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Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique

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CHAPITRE IX
OPÉRATIONS AUTOUR DE TICHITT

Je goûtai un véritable repos moral sur la route qui me menait à Tijikja. J’étais débarrassé des soucis d’un lourd commandement. Je n’avais avec moi que quelques compagnons fidèles — ceux qui ne devaient pas me quitter, jusqu’à mon retour en France. Nous passions de longues heures à causer, et ce délassement était d’un ton assez aristocratique pour qu’il pût être en même temps de quelque profit.

Les problèmes de la vie religieuse tourmentent les Maures. Sidia les abordait souvent, soit qu’il me vantât les beautés de sa foi, soit qu’il me questionnât sur mes propres croyances.

— Je sais, me dit-il un jour, qu’Issa est un grand prophète, mais que dites-vous, vous autres les Nazaréens, à son sujet ?

Je regardai Sidia. On sait qu’Issa est le nom de Jésus-Christ en arabe. Je n’hésitai pas une minute et je répondis à Sidia :

— Issa, mon ami, n’est pas un prophète, mais, en toute vérité, il est le fils de Dieu. Peut-être as-tu vu dans le livre qu’il est le fils de la Vierge Meryem, qui le conçut par la grâce de l’Esprit de Dieu. Or, quand il vint au monde, des bergers vinrent l’adorer, et des rois, du fond de l’Orient, apportèrent à ses pieds des cadeaux précieux ; car, en effet, il était plus grand que les rois. Et ce Roi des rois, pendant trente ans, resta caché, attendant l’heure de sa mission, et quand l’heure fut venue, il annonça la grande nouvelle que le règne de Dieu était proche et que tout ce qu’il y avait de mal sur la terre allait être délié. Mais il fallait de toute éternité que le sang de l’Homme-Dieu coulât, pour que cette promesse fût accomplie. Aussi Issa fut-il crucifié, non point victorieux, mais vaincu, non point glorieux, mais abaissé et bafoué, pour que les hommes fussent sauvés. Dès qu’il fut mort, Issa descendit aux Enfers où il délivra les âmes des justes et d’abord celles des prophètes qui l’avaient précédé et annoncé. Le troisième jour, il ressuscita d’entre les morts, et pendant quarante jours, il se montra à ses disciples dans son corps redevenu glorieux. Enfin il remonta au ciel où il est assis à la droite du Père, et d’où il reviendra juger les vivants et les morts, au jour de la Résurrection.

Je m’arrêtai, la gorge serrée. J’avais les yeux pleins de larmes. Car l’adorable histoire était-elle la mienne ? Avais-je donc le droit de m’en emparer, de constater Jésus-Christ, sans y croire ?

— Sidia, continuai-je, tu sais maintenant quel est le maître des Nazaréens. Apprends donc que pour le service de ce Maître, nous donnerions volontiers notre vie ; que toute notre force, que tu admires, nous vient de Lui, et que nous ne cessons de recourir à Lui, comme à notre Père bien-aimé…

J’étais alors dans le plus étrange état d’esprit. Car je ne croyais pas que Jésus-Christ fût le fils de Dieu, et je ne savais pas prier. Et pourtant, je parlais du fond de ma conscience, et il ne me semble pas que j’aie manqué de franchise.

Que de larmes délicieuses je devais verser plus tard, au souvenir de ces heures troubles qui précèdent l’arrivée de la Grâce !

A ce moment, je savais bien que je mentais, mais je savais aussi que j’eusse menti bien davantage, si je n’avais pas confessé la vérité de mon Dieu.


Le 25 décembre, à la Noël, après dix jours de route et dix jours d’attente au poste de Tijikja, je rejoignis le capitaine A., sous les ordres duquel j’avais été placé. Il était campé dans la paisible vallée d’Edderoum, et il attendait dans cette oasis de verdure, l’ordre de rejoindre la colonne qui était en formation dans les environs du poste de Tijikja. Ce fut une courte période d’un calme délicieux, où nos esprits se recueillaient, dans l’espoir des batailles prochaines. Car nous espérions bien que la prise de Tichitt, qui était le but de la colonne, n’irait pas sans coup férir et que nous aurions l’occasion d’y montrer nos vertus.

Pour moi, je passais de longues heures à chasser la pintade et la perdrix qui abondaient dans ce coin privilégié du Tagant, et ce m’était une occasion pour ressasser les pensées qui m’étaient familières. Ma vie misérable, que je n’arrivais pas à ordonner, me faisait horreur — et d’autant plus que je pensais me battre bientôt. Il me semblait qu’une bataille mêlée de prières devait être la plus haute émotion humaine, et le point de jonction où nous pouvons atteindre l’infini. Au lieu qu’une bataille que ne domine pas le nom d’un Dieu, ne peut être qu’une exaltation incomplète, celle d’une partie seulement de notre beauté intérieure. La passion guerrière nous enrichit, mais aussi elle réveille en nous d’autres instincts, elle nous rend insatiables, nous fait désirer de nouvelles richesses spirituelles. Dès que l’on fait un pas hors de la médiocrité, l’on est sauvé, l’on est assuré de ne plus s’arrêter dans la voie du perfectionnement intérieur, où l’on s’est imprudemment engagé. Celui qui est assoiffé d’héroïsme devient vite assoiffé de divin. Il est embarqué dans l’absolu, qu’il soit terrestre ou qu’il soit céleste, et il ne peut plus que se soumettre humblement à tout ce qui est impérissable dans le monde. Je sentais confusément la beauté d’une prière, lorsqu’elle précède une victoire et la beauté d’une victoire, lorsqu’elle suit une prière. Mystérieuses correspondances que, seule, la logique du cœur peut expliquer. On n’empêchera pas que l’hymne ambrosien n’appartienne aux soldats.

Pénétré de ces pensées, je ne pouvais qu’appeler à mon aide le Dieu des armées et le supplier de se manifester à moi.

Une fois que je m’étais aventuré assez loin, je connus une de ces minutes qui restent ineffaçables dans la vie. Dans la chaleur bruissante de midi, je cherchais un peu d’ombre. J’avais erré longtemps dans les rochers qui dominent la vallée. Enfin, dans le lit à jamais desséché de l’Oued, un arbre assez épais m’invita au repos. Autour de moi, tout était si mélodieux, si assoupi, qu’il me semblait être en cette terre comme en un berceau. Lorsque je fus sous l’arbre, je tombai à genoux. C’était la première fois de ma vie — mais le geste, si nouveau pour moi, m’avait été commandé de très loin et toute résistance eût été impossible. Dans mon frêle abri, je me sentais infiniment bien pour adorer la puissance qui me courbait et lui exposer avec franchise les besoins de mon cœur. En même temps, je savais de toute certitude que ces besoins seraient satisfaits, que ces désirs seraient exaucés, et au delà. J’étais bien sûr que je serais un jour catholique et je ne ressentais qu’une impatience sans nervosité, du bonheur qui m’était promis.


Je n’ai pas traversé de « crise » en Mauritanie. Nul drame intérieur. Nul déchirement. Nulle anxiété. Une attente calme, appuyée sur la certitude que les Sacrements sauraient bien me donner plus tard la foi qui me faisait défaut. Parfois, je maudissais les désordres de ma vie, mais je me disais aussitôt : « Cela aussi sera guéri. » Je rougissais de ma faiblesse dans la vie, mais aussitôt je me disais : « Je serai fortifié. » Je tremblais d’être si abandonné dans la vie, mais aussitôt je me disais : « Une main se tendra vers moi, un jour. » Et mon cœur battait à se rompre, quand je pensais à ce que pourrait être ce jour-là.

Nulle impatience de la vérité. « Si Dieu existe, me disais-je, il ne manquera pas de me le faire connaître, il prendra ma bonne foi en considération, et pourvoira au reste. » Et, en effet, celui qui ne s’est jamais posé la question ne peut être sauvé. Mais celui qui s’est demandé une seule fois où était la vérité, est sûr qu’il la possédera un jour. La négation bête et brutale ne mène à rien. Mais dès que la question est posée, elle est déjà à peu près résolue.

Je ne voyais de beauté que dans le christianisme, je ne pouvais pas penser que la beauté fût ailleurs que n’est la vérité. Ce qui nous touche dans le monde antique, c’est son attente du « Dieu inconnu ». C’est Cicéron invoquant à l’heure de sa mort la cause des causes, causa causarum. C’est Platon décrivant le juste qui viendra : « Fouetté, torturé, mis aux fers, on lui brûlera les yeux ; enfin, après lui avoir fait souffrir tous les maux, on le mettra en croix… » Et parlant encore de la pureté de l’âme et du corps, c’est Sénèque disant : « Notre Dieu et Notre Père ». Et : « Que la volonté de Dieu soit faite. » C’est Virgile annonçant le siècle qui va venir : Adspice, venturo laetantur ut omnia saeclo. C’est Properce parlant le premier dans le monde latin de la pitié. Ce qui nous touche dans l’Islam, c’est la part de vérité éternelle qu’il maintient. C’est la part qui lui est revenue du grand héritage judaïque. Et c’est qu’il est, comme le dit Nicole, une « secte chrétienne » — vue profonde dont on est bien assuré, lorsque l’on vient de lire le Koran dans les terres mêmes des Musulmans. Ainsi, tout nous presse, tout nous donne de l’espoir, de l’assurance. De tous côtés nous sommes fortifiés. Mille reconnaissances lointaines nous mettent en sécurité, et nous permettent d’attendre dans l’amour, la conjonction fatale de toute la beauté avec toute la vérité.


Sur la route de Tichitt, 10 Janvier. — Rien ne prépare mieux à l’héroïsme que la confusion ordonnée d’une colonne. On prend vite goût à manier l’outil humain — l’on se dit vite que rien n’est interdit au soldat. Quand on va, de l’extrême arrière-garde à la pointe de l’avant-garde, et que l’on dépasse successivement le long convoi, l’infanterie qui s’égrène en deux minces colonnes, l’état-major du commandant de la colonne, les pelotons de méharistes montés sur leurs lourds chameaux, on aperçoit ce qu’est l’unité dans la dispersion. Chacun se sent à sa place, bien adapté à l’effort qui lui est demandé, il bénéficie d’une vertu supérieure à chaque individu et que chaque individu contribue pourtant à faire naître. Le capitaine B., les lieutenants B. et M., avec leurs unités méharistes, sont partis ce matin pour Tichitt en reconnaissance d’avant-garde. Nous avons marché pendant onze heures dans une plaine noire, où ne poussent que quelques maigres épineux.

Le 11, nouvelle marche de onze heures. Nous continuons à suivre le rag monotone de la veille. A 4 heures du soir, nous arrivons aux puits de Oumoula Ouitgat. La colonne s’organise lentement, prenant le dispositif de bivouac ; des sous-officiers courant en tous sens ; sous une tente, une voix brève dictant des ordres ; un groupe d’officiers causant debout… il n’en faut pas plus pour avoir une image de la guerre et se sentir véritablement « en campagne ». Aussitôt mille folies, les plus belles du monde, renaissent en nous. On voudrait jouer sa vie sur un coup de sabre, se mesurer avec la destinée et connaître ces heures où l’on vit familièrement avec la mort.


Le lendemain, à Ganeb. — Dans l’étincellement de midi, nous avons eu une vision magnifique. Le rag que nous suivions depuis deux jours se transforme en dunes, d’où l’on domine vers le sud l’immense océan rose de l’Aouker. A gauche, on voit la barrière rocheuse du Seun, orientée de l’est à l’ouest, et à ses pieds, le Baten, la plaine étroite qui sépare la muraille abrupte des dunes. Nous descendons la batha Touga, puis la pente sablonneuse entre jusque dans le Baten que nous dominions tout à l’heure. Ganeb est une petite oasis située dans une Sebkhra circulaire. Le désert la ceint étroitement, le désert des sables au sud, le désert des rocs au nord. Les puits sont légèrement salés. La journée est consacrée à l’abreuvoir des chameaux et au remplissage des peaux de bouc qui contiendront l’eau de la colonne jusqu’à Tichitt.

Le 13, nous recevons l’ordre de franchir le Seun et de flanquer sur le rebord du plateau, le gros de la colonne qui longera le Baten. Nous nous dirigeons vers le défilé de Foum Hajar, tout proche de Ganeb, qui nous permettra d’atteindre l’Adafer. Ce défilé semble taillé à coups de hache dans le sein de la montagne. On monte à pic à travers des éboulis de rocs, en suivant de sombres précipices, qui mettent une note romantique dans la terre classique des larges horizons. A cinq heures du soir, nous sommes à hauteur d’El Boyyeur. C’est là que se termine le Seun. La barrière s’affaisse insensiblement, se perd dans les sables de l’Aouker. De loin, on aperçoit le Zahar Tichitt, et plus près, sur notre droite, la montagne isolée de Zik.

Le 15, vers huit heures, nous sommes au Nord du Zahar-Tichitt dont nous laissons les rocs sur notre droite. Le terrain est couvert de dunes fatigantes pour les chameaux. Vers trois heures, le capitaine A. reçoit un courrier. Il en prend connaissance, arrête la petite colonne, fait mettre les hommes en cercle autour de lui, et, dans un silence solennel, il fait connaître les nouvelles qu’il vient de recevoir. Le capitaine B., les lieutenants B. et M., sont arrivés à Tichitt le 13 janvier, à huit heures du matin. Le drapeau vert flottait sur la mosquée. Il y eut un engagement heureux pour nos armes. L’ancien sultan de l’Adrar, Sid Ahmed Oued Aïda, a été blessé et fait prisonnier. Les principaux chefs des dissidents ont été tués. A la suite de l’engagement, nous sommes entrés dans le Ksar. Le drapeau vert a été enlevé et remplacé par le drapeau français. Les dissidents se sont enfuis vers l’Est, dans la direction d’Angi. B. est sur leurs traces avec son peloton méhariste…

Le capitaine A. a terminé son récit. Il remarque la mine abattue de ses tirailleurs sénégalais, navrés de n’avoir pas été au combat. Il leur dit alors que tout n’est pas terminé, qu’ils auront encore l’occasion de se battre et qu’ils ne doivent pour l’instant que se réjouir du succès de leurs camarades. Là-dessus, la colonne se reforme et reprend la route de Tichitt, que nous atteindrons vers le soir.

L’émotion d’une belle heure française a rompu la monotonie de la route. Nous courons plus joyeusement vers la ville où, depuis le matin, flottent les trois couleurs. Ce soir-là nous semble un de ces soirs d’apothéose en qui se ramasse tout le passé, qui efface par sa plénitude tant d’heures médiocres, tant d’heures dégradées. La beauté du décor nous aide encore. De longs arpèges sahariens nous bercent de gloire. L’air est profond. L’on sent toute la force jeune du soleil. Autour de soi, tout est magnifique. Ce n’est pas une terre en guenilles. C’est un jeune seigneur qui ne fait rien et qui s’ennuie. Tout l’enivrant parfum de la vie se ramasse en nous : la jeunesse, la gloire, l’amour du nom français, la fierté…

Tout à coup, j’arrête mon chameau. Me voici sur le haut d’une dune, et, à mes pieds, une plaine s’étale. Une longue traînée verte y sinue : c’est la palmeraie de Tichitt. Non loin, le Ksar paraît, fièrement posé sur son assise de rocs. Derrière moi, le soleil lance ses dernières flammes dans le silence magnifique du ciel. Et j’aperçois sur l’unique tour de la ville, la tour de la mosquée, un point qui tremble, un petit point où mon regard s’accroche intensément. Le cœur brûlant d’amour, de respect, je salue cette petite chose, toute seule dans le soir, et qui a poussé là, comme une fleur céleste dans l’exil.


Deux jours plus tard, je suis envoyé en reconnaissance avec une vingtaine de partisans maures. J’emmène avec moi le maréchal des logis Zémori ben Sliman et un guide, Ideïboussat. Dès que nous avons dépassé la palmeraie de Tichitt, nous entrons dans les dunes de l’Aouker. Cette immense mer de sables s’étend sur des lieues et des lieues. Les pâturages y sont assez beaux, mais il n’y a pas de points d’eau. Aussi les Maures ne s’aventurent-ils qu’avec prudence dans ces sables de la soif, où plus d’un voyageur imprudent est tombé. Nous nous arrêtons vers le soir. Nous sommes sur les traces du campement de Chorfa que j’ai mission d’arrêter.

Le lendemain matin, départ. Je rencontre un Reïan dissident. Il est porteur d’une lettre à destination de Tichitt. Il me dit que le campement des Chorfa, d’où il vient, était depuis trois mois dans l’Habara, région de l’Aouker située au sud-est de Tichitt. Le 13, ces Maures passaient à hauteur de Tichitt, entendaient les coups de fusil, et s’enfonçaient aussitôt dans le sud-ouest. La lettre arabe que porte le Reïan est de la femme du chef, Fatma Mint Aïllal, à son beau-frère Cherifou, marabout influent de Tichitt. J’emmène avec moi le Reïan.

Le 17, départ à six heures du matin. A quatre heures, nous atteignons le campement des Chorfa, en fuite depuis une huitaine de jours. Il comprend trois membres de la pieuse famille des Ahel Cherref, trois Reïan dissidents, sept femmes Chorfa, quinze femmes Reïan, de nombreux enfants, deux petites captives récemment reçues par le chef, un beau troupeau de moutons et une vingtaine de chameaux.

Les Ahel Cherref donnent une impression que l’on éprouve rarement dans les pays maures : celle du vrai fanatisme. Le « naïb » ou chef, Bakhiallah, est un illuminé, indifférent à tout, plongé toute la journée dans la lecture des livres sacrés.

Je le fais venir devant ma tente, pour tâcher d’obtenir de lui les renseignements que j’ai mission de recueillir. Il arrive, fièrement drapé dans sa gandourah blanche ; il fixe sur moi un regard dur, s’assied en murmurant les prières qui ne cesseront d’agiter ses lèvres pendant tout l’entretien. Au bout d’une demi-heure, il se met à égrener le chapelet qu’il tient entre ses doigts. Je me fâche. Sans mot dire, il s’arrête, levant sur moi ses grands yeux noirs qui brillent comme des charbons. Cet homme intraitable ne veut rien me dire d’intéressant. Après l’avoir congédié, je dépêche Sidia dans le campement. Je pense que grâce à sa piété, à sa race illustre, il y recevra bon accueil. Je le charge d’aller causer avec la femme du chef, Fatma Mint Aïllal. Cette femme a une grande influence parmi les Maures. Elle passe pour avoir la « baraka », ainsi d’ailleurs que mon Bakhiallah. Tous deux sont grandement vénérés, même par nos partisans. Cette circonstance rend toute enquête fort difficile. Pourtant, grâce à Sidia, j’ai pu obtenir des renseignements précieux. Les gens du campement m’ont apporté sans difficulté, les jattes de lait et les tentes que je leur avais demandées. Mais on sent qu’ils subissent la force, sans l’accepter.

Le 18, à deux heures du soir, nous partons dans la direction de Ganeb, où j’ai reçu l’ordre d’amener le campement. J’arrive en ce point le lendemain matin. J’installe le campement des Chorfa et le mien sur le haut des dernières dunes de l’Aouker, à trois kilomètres des puits, à proximité d’un petit pâturage d’arbres, où nos chameaux et les moutons de la tribu pourront subsister quelques jours.

La patrouille envoyée à l’arrivée pour reconnaître la palmeraie et ses abords, ramène un Nemadi qui s’était enfui devant elle. Cet homme avait un compagnon que mes gens n’ont pu atteindre. Il venait de cacher son fusil près du puits. La patrouille signale en ce point un rassemblement de moutons. J’envoie aussitôt quelques Maures qui ramènent les moutons, avec une douzaine de chameaux et quatre guerriers Reïan, dont la tribu vient d’être razziée par le brigadier algérien Eddin, en reconnaissance dans l’Adafer. Je garde tout ce monde avec moi.

Le 20, au matin, je fais faire l’abreuvoir de nos chameaux qui n’ont pas bu depuis huit jours. Le Nemadi poursuivi hier revient de son plein gré à mon camp. Il se présente avec un attelage de six chiens magnifiques. J’avais souvent entendu parler des chiens Nemadis, mais je n’en avais jamais vu. Ils constituent la seule richesse de cette étrange tribu qui ne vit que de la chasse, et ne ressemble en aucune façon aux autres Maures. Ces Nemadis ont la réputation de gens sans religion, mais qui peuvent rendre de grands services, grâce à leur connaissance du pays, à leur agilité prodigieuse à la course et à leurs qualités cynégétiques. Il faut, pour cela, les mettre en confiance et leur laisser leur liberté, à quoi ils tiennent par-dessus tout.

Les partisans occupés à l’abreuvoir, rapportent un renseignement intéressant. Ils ont vu des Reïan qui leur ont signalé le passage, à proximité de Ganeb, d’une troupe de Ouled Gheïlan avec qui le brigadier Eddin a échangé des coups de fusil dans la matinée du 15.

Je décide aussitôt de les poursuivre. Les chameaux sont rappelés de l’abreuvoir et nous partons au déclin du soleil. Le Nemadi, Mohammed Oued M’Haïmed, me sert de guide et court devant nos chameaux, pour suivre les traces du razzi, d’ailleurs très difficiles à retrouver dans les pierres noires du rag.


Le 20 au soir, à la veille de nous battre. Nous nous sommes arrêtés à neuf heures, les traces devenant impossibles à suivre à cause de l’obscurité. Tout le monde se couche en silence. Zémori et moi, nous dînons d’une boîte de viande conservée, car j’ai, naturellement, défendu d’allumer le moindre feu. La sentinelle rôde autour des dormeurs appesantis par la fatigue. Je m’étends sous les étoiles. Cette nuit est la plus belle de toutes. Je ne ressens qu’un bien-être étrange, je suis dans l’océan de la béatitude éternelle, tout près de Dieu, qui a déjà inscrit des noms sur le Livre.

Quels sont ceux qui sauront demain l’éblouissante vérité ? Lesquels, parmi ceux-ci, iront apprendre la grande nouvelle ?

Il me semble que ma joie est noble, que mes yeux, comme à la veille de mourir, voient plus clair. N’est-il pas doux d’être de ceux qui défendent la vertu et les autels ? de ceux qui attendent les miracles, aiment la mort, tout ce qui dépasse l’horizon borné de la vie ?

J’ai déjà connu des veilles de bataille. Aujourd’hui, pour la première fois, je me prends à murmurer : « Que votre volonté soit faite, Seigneur, et non la mienne… »


Le 21, à quatre heures du soir. J’accompagne à sa dernière demeure mon compagnon d’armes, Sid Ahmed Oued Dehlil. Son corps si maigre est enroulé dans une blanche gandourah qui colle, rouge de sang, à ses côtés. La tombe est creusée dans une crique pierreuse que domine la haute masse du Seun. Quelques partisans m’accompagnent. Ils sont altérés, ruisselants de sueur. Nos chameaux sont loin d’ici et, depuis le matin, nous n’avons pas une goutte d’eau. Tous se taisent, mais d’épuisement, non de douleur. Deux hommes déposent Sid Ahmed dans le trou. Puis ils jettent de la terre, le recouvrent d’un petit monticule de pierres…

Il faut partir, remonter le Seun, rejoindre nos animaux. Avant de quitter l’humble tombe, les partisans disent adieu à leur ami, chacun l’un après l’autre, et j’entends la même phrase, faiblement prononcée, mais qui sonne clair dans cette plaine de mort : « Ouaddâtek el Moulâna, Sidi… Que notre Seigneur t’accompagne, Sidi… Ouaddâtek el Moulâna, Sidi… »

Et moi, le dernier : « Ouaddâtek el Moulâna, Sidi… »


Il me semble que Joseph de Maistre nous fait faire un grand pas, quand il prouve que le paganisme ne contenait que des vérités, mais des vérités corrompues. Car si l’on suit cette démonstration un peu loin, on reconnaîtra que l’homme n’a pas une seule idée qui ne corresponde à quelque réalité et qu’ainsi Dieu est prouvé par la seule idée que l’on a de Lui. Mais J. de Maistre nous touche davantage, quand il reconnaît dans le dogme païen des sacrifices, la grande idée du salut par le sang. Ce que nous admirons dans la Rédemption, c’est le couronnement infiniment surnaturel de cette idée naturelle, insérée depuis la création du monde dans les fibres mêmes de l’humanité. Or, aujourd’hui même, un champ de bataille n’est-il pas l’image temporelle de la miraculeuse grandeur du sacrifice ? Si nous croyons à la vertu du sang répandu au Calvaire, comment ne croirions-nous pas, d’une manière analogique, à la vertu du sang répandu pour la patrie ? La vertu de ce sang-là est aussi certaine dans l’ordre naturel, que la vertu de l’autre, dans l’ordre surnaturel. Oui, nous savons que le sang des hosties offertes à la patrie, nous purifie. Nous savons qu’il purifie la France, que toute vertu vient de lui, que sa vertu est infinie — que toute patrie ne vit que de sa vertu.

Sine sanguine non fit remissio. Mais il n’est pas besoin du témoignage de la Bible. Nous savons bien, nous autres, que notre mission sur la terre est de racheter la France par le sang.


Ganeb, 25 Janvier. — J’ai passé une partie de ma journée dans la tente de Bakhiallah. Le terrible Chorfa s’est beaucoup adouci, et nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. Lorsque je suis rentré à Ganeb, il m’a fait, à mon grand étonnement, très bon accueil et, depuis ce jour, il m’accable de ses visites. Voilà ce que peut faire l’auréole de la victoire !…

Cet après-midi, le cheickh m’a montré sa « bibliothèque ». Elle est contenue dans deux grands sacs en peaux de bouc. Quelques-uns des manuscrits m’ont paru intéressants. Ce sont des commentaires tidjanites du Koran, ornés de logogriphes, de « hadits » disposés en losange. Bakhiallah, en feuilletant ces pages, sourit béatement et il ne peut se retenir de me lire les mystérieuses paroles. Sa voix tremble, ses mains frôlent avec respect le vélin. Bakhiallah m’oublie — et je sais bien qu’il n’est plus ici.


27 Janvier. — La colonne s’est éloignée. Elle regagne Tijikja. Après deux jours de brouhaha, me voici de nouveau dans le sommeil de mon désert.

Je me suis promené longuement dans la lande décharnée du Baten.

Je ne sais pourquoi, je pensais encore à Capharnaüm, le petit bourg incertain qui sommeillait jadis en Galilée, et qui, un jour, reçut Dieu…

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