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Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique

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CHAPITRE VI
OUADAN

Nous voici parvenus à l’une des bornes du désert. Au delà, les sables vierges, les immensités sans eau, la mort. Tout de suite, nous sommes jetés dans cette implacable solitude, plus imprenable assurément que les forteresses les mieux assises.

Nous nous arrêtons d’abord au Ksar. Il domine de sa masse épaisse la chaude palmeraie où courent des enfants nus, où, tout le jour, bourdonnent des chansons, des appels… Quand, ayant gravi la pente de roc en roc, nous nous apprêtons à entrer dans ses rues tortueuses et immondes, nous voyons à hauteur de nos pieds les têtes des palmiers agitées d’un perpétuel frisson et qui tremblent avec des bruits secs de lattes. Vers la gauche, le long de la pente, une grande coulée de ruines qui se teintent à certaines heures du rose le plus tendre.

Non plus que dans les autres Ksours, nul essai, nulle trace de fortification. Pourtant, on respire ici un air plus militaire qu’à Chingueti, et la ville, perchée sur son roc sauvage, fait tout de même un peu figure de citadelle. Les gens de Ouadan — Idaou el Hadj el Kounta — accueillent tous les medjbours qui passent, et il n’en manque pas, car le Ksar est placé sur l’une des principales routes qui relient aujourd’hui la Mauritanie au Sud Marocain. Route militaire. Ksar militaire d’ailleurs tout déchiré de luttes intestines, à qui notre éloignement permet de s’épanouir librement. Des gens de toutes les tribus passent à Ouadan : Chorfas du Hodh, Aït Toussa du Maroc, Regueïbat. J’y vis un jour un jeune homme qui appartenait à cette sauvage tribu des Némadis, propriétaires de chiens, que je devais rencontrer plus tard dans la région de Tichitt.

Nous avons passé un jour à Ouadan, dans l’animation pittoresque de la palmeraie. Des chefs venaient nous raconter leurs vieilles querelles et chacun implorait notre appui contre son ennemi. Que de fièvres, que de passions resserrées dans ce coin perdu du désert ! Déjà, nous voyons plus de flamme aux yeux que dans la paisible et universitaire Chingueti. Quand nous sommes arrivés, les Ouadaniens ont tiré des coups de fusil en notre honneur. C’est la première fois que je recevais en Mauritanie un tel accueil. Ici, le geste naturel est de sauter sur son fusil, que ce soit pour la paix ou pour la guerre.

Mais poussons un peu plus loin. Ouadan est à la porte d’une immense cuvette, étirée vers le nord-est, et tapissée d’herbes chères aux chameaux. C’est là, près du puits de Bou Tellis, à 18 kilomètres du Ksar, que nous allons dresser nos tentes pour l’août… Longues journées, mais toujours avec ces mouvements de fièvre, ces désirs d’essor, de mouvements libres qui parent les solitudes africaines.

Souvent, pendant ce mois, j’allais au puits, dont nous étions à une demi-heure de marche. C’était toujours dans le feu ardent de midi. Trois ou quatre Maures tiraient de l’eau en poussant des cris rauques, et les bêtes, par trois ou quatre, venaient boire longuement l’eau qui tremblait dans les toiles des tentes. On entendait les appels des bergers qui rassemblaient leurs animaux. Je fermais les yeux, étourdi par le soleil, par la vie éparse, incertaine. Quand je les rouvrais, je frissonnais de plaisir devant ce tableau nomade, si simple et pur et primitif. Parfois, j’allais flatter de la voix un beau méhari que je connaissais. J’étais heureux. Il me semblait que je ramassais mes forces dans le soleil.

Ce sont les bonnes heures qui me sont restées de cette période. Aux autres moments, j’éprouvais une sorte de malaise qui venait de mille pensées confuses, de sentiments mystérieux qu’encourageait la solitude et que, avec l’instinct d’ordre des Aryens, j’aurais voulu préciser et cataloguer. Peut-être s’y joignait-il aussi l’amertume d’être arrivé au but de ma course, et de savoir que je ne pourrais plus que revenir sur mes pas. Dans les premiers jours du mois, je fus très occupé à recevoir l’impôt qui se paie dans l’Adrar, en chameaux. Mais dès que les tribus furent parties, ma première idée fut de m’avancer au bord de l’abîme, et d’aller voir ces sables de l’ouest où jamais je ne pourrais m’aventurer.

Un matin, je partis. Sur un tertre dénudé, à quelques centaines de mètres du camp, je vis quelques maisons en ruines. Ma journée commençait sur un chant de mort et d’abandon. Au bout de quelques instants, j’entrai dans les dunes de Ouaran. Mon guide me racontait des histoires, il m’exaspérait. Ces dunes sont si fières dans leur stérile ennui, que la parole humaine y rend un son analogue à celui que ferait, je pense, un pipeau de berger près de la basilique de Saint-Pierre. Nos chameaux enfonçaient dans le sol mouvant, aux lignes vagues et molles. L’horizon se noyait dans l’imperceptible couronne de sable que soulevait, en caressant la dune, le vent d’est. Tout à coup, je vis des têtes de palmiers. Nous franchîmes une, deux ondulations, et nous fûmes dans une très petite palmeraie, blottie entre les sables :

— El Hassen, me dit mon guide.

Surprise ! Un vieillard était là, gardien de ces palmiers perdus au fond des sables. Ce vieux captif, complètement sourd et très impotent, nous apporta des dattes exquises et de l’eau fraîche, mais salée. Je ne m’attardai pas ; je recherchais une émotion précise, celle d’un enfant qui, sur une barque légère, s’aventurerait au bord d’une mer dangereuse et défendue. Je remontai la pente sablonneuse et là, dans le vent brûlant, je m’arrêtai. J’avais devant moi un immense tableau d’Afrique. Vers le nord-est, mon guide me montra la passe de Touijnit. Elle mène aux derniers puits de la barrière de l’Adrar : Bir Ziri, Ghalaouya. Mais vers l’ouest, c’était l’immense déroulement du Sahara, le royaume inviolé du silence. L’imagination bondit de dune en dune. Elle part sur de rapides chameaux, elle vole pendant des jours et des jours et pendant des nuits sans fin, et toujours c’est pareil, et toujours c’est le même sable et le même ciel. La gorge est altérée ; on défaille de soif, on marche encore, le puits est là-bas, là-bas… de l’autre côté de l’Afrique.

Mon guide me tira de ma rêverie. Il me montrait vers le nord une ligne de rochers noirs :

— C’est là, me disait-il, que se trouve la case du cheickh Mohammed Fadel. Mais elle est aujourd’hui abandonnée, parce que les guerriers du Nord la visitaient trop souvent.

Pauvre retraite de philosophes inoffensifs ! Je me devais d’y aller, ne fût-ce qu’en souvenir de mon ancien compagnon, le fils de Mohammed Roulam. Une petite heure de trot m’y eut vite conduit. J’entrai dans la cour que protège mal une longue muraille carrée. Au fond, en angle, la maison, très simple, construite, à la manière des Maures, toute en largeur. Par terre, il y avait un bassour démoli, des fragments de calebasse. La maison semblait abandonnée de la veille.

Jusqu’à ce que le soleil fût tombé, je restai là, perdu dans un songe intense. Mon guide était parti pour entraver nos montures dans un maigre champ d’herbes. Devant la demeure où tant de Fadelya avaient rêvé de leur dieu, je ressentais une sorte d’exaltation : elle faisait lever en moi des pensées nombreuses, mais toutes ordonnées les unes par rapport aux autres. J’avais soif de précision.

C’était une bonne fortune qui m’avait conduit à la demeure des hommes, après ces heures de langueur dans le mystère des sables. Nous sortions de l’Océan et nous prenions pied sur un rivage connu. Ce bienfait sensible, il ne fallait pas le perdre en imitant cet Alexandre Sévère qui, au IIe siècle, accueillait tous les dieux dans son laraire, depuis Orphée jusqu’à Jésus. Nous, plus prudents, nous n’accueillerons les visiteurs de notre route, que sous bénéfice d’inventaire…


« Allons-nous donc, me disais-je, comparer nos prières à leurs prières, mesurer nos pensées à leurs pensées, soupeser nos mérites, établir la balance ? Ce serait une vanité, et, plus, une indécence. Aussi ne cherchons-nous pas une discrimination morale, mais à nous éclairer un peu à leur lumière. Telle sera ici notre méthode. »


Chaque siècle a sa façon de voyager. Nous ne voyageons pas comme Jules César, ni comme les Croisés, ni comme les romantiques. Nous ne voyageons pas comme voyageait Chateaubriand ou Fromentin. Nous ne voyageons même plus comme voyageait M. Pierre Loti.

Nous vivons dans une sombre époque. Nous avons des soucis qu’ils n’avaient pas. Nous vivons dans une fièvre, avec des sursauts de doute et de haine et d’amour, dans le souci et dans la tribulation. Un beau tableau d’Afrique, par ses seules lignes et ses seules nuances, n’emploie plus suffisamment notre activité sentimentale.

Au travers, c’est à notre âme que nous songeons, à la parer, à l’ennoblir. Car nous avons le sentiment d’une effroyable responsabilité, la certitude pesante, traînée partout, rivée à nous, d’une accablante responsabilité. Nous tous, qui sommes nés avec le siècle, ayons le sentiment de notre importance. C’est en nous que sont remis tous les espoirs — et nous le savons. C’est de nous que dépend le salut de la France, donc celui du monde et de la civilisation. Tout se joue sur nos têtes. Nous savons bien que nous verrons de grandes choses, que de grandes choses se feront par nous — et que ce n’est pas le moment d’aller prendre un pinceau et une boîte à aquarelles. Nous ne sommes pas des amateurs, ni des touristes — sachant ce qu’on attend de nous. Nous ne sommes pas des gens spirituels, et nous contestons même leur esprit aux « spirituels », aux « fins causeurs », à tous les pantins peinturlurés de couleurs brillantes, et qui prétendent encore maintenir la « vraie tradition française ». Nous ne sommes pas des hommes de salon, ni de boudoir, ni de fumoir. Nous sommes de bons ouvriers — et nous, en particulier, nous sommes les ardents compagnons du tour d’Afrique.

Nous aussi, nous pourrions « faire de la littérature », si le cœur nous en disait. Mais nous avons dans la bouche un goût si amer, nous ressentons si fort la honte de l’infidélité, de l’abandon, de la défection à tout ce qui est français, que non, vraiment, le cœur ne nous dit pas. Notre méthode ne peut pas être leur méthode.

On dit que l’on aime mieux la France quand on revient de l’étranger, que rien ne sert l’amour de la patrie comme les lointains exils. Pourtant, je le sens bien, jamais je n’aimerai la France davantage qu’en ces jours où notre commandant des batteries à cheval nous emmenait manœuvrer vers Issy, Vanves, Asnières, Clamart, Châtillon — vieux forts, communes tragiques dont les seuls noms, si loin, si loin, nous font encore passer des frissons sacrés. Ces heures-là resteront toujours inégalées. Mais peut-être de loin, connaît-on mieux sa patrie, si l’on ne l’aime pas plus. Ce n’est pas de l’amour que nous gagnons, c’est de la connaissance. Ainsi Maurice Vincent, ce n’est pas l’amour qu’il apprend au tropique, c’est la connaissance du sol natal.

Allons-nous donc, pendant ces arrêts-là, où, jetant le bâton, nous mettons la main en visière au-dessus des yeux, et assurons notre regard — allons-nous donc nous épuiser en d’énervantes analyses ? Nous n’en avons pas le loisir. « Magnum opus facio, » disent quelques jeunes hommes qui m’attendent là-bas. Et comme celui qui, pierre à pierre, reconstruisait les murailles de Jérusalem : « Je ne peux pas descendre… et non possum descendere ».

Lorsque je la vis, cette case du cheickh Mohammed Fadel me sembla porter toutes les marques de la servitude : ennui, morne résignation, découragement. Une grande foi, mais une foi d’esclaves. « A quoi bon ? — dit l’Islam, Dieu fait tout et nous ne pesons rien dans sa main ». Presque toutes nos grandes connaissances, ils les ont eues, mais frappées de stérilité, dépouillées de leur vie. Et même cette grande idée de la Résurrection des Morts et du Jugement, elle est chez eux décolorée, écrasée par ce poids qui pèse sur le monde. Qu’avons-nous donc de plus que les Maures ?

La conscience de notre dignité et de notre indignité. (Nous sommes, au dedans de nous, aussi sûrs de l’une que de l’autre, mais tout s’accorde par la Chute et par la Rédemption.) La connaissance du prix que nous valons, et du vil prix que nous valons. (Nous le sentons de nous-mêmes, mais tout s’accorde encore par l’Incarnation.) Le sentiment de notre puissance, et celui de notre impuissance. (Nous savons très bien, par les lumières naturelles, que nous sommes libres, et nous sentons très bien aussi que nous ne sommes pas libres — accord qui se fait dans la Grâce.)

Ainsi sommes-nous riches, d’une richesse infinie. Toutes les forces qui sont en nous s’équilibrent, se balancent et finalement s’orientent dans le sens de l’action la plus pleine, la plus sereine. Tous les champs de notre âme sont des champs du bon Dieu, tous peuvent promettre une admirable récolte.

Le sentiment de notre liberté et celui de notre servitude : deux joies infinies. Toute notre action oscille entre ces deux pôles de béatitude. Mais comment agirons-nous donc, si nous sommes dans les fers ?

« Notre Père », disent les Français. Parce que Dieu, c’est le Père, c’est notre Père. C’est le Père qui nous aime, qui a confiance en nous, qui nous laisse les coudées franches, qui nous veut libres et joyeux. Ainsi toute notre force est-elle dans ce « Notre Père ».

Tel est le secret de ce que nous valons. (Comme s’éclaire bien ici l’affreuse hérésie janséniste — double hérésie, donc : dogmatique et nationale).

Mais comme d’ici, en effet, nous connaissons mieux notre France ! Je vois tomber les murs du vieux cheickh. C’est un grand souffle qui passe. Le voici qui accourt du fond des sables et qui transfigure le désert. Voici que maintenant nous y faisons figure de grands seigneurs. Nous savons qui nous sommes, ce que nous faisons. Si petits dans cette solitude, nous connaissons notre grandeur.

Et, en même temps, nous connaissons l’affreuse dégradation de la pensée moderne. Comment, quand je suis ivre de ma force, et que je contemple la faiblesse d’une race asservie, n’irai-je pas penser à nos philosophes et à nos savants ? Ceux-là, tandis que mon cœur, grisé d’espace, bénit les richesses que plusieurs générations de catholiques ont mises en moi, dans leurs cabinets et leurs bibliothèques, ils proclament un froid mécanisme d’où la vie, le mouvement, toute la réalité du monde, toute l’unité du monde sont vidées. Toute notre dignité, la grandeur morale qui a présidé à vingt siècles d’histoire n’existent plus, noyées dans l’immense médiocrité qui nous submerge. La vie intellectuelle appauvrie et languissante, la vie morale irrémédiablement abaissée, tel est l’aspect que présente d’ici cet autre désert, mais combien plus morne et désolé, qu’est la France des modernes.

Ces penseurs — nos maîtres — voici ce que Jacques Maritain en disait, en 1910 :

« Ce n’est pas la vérité, c’est la manière dont elle nous parvient qui leur importe. Et comme ce n’est pas la vérité qu’ils cherchent, mais eux-mêmes, ils n’acceptent de vérité que celle qui passe par eux. Qu’on lise, par exemple, les spéculations des biologistes sur l’origine de la vie, on verra avec quelle douce assurance ils écartent l’idée d’une création, parce qu’elle est « théologique », et y substituent les hypothèses les plus absurdes, comme de supposer que les germes vivants sont tombés du ciel ou qu’une substance inorganique, pâteuse de préférence, s’est mise un beau jour à respirer, se nourrir et produire une monstrueuse progéniture, et l’on s’assurera sans peine que les « penseurs » modernes préfèrent a priori, et sans aucune hésitation, dix erreurs venant de l’homme à une vérité venant de Dieu. »

Et ce misérable abaissement de la science, qu’est-il auprès de l’ennui pesant qui écrase toute la cité : pourriture de la politique, désordre de l’art, pauvreté de la morale ?

Ainsi donc ce fier lys de France qui veut vivre, cette fine fleur chrétienne, c’est elle que je sens maintenant refleurir au fond de moi, et c’est elle qu’ils veulent arracher, ces fossoyeurs ! Qu’ils viennent ici, par toute l’Afrique, apprendre ce que c’est qu’une race élue, et ce que c’est qu’une race qui ne l’est pas. Qu’ils viennent voir ces grands rêveurs d’Islam — auprès desquels ils sont encore de bien misérables chiens — et qu’ils apprennent d’eux, non de nous, ce que nous devons à la pensée chrétienne.


Ce mécanisme unique de la Grâce, cette fierté d’homme, et ces lettres de noblesse qui nous ont été données, cette libre allure dégagée, hardie, la tête haute, cette gentillesse et cette bonhomie, toute notre force et toute notre vertu, voilà ce que les malheureux veulent avilir, toute cette force que les Maures eux-mêmes sentent en nous confusément, et devant laquelle, éblouis et tremblants, ils baissent les yeux.

« La tête haute et droite sans être gênée, les yeux fixés devant soi », dit le Règlement. Voilà qui nous permet de traverser le désert, d’un pas mieux assuré, et nous fait, dans le froid déroulement des sables, une personnalité.

Nous ne sommes pas des touristes, ni des machines à enregistrer des sensations, ni des collectionneurs d’« états d’âme ». Il me semble que nous valons mieux, que notre action a une raison, qu’elle est un grand déroulement. C’est aux Croisades que je remonte si je veux, trop isolé dans la dune de Ouaran, insérer mon action particulière dans un grand mouvement d’humanité. Vingt siècles d’histoire, — et toute une éternité préalable — pèsent sur nous. Si nous ne servons pas à l’exécution d’un plan prodigieux, que faisons-nous ici ?

J’ai souvent pensé, dans d’autres ruines, à ces ruines que sont nos âmes. Mais enfin, la diminution de nos croyances importe-t-elle réellement devant cette grande élection du peuple français ? Si loin que nous soyons de la foi, il est une marque divine en nos actions. Je le sens bien, moi qui n’ai jamais vécu que devant les portiques de nos temples. Qu’importe une vocation particulière devant l’élection de tout un peuple ? Si je ne marche pas dans les sentiers de la Grâce, je sais pourtant bien que j’agis dans un certain sens, que je continue une grande action chrétienne passée et que je participe à une grande action chrétienne présente. Je suis embarqué dans une voie dont je ne puis pas m’écarter. Nullement élu moi-même, je participe néanmoins à la grande élection du peuple français. Et c’est comme serait un jeune garçon enrôlé dans l’armée : il ne sait où le mène son chef, mais il marche sur la route avec confiance. Il « marche sa route » allègrement, car il sait ce qu’il a à faire, s’il ne sait pourquoi il le fait. Ainsi va l’histoire de France, ainsi vont, sur la grande route droite, les millions de Français qui font l’histoire de France. Qu’est la vocation devant l’élection ? Qu’est un salut particulier devant le salut éternel de la France ? Nous agissons de même. Supposons donc le problème résolu.


Je suis retourné, un jour, dans cette dune de Ouaran, la grande Tentatrice, l’Ennuyée. Quel aimant m’attirait encore vers son horizon sans grâce et sans honneur ? « Nous aussi, me disais-je, nous pourrions imaginer dans cette mer une autre Lorelei. Au lieu de la chevelure d’algues et des yeux glauques, elle aurait la tête couronnée de lumière, le regard apitoyé d’un ange bleu »…

Cette fois-là, ma curiosité m’appelait vers le sud de la dune, au puits de Meïateg.

Vers dix heures, j’arrivai à un vaste espace dépouillé, dont la pellicule craquait sous les pas de nos chameaux. Sur ma gauche, des arbres de bergerie couronnaient une dune. Je revoyais un de ces éternels paysages délavés sous les ruissellements du soleil, faits de poussières ténues, impondérables, et qui n’arrivent pas à me confier une parole amie. J’étais dans une « Sebkhra », je voyais les bouches noires des puits rangées en demi-cercle… Un de ces éternels recommencements — recommencement de la matière et recommencement de nous-mêmes, où tout le tragique tient dans l’exacte répétition, l’implacable restitution des mêmes lignes et des mêmes pensées, dans des heures semblables. J’allais me laisser aller à de l’ennui, quand mon guide m’entraîna vers les puits. Tous étaient à sec, sauf un, où croupissait une eau noire, à une faible profondeur.

— Tire-moi de l’eau, dis-je à mon compagnon.

Mais, comme réponse, il m’emmena un peu à l’écart du puits et me montra un cadavre à demi enfoui dans le sable. La chair était dans un état de décomposition très avancée et, par endroits, arrachée. Des lambeaux d’étoffe — celle qui avait servi à vêtir le mort — traînaient sur le sol.

— Ce jeune inconnu, me dit le guide, a été trouvé mort, il y a quelques jours, dans le fond du puits où tu veux te désaltérer. Il venait, croit-on, du sud du Tagant, du Regueïba. Il est arrivé ici, épuisé par la soif et, pour boire plus vite, il est descendu au fond du puits. C’est ce qui l’a tué. Des gens de Ouadan qui passaient par ici, ont repêché son cadavre et l’ont enfoui en hâte dans une fosse peu profonde. Aussi les chacals sont-ils venus le déterrer et le déchirer, comme tu le vois à présent.

… O la surprenante apparition ! Je revoyais l’humble voyageur aux jambes nues, son invraisemblable fusil tenu par le canon sur l’épaule, et qui marchait depuis des jours et des jours, solitaire et obstiné. Il franchissait les cercles sans cesse renaissants de l’horizon — après une dune passait une autre dune — et toute sa pensée se tendait vers ce puits de Meïateg, qu’il fallait atteindre à tout prix. Enfin, dans la lutte géante avec le sable, il est le plus fort, il atteint le but, mais inutilement. C’est de son succès même qu’il va mourir…

Race infortunée, qu’écrasent son Dieu et sa terre ! Race de vaincus ! Peuple esclave ! Pourtant aujourd’hui, n’insultons pas, puisqu’une fleur de pitié a poussé à Meïateg.

… Je suis revenu au camp par le Ksar de Ouadan. Qu’il est aimable, l’accueil de la palmeraie, après tout un jour dans la dune ! On s’enchante de retrouver enfin des ombres et des lumières. Ces clartés lointaines de palmeraies — lumières diffuses et masses d’ombre — ces clairs-obscurs, l’œil s’en va jouer avec, sans se lasser. On voudrait caresser tous les enfants, bambini florentins à peine bronzés. Et l’on sent l’heure qui s’étire, dans un bâillement heureux d’insouciance. Ce ne sont pas ces heures-là que j’aime le mieux, mais elles ont un parfum violent qui reste…

Le chef des Kounta m’a apporté un beau mouton que j’ai mangé en méchoui, avec mes compagnons. Au lever de la lune, je suis parti vers le camp.

Quelques jours après, le 9 septembre, je repassais une dernière fois à Ouadan ; nous repartions vers l’ouest, pour reprendre, en Adrar, nos postes de surveillance du désert.

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