Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique
CHAPITRE XVI
LE RETOUR
18 août–16 novembre, 1912.
Au retour de cette reconnaissance mouvementée, je trouvai à mon camp de Zoug le lieutenant M., qui venait prendre le commandement du peloton méhariste. Pendant deux mois, ce fut avec ce charmant compagnon que je continuai mes errances mélancoliques de pâturage en pâturage. Zoug, Adekmar, Amoïkick, Tintouadan, Agoatim, sont les noms sans gloire de nos stations. Mais alors j’avais hâte de rejoindre la France, afin d’y commencer une vie nouvelle et de m’y laver de toutes les misères, que vingt-huit années d’impiété avaient amassées en moi. Quand nous étions en route, je regardais avec ennui notre smalah, dont la confusion m’amusait autrefois. Il y avait des files et des files de chameaux, puis de petites masses de méharistes groupés en damiers sur la plaine, des femmes de tous côtés, des bergers, des boys, des bourricots, des partisans… Que n’avions-nous pas ? Et la marche vermiculaire allait par tassements et relâchements alternatifs, tous les groupes s’étalant ou se resserrant en largeur autant qu’en profondeur. Comme cette cohue était bien l’image de mon âme !
Il avait plu — de sorte que dans le fond des dunes, quelques flaques d’eau subsistaient, et rien n’était plus inattendu, plus ravissant que ces « dayas », lorsque le déclin du soleil les teintait de rose. Elles marquaient nos étapes. Pendant longtemps, nous eûmes devant les yeux la haute montagne de Zoug. Puis, nos courses nous rapprochèrent de la montagne d’Adekmar, et ce fut elle que nous contemplâmes désormais, sous les multiples incidences d’une marche apparemment désordonnée. Puis enfin, le piton d’Agoatim nous guida, et nous errâmes sur les bords de son affreuse Sebkhra.
Parfois, un vif tableau de Sahara nous plongeait dans le ravissement. C’est ainsi que nous vîmes un jour, un immense troupeau de chamelles que suivait un jeune enfant solitaire. Ces bergers suivent les bêtes, au hasard de leurs fantaisies et sans les guider aucunement. Ils passent ainsi des mois et des mois en pleine brousse, se nourrissant du lait des chamelles et se bornant à obéir à leurs caprices errants. Ils sont vêtus de quelques lambeaux d’étoffe et n’ont pas le moindre abri. Aussi sont-ils cuits et recuits par le soleil et presque aussi noirs que des nègres. Vie terrible et magnifique !
Mais enfin, toutes ces austères beautés du désert ne me suffisaient plus. Je sentais que le bon Dieu m’appelait ailleurs.
Le jour vint où je dus quitter M. et mes braves compagnons d’armes, pour rejoindre Atar, puis de là, à travers quatre cents kilomètres de désert, la blanche Podor, d’où j’étais parti, il y avait juste trois ans. Nos adieux furent plus tristes que je ne l’aurais cru. Au moment de quitter ceux qui avaient partagé les périls de mon existence, vécu les mêmes heures d’exil, éprouvé les mêmes fatigues, je sentis combien je leur étais attaché, et de quelle vraie, de quelle profonde affection ! Nul lien peut-être ne vaut celui que créent les mêmes épreuves et les mêmes travaux. M., lui, ne me voyait pas non plus partir sans tristesse. Le pays était extrêmement troublé. La mort de Kounti, celle de Soueïd, l’enlèvement de nos patrouilles, le départ en dissidence des Regueïbat et des Yaggout, prouvaient que des heures difficiles étaient réservées au malheureux lieutenant, qui, seul en plein désert, a la lourde responsabilité de près de deux cents vies humaines. Et c’était au moment critique où nous étions, qu’il me fallait abandonner M. à son sort hasardeux. M. avait de sombres pressentiments. Ils devaient se réaliser cruellement, puisque, deux mois après mon départ, ce brave soldat se faisait massacrer avec toute sa troupe au puits de Liboïrat, à peu de distance de l’endroit où je l’avais quitté.
Le 15 octobre 1912, quand je quittai le campement d’Agoatim, je sentis en moi un grand déchirement. Toute une période de ma vie tombait brusquement dans le passé. Un grand trou sombre se creusait derrière moi. Un lourd crépuscule s’appesantissait sur mes années de misère.
Mais aussi, une aube se levait, une aube de jeunesse et de pureté — et une clarté céleste embrasait l’horizon devant moi. Cette fois-ci, je savais où j’allais. — J’allais vers la Sainte Église, catholique, apostolique et romaine. J’allais vers la demeure de paix et de bénédiction, j’allais vers la joie, vers la santé, j’allais, hélas ! vers ma guérison. Et alors, pensant à cette véritable mère qui depuis des années, m’attendait là-bas, à travers deux continents, et qui de loin me tendait ses bras qui pardonnent tout, je pleurais de bonheur, d’amour et de reconnaissance.
Oui, c’était une magnifique vérité qui m’appelait là-bas, dans la douce patrie. Tout l’ordre chrétien m’apparaissait, dans un ciel rajeuni ; un temple immense et majestueux, fondé sur des pierres solides, un temple de Raison et de divine Sagesse se levait devant moi, et toutes les lignes de ce temple étaient si droites, si pures, si unies que, devant lui, l’on ne pouvait plus désirer autre chose que de vivre éternellement à son ombre, loin des prestiges et des vanités du monde.
I. Au fond du ciel, je vois la très tranquille Trinité : le Père, la première Personne, qui n’est engendrée d’aucune autre ; le Fils, la deuxième Personne, qui est engendré du Père avant tous les siècles ; le Saint-Esprit, la troisième Personne qui procède du Père et du Fils. Trois Personnes et pourtant une seule substance. Trois personnes que l’on ne peut distinguer que par leurs propriétés respectives, mais dont la substance est unique, égale en gloire, éternelle et toute puissante. Je vois l’adorable fécondité du Père, qui, se considérant et se connaissant Lui-même, engendre le Fils, par une génération incompréhensible, par une génération en dehors du temps. Je vois le Fils, le Verbe incréé, égal au Père, coéternel et consubstantiel. Je vois leur mutuel Amour, le Saint-Esprit qui unit à tout jamais Celui qui engendre et Celui qui est engendré, égal à l’un et à l’autre, procédant de l’un et de l’autre.
En mon âme je vois trois qualités : l’être, la volonté, la connaissance. Je suis, je veux, je connais, trois qualités distinctes dans une seule et même âme — faite à l’image de Dieu. L’Être produit la connaissance et la volonté. La volonté procède de l’Être et de la connaissance. La connaissance ne procède pas de la volonté, mais elle est engendrée par l’Être. Si j’étais une nature en qui tout fût substantiel, sans qu’aucun accident ne pût survenir à la substance, je serais trois personnes subsistantes dans une seule substance, c’est-à-dire que je serais Dieu. D’où il suit que le mystère redoutable est en mon âme d’abord, avant d’être en Dieu (Voir Bossuet, Élévations, IIe sem., VIe Élév., éd. Guillaume, II, 184).
Je suis forcé de confesser la très Sainte Trinité, sous peine de reconnaître l’imposture des Évangiles et de toute l’Écriture Sainte — imposture si grossière qu’il serait impossible d’admettre que dix personnes seulement aient pu y croire. Dans tout l’Ancien Testament, le Fils de Dieu est annoncé, le Saint-Esprit est mentionné. Dès les premières lignes de la Genèse, ne dit-on pas : « L’Esprit de Dieu était porté sur les eaux » ? Dans les Évangiles, Jésus-Christ se dit Fils de Dieu.
Patrem suum dicebat Deum, aequalem se faciens Deo (Jo., V, 18).
Princeps sacerdotum ait illi : Adjuro te per Deum vivum, ut dicas nobis si tu es Christus, Filius Dei. — Dicit illi Jesus : Tu dixisti (Matth., XXVI, 63 — 64).
D’autre part, Jésus-Christ dit aux Apôtres :
Euntes ergo docete omnes gentes, baptizantes eos in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti (Matth., XXVIII, 19).
II. Au fond du Ciel, je vois encore Jésus-Christ, le doux Seigneur des Chrétiens, mon Rédempteur. C’est là qu’Il trône, en son corps glorifié, que rien d’humain ne peut nous représenter, puisque ce corps a d’abord été formé du Saint-Esprit et du sang très pur de la Sainte Vierge, puis enfin glorifié, c’est-à-dire, rendu parfaitement lumineux, incorruptible, doué d’ubiquité, de transparence et de légèreté absolue et d’immortalité. Or, si une foi refuse d’adhérer à ce mystère, je sais du moins — par le témoignage de Luc, notamment — que les onze apôtres ont entr’aperçu ce corps glorieux dans sa royale ascension.
Et, cum haec dixisset, videntibus illis, elevatus est, et nubes suscepit eum ab oculis eorum (Act. Ap., I, 9.)
Je conçois aussi la raison de ce mystère, qui nous est donnée par Saint Paul :
Non enim in manufacta sancta Jesus introivit, exemplaria verorum, sed in ipsum coelum, ut appareat nunc vultui Dei pro nobis (Hebr., IX, 24.)
La grande affaire de Jésus c’est notre rédemption. C’est son amour pour nous. Dès lors, c’est en avocat qu’Il va se présenter pour nous devant Son Père. « En entrant dans le Ciel, Il nous en a ouvert les portes, que le péché d’Adam avait fermées. » (Catéch. du S. Conc. de Trente, éd. Desclée, p. 91). Et en entrant dans le ciel, comme homme, il a fait asseoir la nature humaine à la droite de Dieu, donnant ainsi l’assurance à tous les Chrétiens qui sont ses membres, de le retrouver un jour et de se joindre à Lui dans la Gloire céleste. Assurance qui n’est pas indigne de ce que nous sentons d’infiniment grand au dedans de nous-mêmes.
III. Or, ce corps glorieux qui est réellement dans le Ciel, Jésus le tenait de la Vierge Marie en qui il Lui plut de s’incarner — ce qui justifie le culte d’hyperdulie dû à la Sainte Vierge dans la religion catholique. Il est très admissible que la Sainte Vierge ait elle-même été conçue selon l’ordre absolument naturel, mais aussi sans la tache originelle, afin que, dit la prière de l’Église, un digne habitacle fût ainsi préparé à Jésus-Christ :
Deus, qui per immaculatam Virginis Conceptionem dignum Filio tuo habitaculum praeparasti (Oraison de la messe pour la Fête du 8 décembre).
Et c’est ce qui a proclamé le dogme de l’Immaculée Conception, auquel tous les chrétiens croyaient, avant même qu’il ne fût officiellement proclamé par Pie IX.
Nous concevons bien la naissance du Sauveur à l’aide de la comparaison que propose le concile de Trente :
« De même… que les rayons du soleil traversent le verre sans le briser ni l’endommager, ainsi, mais d’une manière beaucoup plus merveilleuse, Jésus-Christ naquit de sa Mère qui conserve le privilège de la Virginité » (Cat. du S. Conc. de Trente, p. 53).
Marie est à un des pôles de la Rédemption, comme Ève est à l’autre pôle :
Car par Ève, nous sommes enfants de la colère, et par Marie, nous sommes enfants de la Grâce. Et nous sommes infiniment bas par notre descendance d’Ève, et infiniment haut par la transcendance de Jésus-Christ, qui nous a été donnée par la Sainte Vierge. Nous rejoignons ici toutes les observations psychologiques que fait Pascal au sujet de la grandeur et de la bassesse de notre nature.
Le jour même de la chute d’Ève, Dieu faisait entrevoir le salut et annonçait l’Immaculée :
Ipsa conteret caput tuum (Gen., III, 15), dit Dieu au serpent : « Elle-même écrasera ta tête. »
Ce privilège inouï de la Virginité, Marie le tenait du Saint-Esprit, c’est-à-dire tout simplement de Dieu. Car c’est un usage des Livres Saints d’attribuer l’Amour au Saint-Esprit, et l’Incarnation de Notre-Seigneur est la preuve immense de son Amour pour nous. Mais il reste entendu que les trois Personnes n’agissent pas l’une sans l’autre, et que l’Incarnation est une décision des Trois Personnes de la Sainte Trinité (Catéch. du S. Con. de Trente, p. 49).
« Une Vierge concevra et enfantera un fils », avait dit Isaïe (Is., VII, 14).
Et avant même toute parole de Marie, Sainte Élisabeth avait dit : Et unde hoc mihi, ut veniat mater Domini mei ad me ? (Luc., I, 43).
Il va de soi que ce mystère de l’Incarnation est, comme les autres, incompréhensible et dépasse absolument notre intelligence. Mais on peut, par les lumières de la raison, s’en approcher et voir qu’il n’y a pas d’obstacle à y croire.
Nous ne pouvons savoir non plus ce qu’était le Corps de Jésus, ainsi formé du Saint-Esprit et du sang infiniment pur de la Vierge Marie. Mais on peut supposer qu’il avait une délicatesse infinie, afin que les souffrances de la Passion y fussent infiniment grandes et que s’accomplît ainsi notre Rédemption. L’Église enseigne que Jésus réunit en Lui la perfection de la nature divine et la perfection de la nature humaine. Il est Dieu parfait et homme parfait. Il a toutes les propriétés de la nature divine et toutes celles de la nature humaine — les premières, parce qu’il est Dieu, les secondes, parce qu’elles sont les conditions même de la Rédemption. Il fallait que Dieu souffrît comme homme, pour que nous fussions rachetés. Aussi prend-il soin de nous avertir qu’il souffre réellement et physiquement de tous nos besoins. Sitio, dit-il sur la Croix ; il souffre même moralement, afin que la plénitude de la souffrance soit à lui : Anima mea tristis usque ad mortem. Et cette souffrance est, au juste, inimaginable, d’abord à cause de la nature extrêmement délicate du Corps de Jésus-Christ, puis parce que Dieu lui refusa certainement, les consolations ineffables qu’il prodigua à ses Saints et à ses Martyrs, et que Jésus, assumant toute la plénitude de la misère humaine, ne pouvait recevoir. Nul rachat, nulle rédemption n’eût été possible sans cela. Or, d’où vient la nécessité de la Rédemption ?
IV. Je crois à la chute, parce que je suis forcé de reconnaître l’existence du mal et celle du péché, parce que je connais ma misère, misère si grande qu’il n’a pas fallu moins que l’Incarnation de Dieu lui-même pour y remédier. Tout dans la nature humaine montre un Dieu perdu. « Car enfin, si l’homme n’avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence, et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l’homme n’avait jamais été que corrompu, il n’aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude… Nous avons une idée de bonheur et ne pouvons y arriver, nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge. » (Pascal, éd. E. Havet, VIII, 1, t. I, p. 115).
Je crois que l’homme avant la chute était saint, parce que je reconnais en moi les traces de cette ancienne sainteté, parce que je connais ma grandeur, grandeur si grande que le Sauveur n’a pas refusé de prendre ma propre nature, se faisant, au dire de Saint Paul, le premier né d’un grand nombre de frères (Rom., VIII, 29).
Comment Dieu a-t-il permis la Chute ? Parce qu’il a créé l’homme à son image, et donc libre. Parce que la liberté est le plus beau des dons qu’Il lui ait fait. Si l’homme n’eût pas été libre de choisir entre le Bien et le Mal, il eût été bête, et non homme.
D’ailleurs, en permettant la Chute, Dieu permettait la Rédemption. D’où la felix culpa de l’Église. Donc, l’homme peut user de sa liberté contre Dieu. Mais Dieu — être infiniment bon — tourne tout à sa gloire et à notre utilité. Ainsi, la Faute existe, mais Dieu la tourne à son profit, se servant du Mal lui-même pour créer le Bien.
La transmission du mal ne fait pas difficulté. En enfantant, Ève devait produire un corps à son image et une âme à son image, comme cela se voit dans toute génération. Nous sommes devant une loi instituée par Dieu de toute éternité et nous en voyons les effets partout. D’ailleurs, si nous refusons cette transmission, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. « L’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme » (Pascal, VIII, 1, t. I, p. 115).
Dépourvu des lumières de la foi, comment nous approcherions-nous de ce mystère ? — Pourtant, on peut admettre que la ruine de l’homme fut si grande après la chute que nul Être, sinon le Fils de Dieu lui-même, ne pouvait y porter remède. « Seul Il pouvait, en se revêtant de l’infirmité de notre chair, détruire la malice infinie du péché, et nous réconcilier avec Dieu dans son sang » (Catéch. du S. Conc. de Trente, éd. Desclée, p. 36).
On conçoit assez bien que les deux natures — humaine et divine — dussent être mêlées en un seul être pour que la nature humaine fût réconciliée avec la divine.
Comment s’accomplit, dans le temps, cette Rédemption ? Elle a été annoncée par Dieu, dès après la faute d’Ève. Elle a été dévoilée à Abraham. Elle a été prédite par David, par Isaïe, par Daniel, par maints prophètes de l’ancienne Loi. Jésus arrive, il prouve sa divinité par des miracles indubitables, puis il se livre à la mort, à l’heure qu’il a choisie. Nemo tollit [animam meam] a me ; sed ego pono eam a me ipso, et potestatem habeo ponendi eam, et potestatem habeo iterum sumendi eam : hoc mandatum accepi a Patre meo (Jo., X, 18).
Il fait dire à Hérode : Ecce ejicio daemonia, et sanitates perficio hodie et cras, et tertia die consummor (Luc., XIII, 32).
Enfin, au jour qu’il a marqué, il s’avance vers ses ennemis en disant : « Me voici » — Ego sum (Jo., XVIII, 5).
Or, il convenait, dit Saint Paul, que le Fils de Dieu mourût : ut per mortem destrueret eum qui habebat mortis imperium, id est, diabolum (Hebr., II, 14).
Jésus lui-même avait dit : « Le prince de ce monde va en être chassé » (Jo., XII, 30).
La Passion de Notre Seigneur nous a réconciliés avec Dieu, parce qu’elle fut un véritable Sacrifice.
Saint Paul : Et ambulate in dilectione, sicut et Christus dilexit nos, et tradidit semetipsum pro nobis oblationem et hostiam Deo in odorem suavitatis (Eph., V, 2).
Assurément, le conseil de la divine Providence en cette affaire de la Rédemption, est bien étonnant. Mais qui sait si cette Providence n’a pas obéi à la grande Loi qu’elle-même avait instituée, la Loi du Rachat et de la Réversibilité ? Dieu Lui-même n’a pu déroger à cette loi d’équilibre où certainement Il se complaît. De sorte qu’Il ne pouvait pas, dans sa bonté parfaite, ne pas désirer notre salut et Il ne pouvait pas, désirant notre salut, l’assurer autrement qu’en s’offrant à lui-même son propre Fils. Car quelle autre oblation eût été suffisante pour compenser la puissance du mal ? Et qui eût été offert à Dieu sinon Dieu lui-même ? Car l’homme était déchu et sa liberté ne s’exerçait que vers le mal. Et les Anges, avec toutes les puissances célestes, ne suffisaient pas à racheter leur frère déchu, n’étant, comme lui, que des créatures. De sorte que, de ce point de vue, la Rédemption n’est pas l’œuvre d’une volonté particulière de Dieu, en d’autres termes, un miracle, mais, au contraire, le parfait accomplissement d’une Loi divine instituée de toute éternité.
Un roi a un serviteur fidèle qu’il aime tendrement. Le fils de ce serviteur commet un crime abominable. Mais le père intercède auprès du roi et ses mérites servent au coupable. Le roi, considérant les vertus de son serviteur, pardonne la faute du fils. Voilà un exemple de cette grande loi humaine et divine de la Réversibilité de l’Innocence sur la Faute — loi à laquelle Dieu n’a pu, en aucune façon, se soustraire, puisque c’est Lui-même qui, dans sa parfaite sagesse, l’a instituée (J. de Maistre).
Cette grande idée du rachat rend compte, en vérité, de la possibilité du mal dans l’économie du plan divin. Il ne s’agit plus de maudire, parce que le mal existe, mais de bénir, parce qu’il se trouve toujours assez de bien pour racheter le mal. Ce qui importe, c’est la balance finale et que tout mal est payé, et bien au delà — non seulement par les mérites infinis de Jésus-Christ, mais encore par toutes les bonnes œuvres que nous pouvons accomplir. Dieu ne peut pas vouloir le mal, mais il ne peut non plus supprimer la possibilité du mal dans l’homme, sans ruiner notre liberté. Un seul remède : la Rédemption. L’innocence paie pour le crime, c’est comme si le crime n’était plus.
D’autre part, la Rédemption, telle qu’elle s’accomplit sur la Croix, sauvegarde ce bien qui nous a été donné par Dieu : la liberté. Car si Jésus est mort pour tous — Jesu, redemptor omnium, dit l’Église — il n’en reste pas moins que la Grâce de Jésus-Christ est réservée aux âmes de bonne volonté qui méritent de la recevoir (Hymne des Vêpres de Noël). Il ne fallait pas que la Passion de Jésus assurât notre Salut, sans nulle intervention de notre part, car Dieu tient à réserver notre liberté. Mais il fallait que ce salut fût possible pour tous, et de fait, nous ne pouvons, en aucune façon, connaître ceux à qui la Gloire céleste est réservée. Au dernier jour, Jésus-Christ convertira tout le monde, mais, dit magnifiquement Pascal : « Ce n’est pas en cette sorte qu’il a voulu paraître dans son avènement de douceur » (Éd. E. Havet, Art. XX, 1, t. II, p. 47).
Il n’a pas voulu paraître d’une façon trop manifeste, pour sauvegarder la liberté et pour qu’il y ait mérite à le suivre ; ni d’une façon trop cachée, pour qu’il fût possible aux âmes de bonne volonté de le trouver.
Comment s’en tire une religion qui ne reconnaît pas la Rédemption ? Car elle se heurte à cette contradiction : Dieu est infiniment bon et le mal existe — au lieu que les Chrétiens disent avec Pascal : « Nos péchés ne seront jamais l’objet de la miséricorde, mais de la justice de Dieu, s’ils ne sont de Jésus-Christ. Il a adopté nos péchés et nous a admis à son alliance ; car, les vertus lui sont propres, et les péchés étrangers ; et les vertus nous sont étrangères, et nos péchés nous sont propres » (Pascal, XXV, 105, t. II, p. 173).
Dans l’ordre humain, je crois, par exemple, que les crimes politiques de la France sont rachetés, et amplement, par le sang que nous répandons dans les colonies. C’est une figure de la Rédemption.
V. Or ce dogme étant le plus beau de la doctrine chrétienne, rend compte, si on l’admet, de plusieurs autres points qui sont : la Communion des Saints, la théorie des indulgences, l’utilité de l’ascétisme.
Les plus grands excès de l’ascétisme sont justifiés par le désir, le crime par la douleur.
La théorie des indulgences montre que « non seulement l’homme jouit de ses propres mérites, mais que les satisfactions étrangères lui sont imputées par la justice éternelle », si, toutefois, il s’est rendu digne de cette faveur (J. de Maistre, Soirées, II, p. 198).
La Rédemption, dit encore J. de Maistre, n’est « qu’une grande indulgence accordée au genre humain par les mérites infinis de l’innocence par excellence, volontairement immolée pour lui ».
Plus encore : ces satisfactions qui nous sont imputées, sont réversibles, à leur tour, sur la tête des coupables. Ainsi donc, d’une part, l’Église nous applique les mérites surabondants de Jésus-Christ, de la Sainte Vierge et des Saints, et, d’autre part, nos mérites eux-mêmes peuvent être encore reversés sur d’autres, selon l’équitable et mystérieuse distribution que Dieu en fait.
Tel est le fondement mystique de l’Église. Elle est, disent les théologiens, un Corps dont Jésus-Christ est la tête invisible, le Pape la tête visible, et dont tous les fidèles sont les membres. Toutes les grâces reçues par les Fidèles, toutes les bonnes œuvres par eux accomplies, sont mises en commun et réparties par la divine Providence de sorte telle que, d’une façon absolument mystérieuse, le salut soit en fin de compte le plus fort. Mais les pécheurs — les hérétiques mêmes — peuvent être aidés par les Chrétiens vraiment fidèles et recevoir certains fruits de salut, si Dieu le veut, c’est-à-dire si cela importe à sa gloire finale et à l’établissement de son règne. Il faut et il suffit que la balance penche vers le bien. Mais nous en sommes assurés — rien que par les seuls mérites de notre Seigneur Jésus-Christ.
VI. Voici donc la Sainte Église, catholique, apostolique et romaine. Elle est temporelle et spirituelle, et par là, elle permet à l’homme qui n’a pas reçu la Grâce, mais qui la désire humblement, de s’approcher de la vérité. Et de fait, quelle splendeur ne se dégage pas de cette Église ? A celui même qui est en dehors d’elle, elle apparaît comme un principe d’ordre, comme un grand édifice de raison et d’intelligence, et en même temps comme un édifice d’amour et de tendresse. En Elle, tout est belle ordonnance, tout est santé, tout est sagesse. En Elle aussi, tout apparaît comme divin, tout porte témoignage de la divinité. — Et d’abord, son établissement. Les douze apôtres. Pierre. La primauté de Pierre. Dès que Pierre apparaît, le Seigneur change son nom de Simon contre celui de Céphas, c’est-à-dire Pierre. Pierre, le premier, confesse la divinité de Jésus-Christ : Tu es Christus, filius Dei vivi ; et Jésus lui répond : Ego dico tibi quia tu es Petrus et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam. Pierre reçoit de Jésus le pouvoir des clefs : Dixit Dominus Simoni Petro : Quodcumque ligaveris super terram erit ligatum et in coelis : et quodcumque solveris super terram erit solutum et in coelis. Après la Résurrection, Pierre le premier voit Jésus en son Corps de Gloire et c’est alors qu’il reçoit la mission précise à laquelle il ne faillira pas : Petre, amas me ? Pasce oves meas. Pierre, premier Pontife de l’Église, établit son Siège à Rome et ce seront ses successeurs, ce seront les Évêques de Rome qui recueilleront, après sa mort, l’héritage magnifique que lui avait laissé le Seigneur Jésus.
Et ensuite, l’histoire de l’Église. La promesse de Jésus à Pierre n’a cessé de se réaliser. C’est bien sur cette pierre romaine que l’Église a été édifiée. Battue de tous les orages, déchirée de luttes, accablée de tristesses, jamais elle n’a cessé de maintenir l’intégrité de la doctrine ; jamais elle n’a failli à son rôle de gardienne de la foi ; et jamais en fin de compte, elle ne s’est trouvée vaincue, malgré les assauts furieux qu’elle a subis. « Mille fois elle a été à la veille d’une destruction universelle ; et toutes les fois qu’elle a été en cet état, Dieu l’a relevée par des coups extraordinaires de sa puissance. C’est ce qui est étonnant, et qu’elle s’est maintenue sans fléchir et plier sous la volonté des tyrans » (Pascal, éd. É. Havet, XI, 5 bis, t. I, p. 72).
L’histoire de notre temps confirme de façon merveilleuse cette vue de Pascal.
Jamais, même au moment où ses chefs étaient indignes, l’Église n’a perdu l’exercice de ses droits et de ses devoirs. Et jamais la Papauté, même aux temps les plus funestes de son histoire, n’a manqué d’assurer l’intégrité et l’unité de l’Église dont elle avait la garde.
La Papauté a connaissance — elle a toujours eu connaissance — de sa mission surnaturelle. Elle a connaissance de son éternité, de sa primauté, qui n’est autre que celle de Pierre, transmise à travers vingt siècles d’histoire.
« Que de fois la résistance de l’Église s’est manifestée au monde étonné, au moment même où l’on pensait que le Saint-Siège ne pouvait conserver son existence qu’en se montrant conciliant ! Alors précisément il ne s’est pas montré conciliant, mais, plein de confiance dans le secours de Dieu, il a risqué son existence… » (A. von Ruville, Retour à la Sainte Église, Paris, 1911, p. 63).
Durus est hic sermo, disaient les Juifs, lorsque Notre-Seigneur leur proposait à croire que Son Corps était vraiment une nourriture et Son Sang vraiment un breuvage. Et de fait, si ce n’eût été vrai, pourquoi eût-il joué la difficulté ? Ne lui était-il pas plus facile de ne pas avoir cette exigence, cette intolérable exigence ? Si ce n’eût pas été vrai, Jésus-Christ éloignait donc de lui, de gaîté de cœur, une grande multitude d’hommes. Mais c’était vrai, et Jésus savait que par Sa Grâce, les hommes croiraient eux aussi. Il ne pouvait avoir aucune inquiétude, étant lui-même la Toute-Puissance.
La Papauté a suivi la tradition de Jésus. Bien souvent, devant ses décisions, le monde a été tenté de dire : Durus est hic sermo. Et pourtant, le monde s’est toujours rendu à elle. C’est donc qu’elle est la vérité même. Du point de vue humain, la conduite de la Papauté est inexplicable — par exemple, en ce qui concerne l’établissement des dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Infaillibilité pontificale. L’établissement de ces dogmes n’était-il pas absolument inopportun ? Mais la Papauté n’a jamais hésité à heurter le monde de front. C’est donc qu’elle est vraiment d’institution divine.
« Les États périraient, dit encore Pascal, si on ne faisait ployer souvent les lois à la nécessité. Mais jamais la religion n’a souffert cela, et n’en a usé… Que cette religion se soit toujours maintenue, et inflexible, cela est divin » (Ed. E. Havet, XI, 6, t. I, p. 174).
La Papauté est vraiment infaillible, par son institution même, par sa mission, et par l’accomplissement séculaire de cette mission. Il faut que la pierre soit infiniment solide, sur laquelle repose une telle Église. Que deviendrait la mission de l’Église, si le Saint-Esprit n’envoyait à son Pasteur des lumières spéciales, lorsqu’il s’agit de remplir cette mission, c’est-à-dire de sauver l’intégrité de la foi ? L’infaillibilité est le gage de l’ordre, et le fondement de la discipline.
Ubi sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum (Matth., XVIII, 20).
VII. Nous avons vu le premier avènement de Jésus-Christ, celui que Pascal appelle « de douceur ». Que sera donc le second avènement ? Ce sera le jour de l’indignation du Seigneur et de la consommation de toute justice. Alors, le Fils de l’Homme viendra sur les nuées du ciel, au milieu du bruit et des clameurs de toute la terre — et non plus humble et caché, comme à l’étable de Bethléhem — mais il viendra en Juge véritable et il dira aux uns : « Venez, les bénis de mon Père, Venite, benedicti Patris mei », et aux autres : « Retirez-vous de moi, maudits, Discedite a me, maledicti » (Matth., XXV, 34, 41).
Car Dieu a donné à Son Fils la puissance de faire le Jugement : « Comme le Père a la vie en lui-même, ainsi Il a donné au Fils d’avoir aussi la vie en Lui-même, et Il lui a donné la puissance de faire le Jugement, parce qu’il est le Fils de l’Homme » (Jo., V, 26).
Quelle est la raison de cette dernière mission que tous les Évangélistes reconnaissent à Jésus-Christ ? On peut répondre qu’elle ne nous sera révélée qu’au dernier jour. Adoptons pourtant la belle explication du Concile de Trente : Nos actions ont une répercussion infinie ; même après notre mort, elles continuent d’exercer une influence bonne ou mauvaise, et elles continuent de l’exercer, cette influence, jusqu’au dernier jour du monde. Ce n’est donc qu’à ce moment-là, que nos actions pourront être jugées véritablement ; car, leurs lointaines répercussions peuvent augmenter le châtiment ou la récompense qui leur sont dus. (Catéch. du Conc. de Trente, p. 96 — 97).
Les récompenses et les châtiments seront décernés aux âmes comme aux corps, parce que, dit le Catéch. de Trente (p. 97) « chez les bons comme chez les méchants, les corps ne sont jamais étrangers aux actes de cette vie. Le bien et le mal appartiennent donc à nos corps d’une certaine manière, puisque nos corps ont été l’instrument de l’un et de l’autre ».
Les Évangiles nous apprennent que le Jugement sera précédé de la conversion de toute la terre : Et praedicabitur hoc Evangelium regni in universo orbe, in testimonium omnibus gentibus ; et tunc veniet consummatio (Matth., XXIV, 14).
Ici, nous sommes pris d’un véritable saisissement. Que voyons-nous dans la prédication de Jésus : des paroles de victoires et des paroles de défaites : « Vous êtes le sel de la terre » (Matth., V. 13). « Ayez confiance, j’ai vaincu le monde. » Il donne mission aux Apôtres de répandre l’Évangile par toute la terre, Praedicate Evangelium omni creaturae (Marc, XVI, 15). Et cette mission s’accomplit. Mais en même temps il est, comme l’avait annoncé Jean-Baptiste, « le signe de contradiction ». Il sait qu’il vient pour « diviser le monde » et il proclame enfin que l’union ne se fera qu’au dernier jour. — Sur tous ces points, la suite de l’histoire a montré la vérité de la doctrine évangélique.
Mais, en réalité, ce retard est bien cruel. Dieu pourrait éclairer toute la terre, et, au lieu de cela, il prive plus de la moitié des hommes de sa Grâce et de son Salut. Le feu éternel réservé aux trois quarts de l’espèce humaine, voilà ce que l’Église nous propose à croire.
— Non, car nous entrons ici de plain pied dans un grand mystère, qui est la distinction du Corps et de l’Ame de l’Église. Or, « toute âme qui, de bonne foi, ignore l’obligation d’adhérer au catholicisme, peut encore faire partie de l’âme de l’Église » (Hugueny, Critique et catholique, p. 208). Mais dans ce cas même, la foi catholique est nécessaire. — Oui, mais si la foi est une, son développement peut varier avec les conditions, les facultés, la vocation de chaque croyant. Elle peut même se réduire à la « notion très simple d’une autorité souveraine » (Hugueny, op. cit. p. 209). « Cette foi élémentaire… suffit, après comme avant la promulgation de l’Évangile, à tous ceux que cette promulgation n’a point atteints… » (ibid., p. 211). Or, tous les peuples ont la croyance à un monde invisible et à un Être suprême.
Tout revient à cette parole de Notre-Seigneur : Omne peccatum et blasphemia remittetur hominibus ; Spiritus autem blasphemia non remittetur (Matth., XII, 31).
Ainsi, tous les péchés du Maure Sidia pourront lui être remis. Mais si, connaissant l’excellence de la religion catholique comme je la connais, je refuse pourtant d’y adhérer, ce péché-là ne me sera pas remis. Si je ne reçois pas le don de Dieu, tout peut m’être pardonné. Mais si, le recevant, je le méprise, alors je tombe sous la malédiction de Jésus-Christ.
Mettons à part ces blasphèmes contre l’Esprit. Que voyons-nous ? Une infinité de degrés dans la vie spirituelle, une ascension merveilleuse qui va des ténèbres à peine traversées d’un faible rayon divin, où dort le sauvage de l’Afrique centrale, jusqu’à la lumière éblouissante, où se complaisent et se réjouissent les Saints les plus hauts de l’humanité. « La civilisation, dit le père Hugueny, a ses foyers d’où les peuples reçoivent plus ou moins de lumière, selon qu’ils subissent plus ou moins leur rayonnement… La même économie règle le développement de la vie surnaturelle et, en particulier le rôle de l’Église catholique dans le monde » (Op. cit., p. 218).
Les Musulmans n’ont pas cette idée. Ainsi, Sidia me croit très fermement condamné au feu éternel. Il condamne au feu éternel tous les êtres humains — sauf la petite élite des Musulmans. — Croyance absurde. Mais moi, je ne professe pas que Sidia est forcément condamné, parce qu’il n’est pas catholique. Au contraire, je crois qu’il obtiendra plus aisément son salut qu’un catholique qui aura failli à la Grâce. Croyance certaine. Et enfin, Sidia lui-même connaîtra la Vérité au Jour du Jugement, afin que la Toute-Puissance de Dieu soit conservée et que sa manifestation soit éclatante.
VIII. Reste l’Eucharistie. Ici nous touchons le mystère réservé entre tous, celui qui est vraiment le privilège des âmes de foi. Comment y croirais-je sans la Grâce des Sacrements ? Pourtant, la parole de Jésus me presse. Elle est précise. Elle est impérieuse. Elle interdit le doute. Impossible d’échapper à sa rigueur. « Prenez et mangez, ceci est mon Corps. » (mysterium fidei, disent, à la Messe, les mots mêmes de la Consécration). « Ceci est mon corps », à Moi qui suis là présent et vivant au milieu de vous. — « Faites ceci en mémoire de Moi… » Matthieu, Marc, Luc portent le même témoignage, et Jean le Bien-aimé, celui-là même qui, à cette heure unique, appuyait sa tête sur la Poitrine du Maître, précise la divine Promesse :
Nisi manducaveritis carnem Filii hominis et biberitis ejus sanguinem, non habebitis vitam in vobis (Jo., VI, 54).
Qui manducat meam carnem et bibit meum sanguinem, habet vitam aeternam (Jo., VI, 55).
Caro enim mea vere est cibus, et sanguis meus vere est potus (Jo., VI, 56).
Ainsi, nulle hésitation n’est permise, nul biais, nulle échappatoire, nulle subtilité. Il semble qu’il faille se rendre. Il faut en tout cas choisir. Nous sommes arrivés au point redoutable où il nous faut porter sur Jésus un jugement extrême. Si l’institution eucharistique est mensonge, les paroles de Jésus sont une affreuse extravagance. Si elle est vérité, à quel degré d’amour ne serons-nous pas portés ? Si la promesse est fausse, Jésus n’est plus l’homme de génie que l’on nous propose, mais au contraire, il est l’homme le plus digne de notre mépris. Si elle est vraie, Il est, en toute vérité, un Dieu. L’Eucharistie est une preuve décisive, pour ou contre. Choisirons-nous l’Amour ou le mépris ?
« Un tel miracle est impossible ! » voilà le seul argument des ennemis de Jésus. Et l’argument est faible, parce qu’il est de sens commun.
Impossible ? Et pourtant les Apôtres qui sont là assis à la table pascale, ne doutent pas. Le legs que le Maître leur transmet, ils l’acceptent, et aussitôt après sa royale ascension, ils accomplissent fidèlement ce qui leur a été ordonné. Les premiers Chrétiens qui devaient connaître la pensée de Jésus, ne doutent pas que l’Eucharistie ne soit un véritable Sacrement, transmissible par la voie du sacerdoce, jusqu’à la consommation des temps. Pendant vingt siècles, la Chair de Jésus est dévorée par tous ceux qui cherchent dans le monde un secours à leur faiblesse. Pendant vingt siècles, elle est la force du voyageur, la consolation de l’affligé, et la vraie nourriture du pauvre.
« Impossible que l’Eucharistie soit vraie », disent-ils. Alors c’est dommage. Nous avons tant besoin d’un secours qui vienne de Dieu, pour que nous puissions aller jusqu’à Lui ! Voyons pourtant si cette impossibilité même n’est pas un gage de certitude.
Si elle n’eût été vraie, pourquoi Jésus nous aurait-il demandé de croire une chose impossible ? J’admets qu’elle soit impossible. Mais alors son impossibilité devait retrancher des milliers d’êtres de la communion de Jésus, et Jésus manquait d’habileté en l’imposant gratuitement. Mais, au contraire, il s’est trouvé que cette folie était habile. N’est-ce donc pas qu’elle est vraie ?
Si le sacrement eucharistique est vrai, les plus riches bénédictions seront sur nous, nous aurons vraiment la plénitude de la vie surnaturelle. S’il est faux, nous serons privés de cette bénédiction et de cette plénitude. Il faut donc y regarder à deux fois.
L’Eucharistie est la pierre de touche. Assurément, on ne peut rien imaginer de plus difficile à accepter pour la faible raison humaine. Jésus nous a déjà beaucoup demandé. Mais ici, il dépasse les bornes. « Encore un effort, dit-il. Cela aussi, il faut le croire. Je n’attends pas moins de vous. N’êtes-vous pas mes bien-aimés ? » On hésite, on tremble, et puis on baisse la tête : « Allons, il le faut bien. Si dures que soient vos exigences, nous Vous suivrons, Seigneur, parce que nous savons que Vous avez les paroles de la vie éternelle. » Et, comme Pierre, l’on se range du côté de Jésus, le Maître unique.
Mais si l’on se retourne, l’on voit que ce mystère, le plus haut de tous, le plus transcendant, est pourtant à la portée des plus humbles. La Chair de Jésus-Christ est la nourriture des pauvres d’esprit, celle des malheureux et des déshérités, celle des orphelins et des voyageurs. Mystère plus haut encore que le reste ! Et le plus misérable pécheur, dès qu’il entre dans l’église qu’illumine la Présence Réelle, se sent vraiment consolé par ce Jésus qui repose, là-bas, en toute réalité, au fond du tabernacle.
Mais c’est ici que la folie de Jésus apparaît sagesse. Nous voulons, au contraire, qu’Il soit corporellement dans le Saint Sacrement, parce que nous sommes corps et esprit et que nous voulons du divin une manifestation corporelle. La communion spirituelle, la possession directe de l’Esprit de Dieu est réservée à la vision béatifique. Mais tant que nous serons sur cette terre, cette communion est incompatible avec nos moyens humains.
C’est du Corps de Notre Seigneur que doivent se nourrir nos âmes, tant qu’elles seront unies à nos corps.
Rien de tout cela ne prouve, en définitive, l’Eucharistie. Mais l’Église — comme la raison — la proclame. « Rien, sinon la Grâce de Dieu, ne peut donner une telle croyance. » Toute la question est de savoir si l’on doit le désirer. Mais si on le désire, le devoir le plus net est d’aller au Sacrement de l’autel — car, un semblable désir ne peut être que du Saint-Esprit.
Dans ce tableau, où manquent les plus beaux traits, il me semble qu’une âme éprise de vérité peut se complaire. Et pourtant, que sont toutes les raisons, en regard de la seule « raison », qui est la Grâce de Dieu ? Que sont ces faibles lueurs, au regard de la Splendeur de la Grâce ? Par les Saints, par les confesseurs et les martyrs, par les Vierges et les Veuves, nous savons ce que peut être la foi, ce qu’elle peut faire. Vient-elle donc de l’homme, cette foi, ou de Dieu ? Et si elle vient de Dieu, ne ferons-nous pas tous nos efforts pour la mériter ?
Le jour où l’âme se sent avide d’éternité, le jour où elle désire vraiment une vérité, ce jour-là, elle a accompli la démarche la plus importante, la seule qui lui soit demandée. Le reste appartient à Dieu seul.
Quae tandem, dit saint Augustin, quae tandem mens avida aeternitatis, vitaeque praesentis brevitate permota, contra hujus divinae auctoritatis lumen culmenque contendat ?
Quelle argutie nous est donc possible, aujourd’hui que le désir de Dieu est en nous ?
Ah ! Non ! Sur les routes du Trarza, je ne discutais plus avec Dieu, mais, confiant en Lui et me reposant en Lui, après tant de voyages et de démarches, j’attendais, au contraire, en paix et joie, de connaître jusqu’à sa magnifique plénitude la douceur du nom chrétien.
FIN