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Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique

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CHAPITRE X
TAGANT. — ADRAR, ROUTE DE L’EST

Avant de nous mettre en route pour aller reprendre, à l’extrémité nord de l’Adrar, nos postes avancés du désert, arrêtons-nous un moment, jetons un coup de sonde, et voyons ce que deux années déjà d’errances ininterrompues dans la misère et dans la joie, ont mis en nous. Après une période d’activité intense, comme l’avait été la colonne de Tichitt, ce travail n’est pas inutile, si toutefois nous savons y mettre une entière simplicité, et si notre regard est ferme et sans faiblesse. Voici donc, en désordre, quelques-unes de nos pensées d’alors :

1o Le Père céleste : « Comme je l’aimerai, quand je serai catholique. » La Sainte Vierge : « Comme je serai bien humblement à ses pieds, quand je serai catholique. » Et encore « Comme j’aimerai quand je croirai. » Mais je ne doutais pas, comme je l’ai dit, que la foi ne me fût donnée un jour. Et en effet, me disais-je, la foi n’est-elle pas promise à qui vient s’agenouiller aux pieds des autels, à qui demande, dans la confiance et dans la paix, la Parole qui délie les péchés, et le Pain qui vivifie ?…

Cette assurance dans laquelle j’ai vécu si longtemps, avant de recevoir les Sacrements, cette grande espérance qui m’était donnée alors que je la méritais si peu, je sais maintenant à quoi je la devais, et j’y pensais même dès alors, dans les éclairs qui venaient traverser ma nuit ; elle me venait de l’eau du Baptême que j’avais eu le bonheur de recevoir, étant l’enfant emmailloté de langes, étant l’enfant qui ne sait pas. O miracle ! O preuve adorable ! Ainsi donc, en ce jour inconnu et béni, j’étais entré comme malgré moi dans le monde de la Grâce, j’avais été, bon gré mal gré, embarqué dans la vie surnaturelle… Ainsi donc, je pouvais avoir vécu pendant des années dans l’ignorance et dans le péché, je pouvais approcher de la trentaine sans avoir entendu une seule messe et en ignorant même le « Notre Père », sans qu’une douce Présence ne cessât pourtant de me protéger, sans que le Don qui m’avait été fait fût perdu, sans que l’Eau baptismale ne m’épargnât les angoisses et les incertitudes du Démon ! Je pouvais avoir vécu toute une vie d’homme sans la Grâce, je n’en étais pas moins l’enfant sur le front duquel un prêtre avait inscrit le Signe Rédempteur, l’innocent à qui les substances de l’Eau et de l’Huile et du Sel, avaient à tout jamais imprimé la marque authentique de la préférence. — Et maintenant, à travers mes trente ans de déréliction, la Grâce baptismale rejaillissait, et je me savais l’enfant chéri, celui à qui tout a réellement été donné.

2o « Je ne sais rien, mais je n’ai pas peur. Pourtant, c’est un grand inconnu qui m’appelle, et je ne sais pas, au fond, où me mènera cette aventure. — Peu importe, j’ai bon espoir. »

« Je regretterai peut-être, mais je regretterai encore bien plus si je m’arrête en route. »

« Je serai peut-être malheureux, courbé sous cette loi. — Mais plus encore, si je l’ignore à tout jamais. »

« Je ne peux pas n’y plus penser. — Alors, mieux vaut en avoir le cœur net. »

« Le vin est tiré — il faut le boire. »

« Il faudra changer ma vie, me faire de nouvelles habitudes ? — Dieu y pourvoira. Le Saint Esprit m’assistera. J’ai confiance. »

« A mon âge, c’est un bien rude pas à franchir. — Mais non, je ne ferai rien, et c’est Jésus qui fera tout. C’est Lui qui sera occupé de moi et inquiet, tandis que je serai insouciant et paisible. C’est Lui qui sera penché vers moi, tandis que je dormirai. »

« O mon Dieu ! je sais que vous avez dit : « Ce n’est pas vous qui M’avez élu, mais c’est Moi qui vous ai élu. »

3o Le péché. « Je parle de vous, Seigneur, et je ne passe pas un jour sans vous offenser. Je sais que je suis une très sale bête, et je continue à violer, non seulement Votre loi, mais même la loi humaine, et je n’essaie même pas de remonter le courant, de reconquérir cette pureté que m’a donnée votre Baptême. — C’est vrai, je n’essaie pas, parce que j’attends la Grâce de vos Sacrements. Je n’essaie pas, parce que, sans Vous, je ne puis rien. »

« Votre loi ne serait pas divine, si je pouvais m’en passer. »

« Je m’arrêterai, après ma conversion. — En aurai-je la force ? Cela, j’en ai l’assurance. »

« Plus les fautes que je commets sont grandes, plus vous êtes prouvé à mes yeux. »

« J’offenserais vos Saints Sacrements, si je croyais pouvoir me réformer sans eux. »

J’avoue avoir eu de ces pensées, et souvent. Elles étaient lâches. Mieux eût valu, certes, s’efforcer de mériter la Grâce en ennoblissant ma vie. Hélas ! je remettais à plus tard, sans songer aux jours de l’échéance, où il faudrait pourtant régler les comptes. — J’avais du remords — comme tout le monde. Parce qu’au fond le péché n’est pas drôle. Parce que le vice n’amuse personne. Mais je ne pensais pas au châtiment, ni à l’expiation. J’avais du remords, un remords sourd, pinçant — mais je n’avais pas de peur. « C’est dans l’ordre, me disais-je. Tant que tu seras en dehors de l’Église, il faudra que tu roules d’abîme en abîme, jusqu’au plus bas. » Je n’avais pas de trouble. Je ne savais pas très bien ce qui se passerait. Mais je savais que le jour où je serais catholique, à cet instant précis, tout changerait, tout s’arrangerait selon un ordre nouveau, toute difficulté s’aplanirait.

4o Dans le monde, ceux que j’aime le mieux, au fond, ce sont les dévots. Ceux avec qui je m’entendrais le mieux, ce sont les vrais dévots, les hommes de sacristie et de confessionnal, les hommes enfin de scrupuleuse fidélité, les hommes d’exactitude et d’onction, en même temps, les hommes d’observances, les obéissants et les pacifiques. Pourquoi ne vais-je pas à mes vrais amis ? Il ne manque absolument que cette petite étincelle de la Grâce…


L’Adafer est une plaine de cailloux noirs qui prolonge le Tagant vers le Nord-Est. Il faut le traverser rapidement, car on n’y trouve pas d’eau.

Le caractère de ce pays est d’être écrasé sous le ciel. Même une chaîne entrevue le cinquième jour — la petite chaîne de Kahmeit, qu’escaladent des vagues de sable blanc — donne mieux l’impression de la platitude. Vers le Nord, le plateau se découpe en estuaires, en promontoires où vient déferler le sable du Khât. Arrivé à cette lisière, le voyageur doit s’arrêter à l’humble palmeraie de Talmeust. Doux nom, douces syllabes — et tragiques pourtant, puisque c’est à Talmeust que se livra, le 14 juin 1908, un des combats les plus meurtriers de la conquête.

Tandis que le capitaine Mangin se faisait massacrer avec tout son détachement à quelques lieues d’ici, le vétérinaire Amiet recevait, en ce jour mémorable, le choc d’une deuxième harka de dissidents, quatre fois plus nombreuse que son détachement. Sa situation était désespérée, lorsque surgit à l’horizon le sergent sénégalais Ouelo Coulibaly. Ouelo a quatre hommes, mais il fonce sur la masse compacte des Maures, et il fait si grand tapage que les assaillants croient avoir à faire à forte partie. Impressionnés par les cris sauvages de ces furieux, ils se déconcertent, lâchent pied, et finalement abandonnent le terrain. Je lis dans un rapport de l’époque que les quelques hommes du détachement Amiet, tirèrent en cette journée près de dix mille cartouches. Aujourd’hui, ce que nous voyons à Talmeust, ce sont quelques palmiers resserrés entre des rocailles en désordre, et aussi une vieille maison en ruines, où gîtent quelques Kounta de la famille des Sidi el Ouafi.

Tandis qu’à l’heure de midi, j’errais dans le camp, je pensais au brave Ouelo, aux bons Sénégalais de Mangin. Et d’un même mouvement, j’abaissais mon regard vers mes Sénégalais à moi, vers mes compagnons de route de tant de mois… Les voilà tous. Ils dorment. Ils sont las, ils sont saouls de fatigue, ils sont sales, ils sont affreux. A l’arrivée, ils ont dressé leurs misérables abris, carrés d’étoffes que fixent au sol les baïonnettes, minces toiles de tente que transperce facilement l’implacable soleil. La plupart ont la tête enfouie sous ces pauvres loques multicolores, tandis que les jambes et la moitié du tronc restent en dehors. Ils dorment, les bras en croix, le ventre sur le sable, crucifiés par ces interminables routes du désert — ou bien encore sur le dos, les genoux levés, la bouche ouverte, ou bien tassés en boule, tout pelotonnés dans leur misère. Ils dorment de ce formidable sommeil de soldat, de ce sommeil inoubliable pour ceux qui l’ont contemplé une seule fois, et qui donne une si forte impression de tragique — sommeil non détendu, ni facile, mais contracté, sombré net dans le néant, semblable à une mort subite.

Pauvres gens ! Eux aussi sont des malheureux. Eux aussi sont des exilés. Ils ont laissé leurs cases du Soudan, leurs femmes, la vie paisible, facile des villages au bord des fleuves. Et les voici dans la grande fournaise, suant et peinant pour leur nouvelle patrie, qu’ils ne verront jamais… Ah ! vraiment, c’est une étrange existence que la nôtre ! Voici des années que nos demeures sont ces toiles incertaines, des années que nous avons perdu le goût des joies les plus humbles de la vie : le foyer, les livres, l’abri moelleux d’une chambre — oui, des années déjà que nous sommes dans la fièvre, dans le désordre, dans l’incertain.

Et je pense que peut-être, pour tant de tourments, beaucoup de choses nous seront pardonnées. Oui, beaucoup de choses seront pardonnées aux soldats. Le plus misérable d’entre nous n’est-il pas l’ouvrier magnifique d’une œuvre de douleur, l’obscur artisan d’une œuvre qui ennoblirait le cœur le plus souillé ? — Et s’il nous faut payer un jour, toutes ces années peineuses ne nous compteront-elles point ?


… Toujours le même ciel, la même voûte de bleu opaque. Un petit fou de nuage égaré vient lécher la paroi étincelante, et puis s’en va, on ne sait où. Et puis, tout revient comme avant : c’est le ciel de Ptolémée, une grande sphère solide, avec la terre, au point O. Mais, pour moi, c’est le ciel de mes premières prières, le ciel où se sont allumées mes premières prières, étoiles tremblantes, les premières nées de la nuit. Voici le ciel vers qui, jetant mon bâton sur le sol, j’ai levé mes regards étonnés, et celui vers qui j’ai dit : « Mon Dieu, je Vous en supplie, si Vous existez, manifestez-Vous à moi, et m’envoyez le Signe qui me ploiera à deux genoux. »

Qu’il est béni, le ciel des premières prières ! Qu’il est riche, ce ciel-là, où nos premières prières se sont piquées, si humbles, si pareilles, si simples et monotones !

… Nous étions en plein milieu du Khât. Toujours plus avide de solitude, je voulais m’enfoncer dans ces étoilements de dunes, imbriquées l’une dans l’autre, chevauchant l’une sur l’autre, s’échafaudant en architectures incertaines que chaque jour fait et défait. Mais un Maure est venu au camp, un Maure sordide, à peine vêtu, sa longue chevelure en désordre. Je reconnais son air de violence, sa face tragique, ses yeux ardents et mobiles. C’est le chef des Ahel Hajour, Mohammed Salem Oued Sidi Lekhal. Les jambes croisées sur une natte, il nous conte ses inquiétudes. La situation de son frère, Mohammed Mahmoud, qui n’a jamais voulu faire sa soumission, et que traquent nos troupes de la région de Tichitt, lui donne les plus graves soucis. Le 13 janvier, le courrier s’était hâté vers le repaire d’Angi où Mahmoud se croyait en sûreté : « Les Français sont à Tichitt ! » — Mahmoud rit : « Allons donc ! Jamais ils n’y viendront ! » Pourtant, un fuyard arrive, puis un autre, puis un autre. Ils confirment la nouvelle. Stupeur. Fuite en désordre vers le nord. Cependant, Mohammed Salem, plus sage que son frère, voit le péril. Il va demander au colonel un laisser-passer pour se rendre auprès de Mahmoud, et le supplier de faire sa soumission. Le colonel l’autorise à tenter cette démarche, mais, très sagement, ne veut pas avoir l’air de s’y associer en lui donnant un papier. Mohammed Salem renonce à son voyage. Or, la bande de son frère — une quarantaine de fusils — est en majeure partie composée de très jeunes gens, incapables de supporter les épreuves d’une longue campagne. Elle ne peut même songer à gagner le Maroc, de sorte qu’elle risque à tout instant d’être prise dans les filets, que ne manquent pas de lui tendre nos partisans. — Mohammed Salem nous conte ses histoires d’une voix animée, en faisant de grands gestes, et en ramenant, à chaque instant, le bord de son « aouli » par-dessus l’épaule. Il nous dit encore qu’il n’y a pas d’eau à Charanya, comme nous le supposions. Le premier puits dans le nord est Amijeujer, à quinze heures de marche d’ici. Il faut donc partir sans tarder, car nous n’avons presque plus d’eau dans nos outres…

Ah ! ces histoires du désert, quel parfum elles ont pour moi ! Je leur trouve un goût sauvage et guerrier. Toujours elles viennent évoquer des fuites de gandourah dans le bleu du ciel, des campements errants sous le soleil, de grands mouvements mystérieux, de grandes allées et venues dans cette chose informe, en apparence immobile qu’est le désert, si pleine de vie en réalité, si balayée de remous humains. Et il me semble, quand je les écoute, qu’elles me fixent à tout jamais dans cette misère. Elles rejoignent de propres impressions de fatigue, d’accablement dans l’universelle aridité, quand les fronts en sueur maudissent le casque et appellent la nuit.

Elles laissent sans peine retomber autour de nous tout le silence…


Le 15, nous nous mettons joyeusement en selle ; c’est aujourd’hui que nous arrivons à l’eau, que nous touchons enfin à un puits. Pendant deux heures, nous marchons dans l’« aklé », on nomme ainsi des régions de dunes très basses, figurant comme relief le clapotis d’une mer agitée. Puis, pendant cinq nouvelles heures, c’est le rag, l’immense plaine noire qui fait sur l’horizon la ligne la plus nette…

Voici quelques dunes isolées, arrondies en croissant, toutes orientées dans le même sens. D’après nos guides, elles marquent l’approche d’Amijeujer. En effet, au bout de quelques instants, nous descendons une faible pente rocailleuse, et nous nous trouvons jetés dans des taillis d’arbres maigres, au milieu desquels s’inscrivent les bouches tant désirées des puits. Nous étions à peine arrêtés qu’un courrier s’est présenté. Cette fois-ci, ce sont des nouvelles du Nord qui nous arrivent. Nous apprenons que les gens de B. ont rejeté à la mer, à hauteur des Canaries environ, des Ouled Delim venus en rezzou vers le sud. Ces dissidents, privés de leurs chameaux, ont dû sauter dans des barques, pour tâcher de regagner leur pays. Les Regueïbat ont été culbutés, à trois jours au nord de Smara, par les Ouled Bou Sba. Plusieurs de ceux-ci seraient restés sur le carreau dans cette affaire. Le commandant de l’Adrar assigne comme zone de nomadisation à ma section, la région Zoug-Matalla-Aghilan — à cent kilomètres environ au nord d’Atar. Et c’est tout. Nous retombons dans le silence, dans le grand engloutissement, dans la solitude recourbée sur soi-même. L’après-midi, suivi de ma chienne fidèle, Selysette, je suis allé faire une ronde au pâturage. Les chameaux sont près du camp. La sentinelle est là-haut, sur ce haut éperon rocheux qui domine l’étroite vallée où nous sommes campés. J’en fais péniblement l’ascension et je me retrouve sur l’immense plateau sur lequel nous avons marché, pendant toute la matinée. Voici les dunes isolées, la plaine noire, l’austère courbure de la plaine. Comme nous sommes loin, ici ! Je m’approche de la sentinelle, elle s’immobilise, présente l’arme qui fait un bruit sec. Je ne sais pourquoi ce geste m’émeut. Si loin de ma patrie, c’est encore le salut des soldats de chez moi qui m’accueille.

Et ainsi me voilà assuré d’être dans une Règle, dans une certaine Règle dont l’observance étroite prévaut pourtant contre le temps et l’espace. Ce brave tirailleur, sous les quarante degrés qui nous assomment, rend les honneurs tout juste de la même façon, et aussi correctement, que fait la sentinelle du quartier Rochambeau, en la place de Cherbourg.

Après un repos de quelques jours à Amijeujer, nous avons fait un nouveau bond vers le Nord et nous avons gagné en deux petites journées, les puits de Toudouchin. Ils se trouvent dans un fond d’Oued très vert et nous décidons d’y laisser pâturer à l’aise nos chameaux, puisque l’ordre qui nous rappelle dans les régions du nord de l’Adrar, ne comporte pas d’urgence.

Nous sommes donc restés cinq jours à l’ombre de nos tentes. Et puis, nous sommes repartis, et, après deux jours de marche, nous avons atteint une large zone de verdure que nous ne nous attendions pas à trouver et qui, de nouveau, nous a invités au repos. Comme l’eau faisait défaut, notre brigadier algérien, Eddin ben Sliman, a fait creuser un puits et il a été assez heureux pour trouver de l’eau à quatre mètres de profondeur. C’est de ce point, dont j’ignore le nom, que je suis parti, le 4 mars, pour me rendre à Chingueti, achevant ainsi ma troisième traversée de l’Adrar, du nord au sud.


Douze lieues me séparaient de la vieille ville maure, mais comme je n’avais avec moi que quelques partisans bien montés, je pouvais espérer franchir cette distance en sept heures. Nous nous mîmes en selle, comme le soleil commençait à paraître. Une journée de silence s’ouvrait à ma méditation. « Sept heures, me disais-je en montant sur ma « rakla », sept heures à rester sur cette bosse, sept heures à me laisser aller, sans nul souci, au trot berceur de ce chameau, à plonger dans l’espace, à rêver, à me taire, à fumer. Je veux occuper tout ce temps à méditer. »

Vaine résolution ! J’avais allumé ma pipe, et le trot de nos méharas rasait l’éternelle plaine noire. Je n’avais que des sensations douces, mais il me semblait que ma tête était vide. Pourtant, mille pensées étranges et rapides passaient et repassaient au dedans de moi, mais je ne pouvais fixer mon attention sur aucune : « Je ferai un livre sur la psychologie des champs de bataille. Si j’essayais de mettre en ordre mes idées sur ce sujet ?… Chevrillon, du haut de la falaise de Perros, me décrivait la mer qui était à nos pieds : « Voyez comme elle est ceci… et cela… » Je voudrais savoir, moi aussi, regarder le monde… Quand je serai rentré en France, je ferai des mathématiques… Quelle bêtise de donner des mitrailleuses aux sections méharistes ! Il faudra que j’en parle au capitaine V… » Et tout cela défilait avec une rapidité prodigieuse.

Nous marchions depuis longtemps déjà, tantôt au petit trot, tantôt au pas, pour reposer nos montures. Le pays ne changeait pas. Pourtant quelques arbres grêles et complètement dépourvus de feuilles, apparaissaient sur la plaine. Un moment, j’eus l’impression que nous avions tourné vers l’est ; le soleil était déjà haut, et nous ne pouvions plus nous guider d’après lui. « Il me semble, Eddin, que nous ne sommes pas dans la bonne route. — Pardon, mon lieutenant ! Vois-tu ces arbres ? Ils marquent juste la moitié de la route. » Et le silence retombe, plus lourd encore, plus définitif.

Or, à un certain moment, sur le point de m’assoupir, je sentis en moi comme une douce lumière qui m’envahissait, et se divisait dans mon cerveau, et envahissait de là tous les recoins de mon être. Je me rappelle très bien : Soudainement, je fus comme arraché à moi-même, une vague de pensées affluait qui ne m’étaient pas habituelles, et pourtant je n’avais pas alors l’idée qu’elles me fussent envoyées. Depuis le départ de Tichitt, je n’avais pas pensé à ces choses, j’étais surpris, je demandais simplement que le doux miracle se continuât.

Comment cela vint-il ? Je ne sais plus. Il me semble que je me rappelai avec une grande précision une action abominable que j’avais commise la veille. Alors je me dis : « Ce serait si bon pourtant, d’aimer le bon Dieu ! » Pendant un long temps, je me répétai cette phrase machinalement.

Et puis, j’eus l’idée d’un but qui était difficile à atteindre. « Quelle que soit la vérité, pensais-je, c’est une grande joie, c’est une grande noblesse que d’avoir un tel but en la vie. La difficulté, c’est l’unique noblesse » et, de nouveau, je me répétai cette phrase, comme si j’avais de la peine à la comprendre et à la graver dans ma tête. Alors je vis une existence entière déroulée dans un progrès indéfini, non point tournant, comme la mienne, dans un cercle étroit d’habitudes, mais progressant au contraire, et se renouvelant constamment, et allant même au delà de ses propres forces, pour étancher sa soif inextinguible du divin ; je vis enfin ce lieu de jonction de toute la vérité et de toute la Béatitude, auquel tendrait une telle âme, et cette conjonction, ce lieu commun, je le nommai Dieu. Je ressentais un appétit extraordinaire de savoir. Mon incertitude m’accablait, et pourtant, il me semblait doux, en un certain sens, d’y rester.

Que se passait-il donc là-haut, auprès du Père ? J’essayais d’imaginer cette lumière du Paradis, dont rien ne peut donner l’idée. La lumière est encore quelque chose de matériel. — « Suppose donc, me disais-je, une lumière qui n’a rien de commun avec la lumière que tu connais, suppose une lumière insupposable, imagine n’importe quoi, et dis-toi encore que ce n’est pas cela. Et puis, dans cette chose sans nom, place les Trois Personnes, contemple le Père dans le Fils, le Fils dans le Père, et puis ce mutuel Amour qui est entre Eux, le Saint-Esprit. O vertige ! Abîme impossible ! Chasse toute image, toute idée même, si elle n’est ordonnée que selon la logique humaine, installe-toi dans ces régions sans bords où les contraires s’accordent, où la division même est vue dans l’unité, et l’unité dans la division. Et dis-toi que plus tu t’efforceras vers cette impossible possession, plus elle t’échappera, et plus tu te nourriras de cette vérité et de cette béatitude qui sont Dieu, plus tu resteras affamé. »

Je retombai, épuisé. Je sentais toute l’impuissance humaine, toute la misère qui est la nôtre. Le soleil était aux deux tiers de sa course. Un vent léger s’éleva. Nous entrions dans les grandes dunes de Mraleg, qui précèdent l’arrivée à Chingueti. « Allons ! me disais-je, courage ! Dieu aura pitié de nous. Il me permettra de recevoir Ses Sacrements, et alors tout s’éclairera, je saurai… Mon Dieu ! Que je suis heureux ! Que je suis heureux !… »

Nous passâmes auprès d’un troupeau de moutons que gardait un jeune homme. C’était la première figure humaine que nous croisions depuis notre départ. Il ne daigna même pas nous regarder. La dune s’abaissait, nous descendîmes dans un étroit couloir de sable et nous nous trouvâmes dans le « batha » de Chingueti. A notre droite, le Ksar dressait sa masse sombre, étalée sur la pente sablonneuse ; devant nous, nous apercevions le poste, la palmeraie. J’étais tout à la joie d’arriver, de voir des camarades. Rien ne restait en moi des pensées qui m’étaient venues durant la route. C’était exactement comme si rien ne s’était passé.


Le capitaine B. vint, le 6, me rejoindre à Chingueti. Nous avions reçu de nouvelles instructions. Les derniers événements du Maroc avaient fait mauvaise impression sur nos tribus. Dans l’Oued Noun, le fils de Ma el Aïnin, El Heyba, essayait avec l’aide du caïd de Talzeroit, de susciter un mouvement antifrançais. Les fractions teekna s’étaient dans ce but momentanément réconciliées. D’autre part, de nombreux Regueïbat étaient, en ces derniers temps, partis en dissidence, et avaient rejoint, au Nord de Smara, les Ouled Délim. Enfin, l’on craignait que la cession probable à l’Espagne de la côte, au nord du Rio de Oro, n’eût une répercussion fâcheuse sur les agissements des tribus de cette région sans cesse troublée. Les Maures paraissent, en effet, persuadés que les Espagnols n’auront pas les mêmes exigences que nous pour l’impôt. Le but est donc de répartir des forces méharistes assez importantes, dans la partie du désert qui s’étend au nord-ouest d’Atar. C’est là où nous devons nous rendre sans délai.


Sur la route d’Atar.

Marche, vieux voyageur, emplis tes poumons de l’air immaculé de la plaine, repose-toi dans la paix des soirs, et repars, dans les beaux matins, avec un cœur tout neuf, un cœur facile. Ne te fais point de soucis, ô voyageur ! Tandis que tu emplis tes yeux des beautés de la terre, et que tu chantes, au pas docile des méharas, et que tu continues ta bonne besogne humaine — le Seigneur, ton Dieu, marche auprès de toi. Il marche si doucement que tu ne l’entends même pas — et pourtant Il est là, et Il te protège, et Il te regarde de tout son amour, plus grand que le monde.

Non det in commotionem pedem tuum : neque dormitet qui custodit te.

« Il ne fera point chanceler ton pied, et Il ne dormira point, Celui qui te garde. »

Dominus custodit te, Dominus protectio tua, super manum dexteram tuam.

« Le Seigneur est Celui qui te garde, le Seigneur est ta protection, Il est à ta droite. »

Per diem sol non uret te, neque luna per noctem.

« Pendant le jour, le soleil ne te brûlera pas, ni la lune pendant la nuit. »

Dominus custodiat introitum tuum et exitum tuum : ex hoc nunc et usque in saeculum.

« Le Seigneur te gardera à ton entrée et à ta sortie, et pendant toute ta route, toute la longue, l’interminable route — depuis maintenant, jusque dans les siècles des siècles. »

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