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Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique

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CHAPITRE III
TAGANT. — ADRAR, ROUTE DE L’OUEST

I. — LE VESTIBULE DE L’ADRAR

Couché sur ma natte et fumant ma pipe en silence, je goûtais à plein le vertige frissonnant de la nuit. Les tirailleurs, disposés en carré, dormaient déjà. Quelques Maures causaient, assis autour d’un feu, et la sentinelle, dans la plaine immense, se profilait toute entière sur le ciel, comme dans un chromo militaire. Près de moi, j’entendais le bruit des chameaux qui ruminaient et parfois, en un mouvement de lassitude, je les voyais étendre sur le sol leurs longs cous. C’était vraiment un tableau commun et familier que j’avais devant moi. Et pourtant ce soir-là, je me livrais tout entier à son charme connu.

J’avais vingt-deux ans quand je connus pour la première fois la douceur de ces campements éphémères, perdus dans le silence des forêts ou des plaines. Depuis, leur charme replié m’obsède toujours. Et déjà, il s’alourdit de souvenirs de beauté… Ce soir-là, tout me paraissait charmant, me pénétrait d’onction. Je caressais ma chienne qui s’étirait frileusement sur ma couverture. Mon regard s’attachait avec amour au beau Scorpion qui, tout là-haut, commençait son cycle immense. Demain matin, me disais-je devant cette armée céleste, l’aile marchante aura franchi les trois quarts du ciel. Et il me semblait que la terre roulait aussi, jeune et légère, et bondissait, à sa place exacte, dans les routes libres du firmament.

Quelques jours auparavant, le 16 février, j’avais reçu l’ordre de partir pour l’Adrar, et le lendemain, avec un lourd convoi organisé en hâte, je m’étais mis en route pour la jeune province française, dont je rêvais déjà depuis un an. Maintenant, j’étais arrivé aux confins du Tagant. Du haut de ses derniers cailloux, j’avais aperçu l’immense plaine, semée d’écueils rocheux, qui mène en Adrar. Au seuil des terres nouvelles, je me sentais un cœur gonflé d’aurore et, comme le claquement d’un large coup d’aile, j’entendais toute l’envolée de la vie.


J’ai eu avec moi, pendant cette longue route, un compagnon charmant, un jeune Maure d’une trentaine d’années, souple et mince comme un palmier, et qui porte un des plus beaux noms de l’Islam : Mohammed Fadel Oued Mohammed Roulam. Oh ! le charmant esprit, cultivé et avide de culture, aimable et raffiné, fleur d’une très vieille civilisation, toute entière tournée vers l’intelligence pure. Mais Mohammed Fadel est déjà plus moderne. Pendant nos longues causeries, il s’informe des événements du Maroc sur lesquels, d’ailleurs, il est mieux renseigné que moi. Il me pose des questions sur la Turquie, l’Angleterre et même l’Amérique. Nous effleurions mille sujets, mais la conversation, avec un homme comme Mohammed Fadel, revient toujours assez vite à la religion. La nôtre le préoccupait vivement. Il estimait, je crois — comme beaucoup de Maures éclairés — que les « Nazaréens » ont eu un grand « prophète », sans doute inférieur à Mahomet, mais venant immédiatement après lui et digne de tout le respect des Musulmans. Pourtant certains points le troublaient. Ainsi, un jour, il me demanda avec une véritable anxiété, si les Français « croyaient en un seul Dieu ou en trois ».

Il est le petit-neveu de Ma el Aïnin et le neveu de Taqiallah, le moqaddem actuel des Fadelya de l’Adrar. Quand je l’ai vu à Moudjéria, il dirigeait tout simplement un convoi dont l’avait chargé le Résident de Chingueti. J’ai su depuis que les chefs de la tribu, et notamment Taqiallah, avaient trouvé indigne qu’un cheickh des Fadelya fît un convoi pour les Chrétiens. Mohammed Fadel, plus dégagé de préjugés, n’avait pas hésité à venir nous offrir ses services.

Tous ces gens ont d’ailleurs bien des raisons de nous être attachés. Lorsque nos armes ont chassé Ma el Aïnin de l’Adrar, les Ahel Cheickh Mohammed Fadel ont recueilli toute la clientèle religieuse du vieux thaumaturge. C’est donc à nous qu’ils doivent la situation florissante où ils sont aujourd’hui. J’ai vu plusieurs représentants de cette grande famille dont beaucoup de membres sont morts, en ne laissant pas moins de soixante à quatre-vingts fils, sans compter les filles — que l’on ne compte pas. Les Fadelya que j’ai connus, avaient tous une grande culture islamique, mais aucun n’avait le charme, la simplicité aimable, la grâce toute aryenne de mon ami.

Nous passions ensemble de longues soirées. Une fois, nous nous attardâmes longtemps à contempler les étoiles. Je lui disais le nom des constellations, tandis qu’il m’en donnait les appellations arabes. D’autres fois, prenant un livre, il me faisait épeler sa langue, peut-être la plus belle de toutes, plus riche, plus souple, plus nuancée encore que le grec. J’aimais à l’entendre lire les lignes mystérieuses, et je me rappelle la joie qu’il y avait dans sa voix chaude qui modulait les phrases, les chantait presque.


La compagnie de cet honnête homme m’inclina vers certaines pensées qui m’étaient déjà familières. Nos propos tiraient leur valeur de ce que nous ne faisions aucune concession. Il restait Maure, je restais Français.

Tous les deux, nous prenions position. Mais j’admirais comme il se maintenait facilement dans une certaine donnée, comme il suivait sa ligne avec fermeté. Nulle trace en lui de « dilettantisme ». Par là, il nous arrivait de nous rejoindre. D’ailleurs, comment sourire dans ce pays ?

Nos étapes nous préparaient peu à peu à l’Adrar. Le 24, à Hassi el Argoub, je trouvai quelques tentes d’Ouled Selmoun. Jusqu’au Ksar d’Oujeft, près d’Atar, nous ne devions plus rencontrer figure humaine. Déjà à El Argoub, la terre se fait si rude qu’elle ne saurait plus s’accorder avec la figure humaine. On n’y souffre plus que de hautes pensées, celles de la gloire, de la vertu, de la fierté. Et même, elles ne sont pas encore assez épurées. Il faudrait une musique, et venue du ciel plutôt que de la terre.

A Aouinet es Sbel, nous avons campé en pleins rochers. Vers l’est, nous étions dominés par une sombre chaîne, et, à nos pieds, nous avions une immense plaine dénudée, sans une herbe, sans un arbre. Le vent la balayait et sa musique était la seule qui nous vînt dans cet empire du silence. Mais déjà une oppression singulière m’envahissait. J’eusse rêvé de franchir tous les cercles de cet enfer, d’être le prisonnier de ces abîmes. Je marchais dans le vertige de ces horizons singuliers, tous les jours plus troublé, avec un peu de sueur aux tempes, des battements d’impatience.

Des soirs sans amour, mais plus grands que l’amour. Des jours sans hâte, mais où on met à vivre plus d’attention. Une vie retranchée du monde, retranchée dans le monde. Et quels retranchements ! Quelles forteresses ! Quels oppida !

C’est le pays de l’égoïsme. Ce pèlerinage en vaut bien d’autres, plus classiques : Athènes, Rome ou Bayreuth. Ici ce n’est que nous-mêmes que nous cherchons. Et trouverons-nous quelque chose ?

A Hassi el Motleh, avant d’arriver au puits, on rencontre des dunes isolées que le vent d’est s’est amusé à modeler en forme d’anses. D’ailleurs, depuis notre arrivée, vers midi, jusqu’au soir, nous avons été enveloppés dans une tourmente de sable qui, définitivement, nous a séparés du monde. Rien n’est désagréable et rien n’est beau comme ces coups de béliers rageurs du vent, qui semble s’exciter lui-même, veut battre son propre record. Ce n’est point encore une image de douceur. Mais où trouverait-on des images de la force, si ce n’est ici ? Nous voilà donc préparés à franchir le seuil de ce canton de la pure grandeur qu’est l’Adrar. Il fallait cette tourmente de sable pour nous laver. Le vent arrache l’humus des montagnes et tout ce qui est accessoire. Il ne reste plus d’elles que leur forme minérale. Le vent fait aussi apparaître les angles de notre cœur, ses saillants, ses rentrants. D’un jardin anglais, il fait un bastion à la Vauban, nu comme la pierre, rectiligne et rectangle, à l’ordonnance géométrique.

II. — GRANDEUR DE ZLI

Le 27 au matin, nous montons insensiblement dans des dunes blanches enchevêtrées où de maigres titariks ont réussi à prendre pied. Deux heures après le départ, le sable cesse, et toute végétation en même temps. Nous franchissons un col mal dessiné. Déjà, de tous côtés, la pierre nous enveloppe, la pierre noire, rugueuse, la pierre morte de l’Adrar. Nous entrons en effet dans le massif de l’Adrar proprement dit, au cœur même de cet étrange soulèvement granitique, où règnent en maîtres le silence et la mort. Dans les cirques sombres que nous franchissons, pas un arbre, pas un brin d’herbe ne pousse. Dans cet excès de dénuement, rien ne vient amuser le regard ou l’adoucir.

Zli, où nous dressons nos tentes vers dix heures, est le point culminant de ce voyage. Nulle part la pierre ne sera plus tragique qu’ici. Le cœur se serre, se noie de tristesse devant ces masses brutales d’où la vie s’est à jamais enfuie. De tous côtés, elles bornent notre horizon, immenses murailles aux replis vierges. Parfois une grande muraille isolée, semblable à ces tas de charbon pulvérulent que l’on voit aux approches des gares ou des usines… Et tout se tait — sinon le vent qui souffle ici d’un bout de l’année à l’autre.

Près du camp, un couloir étroit entre les caillasses, mène à une sorte de grotte. Là, au sein des rochers, dort une eau profonde, comme en une vasque. Il faut encore longer les bords de ce sombre miroir. Alors, du haut d’un dernier étage de rocs, un spectacle surprenant apparaît. La muraille tombe verticale sur une hauteur d’une vingtaine de mètres, et au bas, un lac, un vrai lac d’une centaine de mètres de diamètre, dort son éternel sommeil que rien ne vient jamais troubler. Vers l’est et vers le sud, la paroi tombe à même dans l’eau profonde. Vers le nord, au contraire, la rive est en pente douce, et quelques herbes, un arbre ont poussé là. L’après-midi, nous sommes allés, F. et moi, nager dans ce lac, unique dans tout l’Adrar. L’eau était glacée. Nous sommes rentrés au camp par un raccourci, en nous accrochant de roc en roc, et cette escalade nous a réchauffés.

Au camp, tout reposait. Des hommes, assis près des feux, chantaient doucement. Nous avons mangé notre riz en silence, dans le calme du soir. Peu à peu, les replis de la montagne sont tombés dans l’ombre. L’horizon clos a reculé, laissant plus de solitude encore et plus de désolation entre nous et lui. Et puis, les étoiles ont piqué le ciel, toutes les étoiles, tremblantes dans la froide nuit d’hiver. C’est une heure exquise, avant que la fatigue du jour ne nous terrasse, que de se laisser tenter par l’inconnaissable inconnu de ces lointains scellés. Mais même à cette heure déclive, nos muscles jouent, nous sentons toute notre force. Cette terre misérable, où nous sommes nous-mêmes si misérables, elle a une singulière vertu d’excitation. L’on sent que l’on s’y élève au-dessus de soi-même.


La terre est battue de tous les vents, balayée de souffles mortels. Voyez-la : elle est un perpétuel gémissement, elle est une lamentation. Elle est pelée, nettoyée, lavée et relavée, grattée jusqu’à l’os par le vent — les vents du large qui glissent, lèchent sa peau comme des langues de feu, tuent la plante, la pierre même et tout l’ordre de la nature. Elle est la terre de l’aura mystique qui nous fait trembler un peu, tant elle vient de loin, on ne sait d’où…

C’est pourtant notre terre, cette misérable écorce nue, et c’est notre amie, et elle sourit pour nous, cette sombre écorce pelée, ridée de vieillesse et de misère. C’est que rien n’a changé ici, ni les hommes, ni les choses. Aujourd’hui, c’est comme il y a deux mille ans et demain sera encore comme aujourd’hui.

Comme nous allons vers des terres que nous ne connaissions pas, voici que nous découvrons dans notre cœur de grands espaces inexplorés. Toute cette misère, celle de la terre et la nôtre propre, nous nous y sentons si à l’aise, nous y sommes tellement chez nous ! D’abord quelques singularités nous étonnent. Et puis, après, nous sommes forcés de reconnaître que toute cette misère est très naturellement à nous, et que c’est au contraire la cité moderne qui n’est pas à nous et où nous sommes des étrangers. Cette pure simplicité de la vie nomade, cette pure rudesse, voilà les vertus que nous aimons et celles où nous aimons à nous mouvoir. Oh ! comme elle est bien à nous, cette terre sans noms que nos Foncins colorent comme négligemment en bleu ! Loin des usines et des boutiques et des gares, comme nous nous reconnaissons les uns les autres, nous les soldats, avec, au cœur, toute la joie de la délivrance !

Si loin du progrès, nous sentons que nous sommes des hommes de fidélité, et qu’au fond le progrès nous est égal. Nous ne sommes pas des révoltés, nous aimons même ces douces chaînes coutumières qui nous lient aux grandeurs du monde.

Mais alors, une pensée nous vient. Pourquoi tant d’abandons que nous avons consentis, tant de reniements dont nous sommes coupables, tant de dérélictions qui sont les nôtres ? — Pourquoi, parmi ces forces qui s’opposent au progrès abhorré, garder l’armée et rejeter l’Église ?

Quand je causais avec Mohammed Fadel, je tenais à rester « Français ». Mais alors, tout naturellement, du même mouvement, je lui parlais du Christ en chrétien, et j’eusse éprouvé la plus grande honte à ne pas le faire.

Je me rappelle ces conversations comme la chose la plus étrange du monde. Je n’avais pas la foi et je parlais en croyant, et pourtant je n’avais pas le sentiment de manquer de sincérité. Alors pour la première fois, j’ai compris combien le Christ me liait, comme malgré moi et à mon insu.

Mais alors, quels sont ces détours, ces chemins de traverse ? Quels sont ces compromis ? Il faut pourtant choisir : si l’on rejette l’autorité, quitter l’armée dont elle est le fondement mystique ; si on l’accepte, accepter toute autorité, l’humaine comme la divine. Nous sommes des hommes de fidélité, et voici que pourtant nous sommes hors de la fidélité. Nous ne sommes pas des hommes de reniement, et pourtant nous renions. Nous ne sommes pas des hommes de blasphème, et du soir au matin, du matin au soir, nous jetons au ciel nos blasphèmes.

Que nous reste-t-il donc ? Il nous reste notre solitude, notre fierté devant les hommes, et, devant nous, cette petite honte, ce petit regret, cette inquiétude. Il nous reste que nous traînons jusqu’au sein même de l’infidélité le goût ardent de la fidélité.

Ici, l’on sait que la place d’un soldat est dans la solitude, à regarder passer les nuages, les étoiles. Et nous sommes seuls en effet, dans ce monde affreux, qui regardons les étoiles.

Une heure après le départ de Zli, le 1er mars, nous avons rencontré une tombe isolée dans la plaine. Elle doit être de quelque marabout vénéré, car les Fadelya se sont arrêtés et ont prié longuement. Puis la marche a repris, monotone, au pas régulier des chameaux. Un moment, comme nous marchions depuis longtemps dans un grand rag, nous nous sommes trouvés devant une forte ondulation rocheuse qui présentait une pente abrupte. Nos chameaux l’ont gravie lentement, nullement étonnés et toujours flegmatiques. Du haut de la pente, l’horizon est immense. Jusqu’aux lointains où dort la brume solaire, de noires collines ondulent, rayées parfois de lignes blanches qui sont des sables. Plus près de nous, une tache verte. C’est Daï el Tofla, où nous devons nous arrêter aujourd’hui. Ce qui, décidément, caractérise ce pays, c’est qu’il n’y a pas de nuances. A peine de la couleur : du noir, du blanc. C’est ainsi que je voudrais écrire.

« Pas la couleur… Rien que la nuance… » dit Verlaine. Mais Verlaine, ici, nous fait horreur.

A Daï el Tofla déjà le paysage s’adoucit. Nous campons dans le sable fin d’une rivière morte, le Oued N’Beïka. L’horizon s’est élargi. Ce n’est plus l’écorce rugueuse de Zli. Et bientôt les douces palmeraies d’Adrar vont nous accueillir. Heureuses stations, chères aux Maures, dans la chaleur bleue des palmes et la lourdeur des longues siestes !…

Ouakchedda, le 3. — La lumière joue entre les palmiers. Une brise douce agite leurs cimes, tout là-haut. Les troncs écailleux, colonnes graciles, laissent circuler de grandes clartés. Des taches de soleil tremblent sur le sol dur où craquent des palmes mortes.

III. — LES COORDONNÉES DE ZLI

Nous suivons avec amour la route sur laquelle s’est avancé, il y a juste deux ans, un soldat magnifique. Préparés, épurés par Zli, lavés par les grands courants d’air de l’Adrar, nous pouvions donner tout notre cœur à ces tableaux militaires qui marquent, de loin en loin, le sentier de la conquête. Voici Djouali, Choummat, Tifoujar — tous marqués de quelques gouttes de sang français.

Enfin, le 4 mars, dans les dunes d’Amatil, nous nous arrêtons plus longtemps. C’est là que, les 30 et 31 décembre 1908, les disciples de Ma el Aïnin donnèrent contre nos troupes leur premier effort. Je dresse ma tente près des deux bastions improvisés que le capitaine Bablon avait fait établir à l’est de son camp et dans l’un desquels il avait placé ses mitrailleuses. De ces bastions, il reste encore de larges haies en branches épineuses, qui bientôt seront envahies par les sables.

Mon cicerone est un jeune Samoko qui, le lendemain du combat, fut nommé tirailleur de première classe, pour avoir enterré nos morts sous le feu de l’ennemi. Son récit est un peu confus. Ce qui l’a le plus frappé, ce sont les cris des femmes maures qui, perchées sur un rebord de la montagne, excitaient leurs maris au combat. Détail digne de l’antiquité ! Ces combats africains, pleins de cris, de soleil et de tumultes, ne se peuvent évidemment comparer à ces vastes boucheries que sont les champs de bataille des grandes guerres modernes. Mais ils gardent une allure, une haute couleur militaire, et jusque dans les plus petits engagements, quelque chose de vraiment épique. De chaque côté de la ligne de feu, on crie, on s’interpelle, les insultes se croisent, tandis qu’au loin des femmes mêlent leurs sauvages « you you » aux sifflements des balles. Ainsi Achille hurlait de rage avant la lutte : « Fils de chiens ! Cœurs de cerfs ! »

A Amatil, le 30 décembre, le contact fut rude. Telle fut l’ardeur de l’ennemi qu’il réussit à pénétrer dans l’un des bastions, et que le sergent Jéhin ne sauva sa mitrailleuse qu’en l’emportant sur son dos ! La journée fut très meurtrière. Dans ce champ de silence qu’est maintenant Amatil, je me suis arrêté auprès de nos tombes : voici l’adjudant Vix, le sergent Moricard et d’autres tombes, anonymes celles-là, celles des tirailleurs qu’enterra le jour même mon brave Samoko. Station profitable ! Partout où du sang a été versé pour la France, que ce soit Champaubert ou Amatil, nous nous arrêterons avec la même piété. Entre Champaubert et Amatil, la différence est de quantité, non de qualité.

Le 10 décembre 1908, à Moudjéria, les Maures disaient : « Jamais les Français ne pourront pénétrer dans l’Adrar. » Le 5 janvier suivant, une poignée de Français, que suivaient cinq cents Sénégalais, entrait à Atar, après une marche de quatre cents kilomètres, dans un pays nouveau où le sol, à chaque pas, se dresse contre l’homme. Je ne dis pas que ce soit la folle chevauchée de Murat depuis Iéna jusqu’à la Baltique. Cependant, c’étaient les mêmes hommes, les mêmes mobiles chez les mêmes hommes.

Dans cet ordre, toutes nos stations seront profitables. Partout nous chercherons les lieux où nous pourrons établir une continuité, retrouver le lien du passé avec le présent, renouer les anneaux de la chaîne. Telle sera notre inquiétude. Nous ferons des comparaisons — qui seront des raisons — des recoupements, des approximations. A Amatil, nous posons un jalon. Nos routes modernes manquent de jalons. Nous les rétablirons, partout où nous pourrons. Nous utiliserons le moindre souvenir, la moindre association d’idées. Nous ferons, enfin, « jalon de tout bois ».

Le lendemain d’Amatil, Hamdoun. Nous sommes dans le long défilé qui, par le lit même du Seguedil, mène jusqu’à Atar. Là, en 1909, l’action fut brève, mais décisive. Deux colonnes parallèles. Au centre, du haut des rochers qui dominent l’Oued, une canonnade, tout simplement comme à Valmy. Celle-ci nous livrait la route d’Atar où notre domination, patiemment, méthodiquement, allait s’établir.

Magnifique histoire, trop peu connue ! Mais la France est si riche en gloire qu’elle néglige cette monnaie. Nos colonnes volant aux quatre coins du désert, les tribus venant jeter leurs armes aux pieds de notre chef à Atar, mille faits qui prouvent le souci que nous avions de montrer notre justice, après avoir montré notre force, ce sont là des pages romaines qu’il faudra écrire, des « commentaires » aussi beaux, aussi sévères que ceux de César.

Jusqu’à Atar, on revit les heures de cette grande cohue de 1909. Mais si l’on fait la route aux côtés d’un Mohammed Fadel, ce sont aussi des rêveries religieuses qui vous assiègent. Il me semble que de Zli à Atar, j’ai vu les deux visages de la Mauritanie. Dans le désert, ce sont des imaginations religieuses ou des rêves guerriers qui nous assiègent. Mais ne sont-ce pas là le revers et l’avers d’une même médaille ?

Zli m’a préparé à comprendre Amatil, comme Amatil m’eût aidé à goûter Zli. Dans l’une et l’autre de ces stations, nous restons dans le passé… Mais il est pour nous le présent réel. Réfugions-nous ici ou là, peu importe. Il ne nous suffit que d’avoir un refuge. Nous laisserons dire aux positivistes que le Sahara est le pays des mirages ; mirages peut-être, mais qui nous aident à vivre et à mieux saisir la réalité.

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