Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique
CHAPITRE IV
ATAR
Des femmes dans la palmeraie !… De loin, à voir leurs longs peplums, leur lente démarche onduleuse, on s’imaginerait presque des choéphores et l’on souhaiterait sur leurs épaules quelque cratère. Mais non ! A les mieux voir, ce sont des Rebecca défaillantes sous leurs voiles qui recèlent en leurs plis toute la langueur de l’Orient. Il en est dont les yeux ardents, cernés de kohl, semblent promettre quelque plaisir. Quelques-unes essaient un geste, comme pour se voiler. Hélas ! Elles continuent à me regarder sournoisement, et les voilà même qui m’adressent la parole, trop peu sauvages. Pourtant, je leur sais gré de n’être pas ces beautés de bazar, ces bayadères d’exposition universelle qui empoisonnent, de leur fade odeur, l’Afrique du Nord. Et puis, tous ces palmiers, mols et graciles, font un décor de plaisir où le cœur s’alanguit, s’abandonne vite… Vais-je donc trouver, après les cercles de Dante, les terrasses de la Perse, et les roses de Chiraz, après l’Arabie pétrée ?
Ces belles esclaves m’ont accueilli à Atar. Partout je les rencontrais, dans la chaude ville, des petites — déjà coquettes — de frêles adolescentes, des matrones drapées, comme les muses de Puvis — toutes ardentes comme les fruits des îles et bien faites pour verser l’oubli. Cette ville semble avoir été abandonnée par les hommes, partis pour quelque aventure, et livrée toute entière aux jacassements des gynécées. Quelle différence avec l’austère Chingueti qui bientôt m’accueillera, la ville des vieux docteurs où les seuls bruits sont ceux du muezzin, les seuls murmures, des prières ! Soumettons-nous aux influences du lieu et entrons, en conquérants, dans ces palais sordides…
Pourtant, quelques heures d’oubli valent-elles qu’on s’y attarde ? La volupté est l’accident, et pour l’amour, qu’a-t-il à faire avec les soldats ?
C’est toujours à la façon de Napoléon que nous comprendrons l’amour : « Une nuit de Paris réparera tout cela », disait-il après Friedland. Et c’est de cette façon-là, en effet, que l’amour est l’âme du monde.
L’amour ne saurait être qu’une machine à fabriquer des soldats. C’est un service militaire, comme l’intendance ou le génie. Mais là, le règlement est inutile. Et pourtant que de gloses, que de commentaires sur ce vain sujet, depuis que les hommes écrivent !
C’est un fait digne de remarque qu’aucun soldat n’ait parlé de l’amour avec bonheur. Xénophon, César sont muets sur ce sujet. Courrier n’en dit mot, bien qu’il ait traduit Longus. Vigny n’a même pas pour la femme la galanterie traditionnelle de l’officier français. Il reste l’Amour de Stendhal. Mais est-il un livre plus dépourvu d’amour, plus cruel pour l’amour ?
Possible que ces beaux lieutenants aient les moustaches retroussées. Au fond, je les crois inaptes à l’amour et peu habiles dans le déduit. Voilà le signe de la grandeur, et qui prouve que le soldat, de par sa vocation, est réservé à des destins supérieurs à ceux de la moyenne humanité.
… Ce qui manque ici, c’est la musique. Cette nostalgie, parfois, va jusqu’à la douleur. C’est que la musique est un ordre surnaturel que rien, dans l’ordre naturel, ne saurait remplacer. Ce pays nous apprend le mépris des formes sensibles, et voilà bien sa plus grande leçon. Seulement, il ne nous livre pas ces paradis artificiels, dont nos nerfs de civilisés ne peuvent plus se passer. Il est vrai qu’il nous délivre du papier imprimé. Mais comment s’habituer à ce silence ? C’est lorsqu’il était sourd que Beethoven entendit ses plus beaux accords. Mais il avait le génie.
Rien, dans l’ordre de la nature, ne peut remplacer la neuvième symphonie. Au lieu que le plus beau des Parthénons ne vaut pas un moutonnement de dunes dorées par le soleil. La peinture, les chants même des poètes sont de l’ordre de la nature. Au lieu que la musique est d’un autre ordre et d’un ordre qui dépasse tous les autres, de la distance, par exemple, qui nous sépare des étoiles.
L’art et la nature sont un ordre, et la musique est un autre ordre. L’art et la nature sont un monde, mais la peinture, par exemple, n’est pas un monde. Au lieu que la musique est un monde, et elle est un ordre, à elle toute seule. L’art et la nature sont notre monde. La musique, à elle seule, est l’autre monde. Comment le nierait-on parmi ces beautés si épurées, si transcendantes du Sahara ? Et pourtant, l’affreux silence de la mort y règne en maître. — Oui, mais déjà ici, nous commençons à nous élever au-dessus de l’ordre de la nature. Et par là, nous nous rapprochons de l’ordre de la musique. Ainsi le désert est-il presque une musique…
Comme je me promenais dans le Ksar et que j’entendais les murmures des voix dans la mosquée, j’imaginais avec quelque gaîté Antistius à Atar. Ce prêtre moderniste y eût été vite mis à la raison. Pourtant, devons-nous le blâmer de ne pas s’être conformé à la tradition et de n’avoir pas souillé de sang ses mains sacerdotales ? Ou bien dire qu’il eut tort dans sa grandeur, parce que « la religion est bonne pour le peuple » ? Affreuse tristesse ! Cet Antistius qui veut faire figure de grand intellectuel, nous fait horreur. C’est donc pour quelques chimères métaphysiques qu’il va saper le temple, qui avait su créer l’union des peuples du Latium ? Est-il donc si assuré de la vérité ? Qu’on lui donne, comme à l’abbé Loisy, une chaire au Collège de France, mais qu’on lui défende le Forum !
Hélas ! Antistius a triomphé. Ses dissertations qui eussent été excellentes à l’Académie, sont devenues la règle du monde et son sourire a perdu la France, qui a fait pourtant sa grandeur dans le sang et dans les larmes.
Brave pédagogue ! Honnête professeur de philosophie, qui nous prépare le progrès en formules ! Il parle de la Raison comme Robespierre en parlera, et il se croit son prêtre infaillible. Pourtant, quand il mesure le mal qu’il a fait à son peuple, il nous donne une grande leçon. Nous savons alors que le sort de la patrie est lié à celui des rites. Il sourit ; les rites, la patrie, illusions nécessaires qu’il ne faut pas enlever au peuple ! Lui, il voit plus loin que les rites et que la patrie. Ma foi ! Tant mieux pour lui ! Il suffit qu’il nous ait montré leur union.
Toute tradition est-elle donc forcément bonne ? dira Liberalis. — Elle est une des formes du divin, Liberalis ! Elle échappe à notre raison. Elle plonge si loin, si loin que, devant elle, nous sommes saisis de vertige et nous taisons, comme nous le faisons maintenant devant les voix qui sortent des murs épais de cette mosquée. La tradition se fait tous les jours. De nouvelles branches poussent au vieil arbre. Mais ce mouvement mystérieux de la sève qui monte et qui descend et qui remonte, il échappe à nos regards et pourtant fait vivre l’arbre. Ainsi le passé inconnu nous mène et nous vivons dans le présent connu. Effroyable antinomie que les philosophes ne résoudront pas !
Souratoul el Koufar. Ils disaient, ces Maures, la « Sourate des Infidèles ».
« Dis : ô Infidèles ! je n’adorerai point ce que vous adorez. Vous n’adorerez point ce que j’adore. J’abhorre votre culte. Vous avez votre religion, et moi la mienne. »
Ainsi parle le Koran et ainsi chantent-ils encore, prisonniers dans leur mosquée. Admirable psalmodie qui les met tout de suite dans la fierté, dans la noblesse. Dans la ville ruinée et dévêtue, il ne reste plus que ce cri d’orgueil et de solitude.
Tous les jours, ils disent cette « Sourate des Infidèles ». Et nous, pouvons-nous dire comme eux : « J’abhorre votre culte. Vous avez votre religion et moi la mienne » ? Il ne tiendrait qu’à nous pourtant — et les Croisés ne le disaient-ils point ?
Au Sahara, dans toutes les terres qui sentent l’Orient, on pense aux Croisés. C’est un des pôles de notre méditation.
On regrette de n’avoir pas plus de détails sur les émirs de l’Adrar. Les traditions locales, si pauvres, laissent pourtant entrevoir des histoires dignes des temps mérovingiens. Si l’on en avait la matière, il faudrait la plume d’Augustin Thierry pour les écrire.
Au XVIIe siècle et au XVIIIe, tandis que les fils du conquérant Maghfar, Terrouze et Barkani se partageaient les pays qui sont devenus, depuis, le Trarza et le Brackna, l’Adrar n’était habité que par les Ideïchilli guerriers et diverses tribus maraboutiques : Smassides d’Atar, Idaouali de Chingueti, Amgaridj d’Ouadan. Vers la fin du XVIIIe siècle, un des petits-fils de Barkani, Boubba ben Ammoni ben Akchar, entreprit de faire la conquête de l’Adrar. Les Ideïchilli, à son approche, s’étaient retirés sur le faîte des monts Tegguel qui forment, vers l’Ouest d’Atar, la lisière de l’Adrar. C’est là que les Ouled Jaffria, conduits par Boubba, les rencontrèrent et leur infligèrent une défaite sanglante. Le fils de Boubba, Cheunan, et son petit-fils, Lefsdil, s’installèrent définitivement dans le pays où leurs gens fondaient les groupements actuels des Ouled Ammoni, Ouled Akchar, Ouled el Lobd. Ils faisaient leurs vassaux des tribus autochtones, Ideïchilli et Marabouts. Pourtant, ce n’est que vers 1859 que le fils de Lefsdil, Lasra, imposa sa domination à tout l’Adrar et s’intitula émir du pays. Il régna sept ans et fut tué par les Ouled Bou Sba, venus de l’Oued Noun, pour piller les palmeraies de cette contrée favorisée. Son successeur Azman, second fils de Lefsdil, garda l’émirat onze ans, mais son fils Sidi qui lui succéda vers 1878, fut destitué au bout de deux ans et dut se retirer chez les savants de Chingueti. Les gens de l’Adrar mirent à sa place son neveu M’Hamed ben Ahmed Aïda. Au bout de dix ans, ce jeune homme se fit tuer par les Ouled Gheïlan, tribu qui dépendait de son émirat. Son successeur, Chaudzora, fut chassé par les gens de l’Adrar, au bout de deux ans, et, dit-on, en mourut de rage. Ce fut son neveu, Ahmed ben M’Hamed, petit-fils d’Ahmed Aïda, qui lui succéda vers 1890. Après un court règne, il fut assassiné par un de ses vassaux, Salem Oued Bouchama, des Ideïchilli Ouled Heunoun. Ahmed, fils de Sid Ahmed, un autre fils d’Ahmed Aïda, fut émir jusqu’à l’arrivée dans l’Adrar de la mission Blanchet, en 1900. A cette époque, il mourut par accident de la chute d’une poutre de sa maison. Ahmed ben Moktar, fils d’un troisième fils d’Ahmed Aïda, se conduisit bien à l’égard de la mission Blanchet.
Les Oulad Bou Sba le tuèrent en 1901. Depuis cette époque jusqu’à notre arrivée en 1909, Sid Ahmed, fils de Moktar, deuxième fils d’Ahmed Aïda, était émir de nom, mais ne possédait aucune autorité. L’héritier de l’émirat, Sid Ahmed, le fils de l’émir mort en 1900 et arrière-petit-fils d’Ahmed Aïda, s’était, malgré son jeune âge, débarrassé de son frère aîné M’Hamed et il allait prendre le pouvoir, lorsque les Français arrivèrent dans l’Adrar. Plutôt que de se soumettre, il préféra partir dans la région de Tichitt. C’est là qu’il tomba entre nos mains, le 16 janvier 1912.
J’écoutais avidement mon fidèle compagnon Sidia, fils d’Aleïa, lorsqu’il me contait, sous la tente, ces rudes histoires. Il me semble qu’elles précisent le caractère d’Atar, la résidence des émirs. C’est la ville du mouvement, de la haine et de l’amour, la cité terrestre où se brassent les passions, et toute baignée dans la lumière de la vie. Tandis que Chingueti, la vieille cité, repose assoupie sur la dune et regarde le ciel en priant.
Les Maures disent qu’il faut faire remonter la construction de Chingueti avant l’hégire, au lieu qu’Atar serait de date relativement récente. C’est peut-être à son antiquité que la calme cité doit sa parure de méditations monacales. Au lieu qu’Atar, plus jeune, frémit encore au souffle des passions humaines et préfère à l’encre, le sang.
Il faut que je revienne encore à ces jolies filles qui, un jour, m’ont souri. Elles sont là pour délasser des guerriers. Leur valeur, c’est qu’elles se rendent un compte exact du rôle qui leur est assigné dans la société humaine. Elles sont habituées à recevoir ceux qui ont longtemps couru le désert et rentrent dans la ville, harassés, couverts de poussière, le front brûlant. Elles savent les remèdes qu’il leur faut et ont pour eux des baisers plus frais que l’eau des sources. Voilà donc celles qui allaient à Amatil, il y a deux ans et, à l’heure du combat, excitaient leurs hommes de la voix. J’imagine que c’étaient des cris de passion qu’elles poussaient, et que déjà elles pensaient aux enlacements qui suivent la victoire. Mais, au fond, peu leur importe le vainqueur. Il suffit qu’il ait la force et parle en maître. Aussi sont-elles rieuses et dévoilées.
Elles ne déparent pas ce cercle d’ombre bleue perdu dans le feu du ciel. Mais, le ceinturant de cris, elles en rendent la fraîcheur irritante. Leur odeur est du musc, du benjoin, mais cet écœurement procure encore un bien-être sauvage et oriental. Et c’est encore l’Orient que rappellent leurs coiffures compliquées, ces tresses noires qu’alourdissent des pierres, de l’ambre, de la nacre, des péridots — bijoux sauvages de Salomé.
Et, en effet, nous sommes les maîtres. Nous les sommes, et nous ne nous en trouvons pas. Ivresse nouvelle qui nous rejette en nous-mêmes et nous commande de nous suffire. Nul autre n’y résisterait qu’un soldat. Il faut la froide logique des conquérants pour supporter cet abandon. Ceux-là ont un système de la vie, des principes et des formules d’application qui valent pour tous les cas. Et c’est pourquoi l’art fait horreur aux soldats. Il ne sert pas à la force et les signes de l’algèbre n’y opèrent plus. Par contre, les soldats sont armés pour la vie et pour la solitude.
Ils ont un système qui vaut ce qu’il vaut, mais où ils se tiennent. Ah ! Ils savent bien pourquoi ils vivent. Ainsi peuvent-ils rejeter les maîtres et être les maîtres. Dira-t-on qu’ils ont l’âme indigente et que leur mathématique a tué le libre génie, la fluidité ? C’est croire que la richesse de la vie est en extension — au lieu qu’elle est en approfondissement. Le dilettante qui butine toutes les fleurs, n’est pas plus riche que le conquérant avec ses deux ou trois principes assurés. Le moindre capital vaut mieux que mille possibilités de fortune ; car, mille possibilités équivalent ici à l’impossibilité…
Voilà encore pourquoi ils s’éloignent du romantisme qui est un retour vers la vie, un effort vers sa mobilité. L’ordonnance classique, si loin qu’elle semble de la réalité, leur sert davantage.
Décidément, nous rejetons Antistius. Celui-là aussi, trop riche, mais désordonné, était un romantique. Que fera-t-il dans ce réduit aux angles droits, à la double enceinte de murs que des soldats ont construits ?
Au seuil, les mouvements secs de la sentinelle qui rend les honneurs, vous accueillent. Un large chemin, entre deux murs crénelés. Des caisses de riz, de farine, s’y entassent. La deuxième porte franchie, vous vous trouvez dans une cour carrée qu’occupent de toutes parts des bâtiments sévères, dont deux, se faisant face, sont à étage. Deux escaliers de pierre mènent à la terrasse supérieure, flanquée de bastions et crénelée sur tout son pourtour. Deux grandes vérandas y dispensent une ombre épaisse et chaude. Tout ici respire l’ordre, la mesure dans la force, la règle harmonieuse. Chaque pierre a sa raison, et rien n’est inutile.
Nous sommes ici à la borne septentrionale de notre empire. Mais comment arrêtera-t-on ce large mouvement, auquel l’océan peut seul mettre un terme ? La force qui nous pousse est invincible, parce qu’elle est ordonnée, comme ces réduits mêmes où nous sommes et qui portent, sans le vouloir, toute la signification de notre action. Que faire contre la force, unie à la raison ? C’est un flot discipliné qui roule d’un bord à l’autre du Sahara, et non la masse brutale qu’aucune pensée n’anime. Nos maîtres — les maîtres de la France — s’inquiètent : « Arrêtez ! N’allez pas plus loin ! » Mais ils ne sont pas aussi forts que cette force-là.
Du haut de la véranda du Nord, on est presque dans le balancement des palmes. Au pied des fûts graciles, des chevaux hennissent. Des hommes, des enfants passent. Et derrière ce jeu d’ombres qui tremblent, c’est le grand étincellement immobile des sables, c’est le lit toujours à sec de l’oued, que borne sur l’autre rive un paysage indéfini de cailloux et de molles ondulations.
Je suis descendu vers le jardin potager. Sur la terre ingrate, voici pourtant des tomates éclatantes, des navets, des carottes, des betteraves. Il semble que de la chaleur monte de cette terre remuée et se mêle aux rayons verticaux du soleil tombant d’en haut. Je ferme les yeux, ébloui. Rien ne bouge que les lourdes flèches des palmiers. Elles font à peu près ce bruit auquel s’amuse le vent du large, lorsqu’il agite, aux bords de nos mers du nord, les cimes des pins. Je vois un autre jardin, aux allées droites plantées de poiriers, un vieux jardin cerclé de folle verdure — et ces longs après-midis d’été, où, comme ici, le moindre bruit se répercute, ébranle l’âme. Il y avait aussi des peupliers d’Italie qui faisaient cette même musique.
Il faudra contourner le poste et s’arrêter à la lisière des palmiers, pour retrouver le cours ordinaire de nos impressions. Là s’étend une plaine noire, où parfois s’élèvent en tourbillons de blanches colonnes qui montent vers le ciel, tordues, arrachées — puis disparaissent. De hautes masses dominent la plaine ; c’est la muraille de l’Adrar, abrupte et verticale, fortement assise, accrochée au sol, unie aussi, mais avec de larges plissements, et qui s’estompe vers le nord-est en lointaines grisailles. Nous la reconnaissons bien, cette aridité. Mais ici, elle donne toute leur valeur aux lignes droites et simples du poste, et plus que la gracilité des palmiers ou la douce exhalaison des jardins.
La musique est donc le seul art qui puisse retenir un soldat, puisque, justement, elle dérive de la mathématique.
Mais c’est à peine un art et c’est beaucoup plus. Les combinaisons harmonieuses du nombre, voilà qui plaît à l’intelligence éprise de logique. Une partition d’orchestre aussi est un système, et construit si serré qu’on se demande par quelles mailles il laisse filtrer le rêve. Elle fait rêver à la façon dont les fameuses propriétés de l’asymptote font rêver. Et les seules rêveries qui vaillent viennent des nombres. C’est Platon qui a donné la théorie de la musique…
Il n’est point de musique romantique, malgré les apparences. C’est par une extension qu’on dit Berlioz romantique. Simple association d’idées — à moins qu’un gilet rouge ne constitue le romantisme. Les règles de la musique sont immuables. Nul n’y saurait toucher. Au lieu que les autres arts sont libres à l’excès et que toutes les folies y sont permises. L’histoire de la musique n’offre pas ce désordre qui marque l’histoire des autres arts. C’est, si j’ose dire sans rire, l’art de la mesure.
La musique trouve son emploi dans une vie basée sur quelques abstractions. Alors le rythme est tout. Mais si l’on reste dans la diversité de la vie terrestre, il faut se condamner à des suites d’images d’où l’unité profonde est absente. C’est dans la musique que l’effort vers l’unité est porté au plus haut point. Donc, c’est la patrie des mystiques, qui s’efforcent en désespérés vers l’unité — et des conquérants, ces mystiques de l’action. — Il y a aussi dans la nature une unité profonde ; mais l’art justement la brise, la fragmente. De même, une aile de papillon tombe en poussière dès qu’on la touche.
Ces vieilles pierres du Ksar, délitées par le temps, ont bien encore leur grandeur. Tous les soirs, j’allais m’y perdre, attendant l’heure où rentrent les moutons, en troupeaux pressés, tandis que des nuées d’enfants, fiers et charmants, s’amusent en poussant des cris. J’aimais surtout longer ces murailles en ruines, qui font à la ville une ceinture de misère et d’abandon. Je voyais ainsi les derniers reflets du soleil couchant sur la haute paroi granitique de l’Adrar. Parfois, ces sombres rocs se coloraient en rouge garance, et il semblait alors que toutes les couleurs devenaient plus intenses. Les palmiers d’un vert cru se détachaient sur les sables ocrés de la batha. Seules les pierres du Ksar restaient dans la grisaille, chargées de poussière et de siècles.
Les terrasses sont couronnées d’épines. Aucune ne dépasse les autres. Ainsi elles s’isolent, mais aucune ne prétend s’imposer. Ce n’est point par une vaine bâtisse que la race affirme son orgueil. Au reste, les habitants d’Atar, Smassides pour la plupart ou simples captifs, sont les plus bas des Maures. Les vrais Maures n’habitent pas dans des maisons de pierre, mais sous des tentes en poils de chameau, perdues dans les replis du désert. C’est ainsi qu’ils entendent la fierté.
Vers le soir, chaque minute compte, chaque seconde rend un son que l’on voudrait éterniser et fait vibrer notre sensibilité décuplée. Nous sommes comme un gong où le temps frappe : de petits coups et les ondes du métal s’élargissent, se chevauchent, s’amplifient, mais selon un certain ordre mathématique. Je rentrais, ivre de bruits et de couleurs, par la palmeraie qui déjà reposait dans le silence.
Là, il faut franchir des enclos de palmes sèches, suivre d’étroits sentiers entre les carrés de blé ou de maïs. Mille petits canaux s’entrecroisent, et, près des puits, des bassins circulaires brillent encore aux dernières lueurs du jour. Mais ici, le travail des hommes étonne. On ne veut que la paresse, l’abandon de la nuit, le mystère que fait l’ombre.
Vu à la lumière de midi, ce Ksar n’est au vrai qu’un ghetto. Rien n’est plus sordide que ces voies étroites, où une âcre odeur vous prend à la gorge, où, depuis des siècles, la saleté s’accumule. Parfois le passage d’une lente beauté, demi-voilée, achève l’illusion ; nous sommes décidément dans une juiverie. Pour reprendre pied, il faut voir des hommes ; dans leurs traits fiers et doux, on retrouve le vieux sang berbère, si près du nôtre…
J’ai pénétré dans quelques taudis de ce misérable bourg. Dès l’entrée, on est assailli par des nuées de mouches. Au centre du bouge, dans une cour étroite, des femmes chantent ou bercent des bambins crasseux, tandis que mille odeurs violentes se mêlent dans l’air et font chavirer le cœur.
Chez le père de l’émir, vieillard souriant et aimable, c’est la même misère, le même abandon. Pourtant, les cours sont plus vastes et mieux tenues. J’ai passé des heures sur la terrasse où poussent des plants de henné, mais mes regards se tournaient toujours vers nos murs de brique et cette forte assise quadrangulaire, dont la masse rose s’élevait parmi les doux ploiements des palmiers. Ainsi, l’ordre latin reposait ma vue qu’offensaient les replis malodorants de ce labyrinthe d’Orient.
Les palmiers semblent de grands jeunes hommes, courbés et graciles, aux fronts trop lourds. A voir leur compagnie pressée harmonieusement autour de nos bastions, déjà envahis de soleil, j’éprouvais je ne sais quel sentiment de plénitude, une grande joie sérieuse où l’on se noie…
Ici, nous sommes plus absolument qu’ailleurs, des Latins, je veux dire que, mieux qu’ailleurs, nous y connaissons notre dignité latine.
« Ayant établi son camp vers ce côté de l’oppidum qui, séparé du fleuve et des marais, présentait un étroit passage, César entreprit de préparer les matériaux nécessaires à la construction de la terrasse — aggerem apparare ; de pousser des baraques d’approche — vineas agere ; enfin d’élever deux tours — turres duas constituere. Car, la nature du lieu empêchait de faire des circonvallations, prohibebat circumvallare. Pour ce qui est du ravitaillement en blé — de re frumentaria — il ne cessa de presser les Boïens et les Éduens. Ces derniers, qui n’avaient aucun zèle, ne nous étaient guère utiles. Les premiers n’avaient pas grandes ressources et le peu qu’ils avaient servit à leur propre nourriture. L’armée ne laissait pas de souffrir de l’extrême difficulté du ravitaillement, due à la pauvreté des Boïens, à l’indiligence des Éduens, et aux incendies des magasins. Ce fut même au point — usque eo ut — que, de nombreux jours, les soldats manquèrent de grain, et, le bétail venant de villages très éloignés, souffrirent d’une grande famine — extremam famem sustentarent. Néanmoins, aucune parole ne fut entendue de leur part, qui fût indigne de la majesté du peuple romain et de la supériorité des vainqueurs — nulla tamen vox ab iis audita, populi Romani majestate et superioribus victoriis indigna… »
Cela se passait dans une rude colonie et pendant une des plus dures campagnes coloniales de l’histoire. On pataugeait dans des marécages. On souffrait du froid et de la faim, et l’on avait à faire à de fiers gars qui ne vous laissaient pas une minute de repos. C’était justement au siège d’Avaricum, où les Gaulois d’aujourd’hui fabriquent des canons et des cartouches. Dans ce temps-là, l’Yèvre, l’Yèvrette, l’Auron, les paisibles rivières qui font un fin collier à la Bourges moderne, n’étaient qu’un vaste marais. C’est là que César se mit à construire ses tours, ses remparts bastionnés, ses cavaliers.
Il me semble que nous les connaissons, ces murs carrés, ces nobles tracés, les pures lignes droites des « oppida » et des voies romaines. Et aussi ces difficultés de ravitaillement et ces inquiétudes au sujet de la « res frumentaria ». Demandez-le aux conquérants de l’Adrar — mil neuf cent soixante-trois ans après la guerre des Gaules. Et aussi, et surtout, ce que nous reconnaissons, c’est cette populi romani majestas, cette sereine et rectiligne souveraineté, ce tranquille orgueil qui, joint à la fierté gauloise, devait faire beaucoup mieux que la populi romani majestas : la dignité française.