le faire, l’intérêt sacré de l’art. Avouons hardiment que c’est la richesse d’une ville qui nous tente, non sa beauté. En frappant ainsi l’art dans ce qu’il a de plus vital et de plus consolateur, ne prétendons point que nous le sauvons. Ne demandons pas à la nation, en son nom, des subsides qui ne servent qu’à rendre sa déchéance plus visible. N’ajoutons pas à des actes de Barbares des raisonnements de Byzantins.

Et s’il se trouve, çà et là, par le monde, une ville qui n’ait pas mis tout son art en prison et qui en ait, dans ses rues, gardé quelques libres vestiges, puissent les hommes debout sur les seuils de ses maisons ou assis dans ses assemblées réfléchir longuement avant de prononcer l’irrémédiable arrêt! Qu’ils pensent non pas seulement à ceux qui habitent cette ville aujourd’hui, mais aussi à ceux qui l’habitèrent et dont elle est bien un peu la continuation, et à ceux qui l’habiteront et dont elle est bien un peu l’héritage!—«La cathédrale d’Avranches appartenait-elle à ceux qui la détruisirent plus qu’elle ne nous appartenait à nous qui nous promenons maintenant tristement sur ses fondations?»—Avant de détruire, pensons à ceux qui ont bâti. Avant d’anéantir, pensons à ceux qui sont morts. Mais surtout, avant de construire, pensons à ceux qui vont naître et ne nous hâtons pas de modeler le corps de ces villes durables selon la forme de nos âmes éphémères. Que savons-nous des âmes de nos successeurs, de leurs goûts, de leurs affinités, de leurs désirs? Nous voulons activer la circulation humaine au cœur de nos villes.... Qui peut dire qu’ils n’abandonneront pas le cœur de nos villes, comme nous abandonnons aujourd’hui le fond de nos campagnes? Qui peut même affirmer qu’à Florence, comme à Paris, le reflux vers la banlieue n’ait pas déjà commencé et qu’un jour, les centres de nos cités à demi dépeuplées ne puissent redevenir, si nous sauvons leurs vieilles architectures, les asiles de l’esthétique, les oasis de l’idéal et de la paix? Ne croyons pas que le type unique et nécessaire de la cité moderne soit l’échiquier ou la roue de carrosse! S’il y a «plusieurs demeures diverses dans le palais du Père», il y a peut-être bien des types possibles de grandes cités dans ce monde. Ne croyons pas une ville déshonorée parce que la marche y est lente. Il restera toujours assez de villes où la marche sera rapide. Il est bon d’ailleurs quelquefois de ralentir le pas dans la vie. Et le fameux mot: «Je prendrai par le plus long...» du Fabuliste, voulait dire sans doute: «Je prendrai par le plus beau...».

Jamais nous n’eûmes plus besoin de ces asiles. «Aujourd’hui, toute la vitalité est concentrée dans les palpitantes artères des villes; la campagne est traversée comme une mer verte par des ponts étroits et nous sommes jetés en foule toujours plus épaisse contre les portes de la ville. La seule influence qui puisse sagement prendre la place des bois et des champs est le pouvoir de l’ancienne architecture. Ne vous en dessaisissez pas pour l’amour du square régulier, de la promenade garnie de haies et d’arbres, ni pour la rue correcte ou le quai ouvert. La gloire d’une cité n’est pas en ces choses! Laissez-les à la foule, mais souvenez-vous qu’il y aura sûrement quelqu’un dans le circuit des murailles troublées, quelqu’un qui aspire à conduire ses pas dans d’autres endroits que ceux-ci, à rencontrer d’autres formes en leur aspect familier,—comme celui qui s’assit si souvent à cette place que frappait le soleil couchant pour contempler les lignes du dôme de Florence, ou comme ceux de ses hôtes qui pouvaient soutenir des chambres de leur palais la contemplation journalière de cette place où leurs pères étaient couchés dans la mort, au carrefour des rues sombres de Vérone[27]...».

Ainsi parlait Ruskin, il y a cinquante ans. Le péril alors dénoncé est plus grand qu’alors, parce qu’il se cache sous le sophisme de la conservation de l’art dans les musées. Ne laissons pas ce sophisme davantage se répandre. Quand on aime l’art, ce qu’il faut, ce n’est pas le recueillir dans les musées: c’est ne pas le chasser de la vie.


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