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Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique

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CHAPITRE XI
CHAR ET MABROUK

« L’encre des savants est plus agréable à Dieu que le sang des martyrs. » Malheureuse race qui n’a pas compris ce que valait la goutte de sang d’un martyr, et combien elle pesait plus que tous les livres du monde, et que l’encre s’effacera, mais que la goutte de sang ne s’effacera pas !

Tous les parfums de l’Arabie n’effaceront pas une goutte de sang d’un martyr, mais la moindre pluie effacera toute l’encre de tous les livres.

Malheureuse race qui n’a pas reconnu le prix du Sacrifice, celui d’un frère pour ses frères, celui d’un homme pour les hommes, celui d’un Dieu pour les hommes ! Voilà ce qu’il en coûte de n’avoir point un Dieu qui ait connu la souffrance et qui soit mort sur une croix de bois. Lui, leur prophète, il n’est pas mort sur la Croix, mais ils savent ce que ça leur coûte maintenant, les malheureux ! Il est monté au ciel sur un beau cheval blanc qui s’appelait Bourak, et les Maures m’assurent que c’est sa route qu’on voit là-haut, cette voie lactée… Il est monté au ciel dans un grand piaffement, dans un envolement d’étoffes claires, comme un chevalier casqué qui s’apprête au tournoi. Mais la moindre goutte de sang aurait mieux valu. Toute cette envolée de rêve ne valait pas une vraie goutte de sang qui aurait coulé. Les malheureux, ils savent ce qu’il leur en coûte de n’avoir pas appris la valeur du Sacrifice, et de quel prix ils l’ont payée, cette encre des savants. Abandonnés de leur Dieu dans toute l’Afrique, bientôt, demain peut-être, dans toute l’Asie et dans l’Europe, ils pourront mesurer l’intérêt que produit sur le marché du monde la palme d’un martyr.

Nous valons mieux que ce que veulent faire de nous nos savants. Seulement, il faut aller un peu loin pour savoir ce que nous valons. Nos savants aussi voudraient que nous les préférions aux martyrs et aux héros. Mais nous ne marchons pas, nous flairons la mauvaise aventure, nous devinons la piperie. Pour moi, je préfère la goutte de sang de Violet à toute leur encre — à tout ce malhonnête usage qu’ils en font…


Ksar Teurchane, 15 mars 1912… Il y a donc deux ans et huit mois, le 15 juillet 1909. Les partisans du capitaine Dupertuis sont massés près d’une dune, au sud du Ksar. On attend les renforts qui doivent venir d’Atar. Mais les gens d’El Oueli occupent la palmeraie, deviennent menaçants. Le sous-lieutenant Violet reçoit l’ordre de balayer cette racaille. Vêtu, comme à son ordinaire, de boubous blancs finement brodés, le monocle à l’œil, le sabre levé, il s’élance. Mugnier-Pollet, qui l’a vu de loin, ne peut s’empêcher de murmurer : « C’est chic, ça ! ». Pourtant, les partisans hésitent. Ils se cabrent devant la mort certaine, inévitable. Violet crie : « En avant ! Partisans ! ». Il arrive à la lisière de la palmeraie. Quatre hommes seulement l’y ont suivi. Un coup de fusil part de derrière un palmier. Violet tombe mort. La balle lui a tranché la carotide. Toute la scène a duré une dizaine de minutes. Drame violent, ramassé en profondeur, pur comme un profil de médaille antique.

Nous pensons à ces jeunes héros de la Grèce, beaux comme des dieux, qui entraient dans la mort, couronnés d’asphodèles, et souriants.


Mourir, me dites-vous, mes amis, ce n’est pas malin. Nous sommes des milliers qui en ferions autant. Nous sommes des milliers qui consentons à tout, aux pires ennuis, aux pires médiocrités, dans l’espérance d’une heure qui soit belle, dût-elle être la dernière. Nous n’avons pas dit notre dernier mot. Que l’on nous fasse crédit.

Voilà ce qu’ils disent, ces Français, mes camarades, dans leur soif du sacrifice, vieille comme Jésus. Et ils ont raison. Peut-être mourront-ils dans une bataille. Beaucoup d’autres y sont morts. Beaucoup qui étaient mes camarades, et d’autres qui étaient mes grands aînés. Mais tous n’ont pas eu — et qui sait ceux qui l’auront ? — ce geste de Violet, quand, en messager, il s’élançait vers la mort, armé de sa latte étincelante, et, comme l’Ange Azraël, vêtu de blanc. On croyait qu’il allait retrouver sa fiancée, et la joie, déjà, le transfigurait. Alors, ajustant le turban qu’il avait coutume de porter, le corps légèrement penché en avant, il se mit à courir, dans l’exultation bondissante, et rebondissante, de ses vingt-huit ans. — J’ai entendu des Maures me conter tout cela. Quand ils parlaient de Violet, leurs yeux étaient humides et brillants d’admiration… Tous n’ont pas laissé après eux un tel sillage…

Ce jour-là, le 15 juillet 1909, il y eut aussi une envolée d’étoffes, un envolement de rêve. Mais il y avait, au bout, une goutte de sang. Minute parfaite ! Plénitude admirable de cet instant ! Minute française entre toutes, qui contient tout, qui dit tout. C’est le ramassement d’une belle vie, tout entière tendue vers l’action et ivre de s’immoler, d’une belle vie droite, sans déviations, sans ornements, où il n’y a rien à retrancher ni à ajouter.

Il s’était battu au Tchad. Il avait sabré des Maures la nuit de Rasseremt. Mais là, il sentait qu’il fallait faire mieux, et, tout naturellement, il trouva le geste qu’il fallait, il trouva à faire exactement ce qu’il y avait à faire — le geste élégant, plein de décence et de grâce, et de sérieux, le geste à la Steinkerque, un peu aristocrate — Violet était ainsi — sans rien de vulgaire, ni qui sente le soudard, sans déclamation non plus, sans rien enfin qui excède la mesure, ou qui reste en deçà…

Tous, à chacun de nos jours, nous remercions Dieu qui nous a faits Français. C’est la reconnaissance qui nous vient aux lèvres naturellement, à chacun de nos matins et à chacun de nos soirs. Mais il est des fois où la reconnaissance devient une frénésie d’amour, un mouvement précipité du cœur qui va se rompre. J’ai connu une de ces fois-là, à Ksar Teurchane.


… A cent vingt kilomètres au nord d’Atar, Char, et sa casbah démantelée. Un cloître, après un champ de bataille. J’ai vécu là de longues et solitaires heures. Comme nous nous accrochons à ces rares témoins de pierres : Oujeft, Atar, Chingueti, Ouadan, Tinigui, Ksar Teurchane, Char ! Je les ai tous nommés. Mais Char, c’est vers le Nord le dernier retranchement, au delà duquel il n’est plus que du sable rose et du caillou noir !

J’ai vu la case de Char pour la première fois, dans les feux du soleil levant. Au flanc des rochers que patinait l’aurore, elle se tenait accrochée, fortement liée au sol, tassée dans sa royale solitude. Ses murs bas, quadrangulaires, sa forte masse parallélipipédique, flanquée de bastions militaires, ses pierres qui avaient la teinte même des rocs environnants, ses murs unis percés de meurtrières, c’était assez pour prolonger les imaginations guerrières qui m’avaient assiégé l’avant-vieille, à Teurchane. Mais une fois que j’eus pénétré dans l’enceinte, je dus m’orienter d’un autre côté. J’étais entré par un large et bas portique, formant vestibule. Les murs, à droite et à gauche, étaient par endroits effondrés. Tout était baigné de silence. Je me trouvais dans une grande cour, au sol inégal, sur laquelle s’ouvraient des portes basses. Je franchis une brèche, j’aperçus un dédale de cases longues et étroites, enténébrées, avec des clartés subites que faisaient les jours de la toiture en ruines. Au bout d’un instant, j’étais dans une autre cour, beaucoup plus petite que la première ; je pensais que c’était celle où devaient se tenir les femmes et les esclaves. Je retournai sur mes pas, je m’engageai dans un couloir. Il me conduisit à un large patio, où la lumière se jouait entre de grands piliers massifs. Au centre, une cour carrée, à ciel ouvert. Autour, une large promenade… Je pensais à ces petits cloîtres d’Italie, baignés de paix, de lumière douce, et bien enclos. — C’était d’ailleurs une mosquée, mais si simple, si pauvre, si nue, si paisiblement dormante, qu’il me sembla qu’elle pouvait sans peine accueillir d’autres rêves que ceux de l’Islam, tous les rêves…

C’est encore un plaisir moral que je goûte dans cette sorte d’Escurial saharien. J’y retrouve le double idéal, religieux et militaire, de la race maure, mais c’est la mosquée qui donne une âme à l’édifice, plus que ces pauvres bastions, aujourd’hui effondrés.

Voici que nous avons remis de la vie dans toute cette mort. Nos gens, dans le vestibule, causent et boivent le thé. Le sous-officier qui m’accompagne s’est installé dans la case la moins ruinée, et j’aperçois, près du seuil de la porte, une marmite, posée sur trois pierres, au-dessus d’un feu. Pour moi, j’ai choisi la mosquée, où j’ai également placé les tirailleurs. Couché près d’eux pendant la sieste, j’entends les bruits égaux de leurs souffles, parfois la plainte rauque d’un dormeur. Et tout ce sommeil, auprès de moi, aggrave encore la solitude et le silence.

La nuit, tout le monde déménage, et nous allons coucher sous les étoiles, dans la dune qui commence non loin des murs, vers l’est. Des raisons militaires l’ordonnent ainsi, mais, je l’avoue, ces pierres m’oppressent. Quand, tout un jour, ma rêverie s’est égarée parmi elles, solitaire, ressassée et tournoyante, comme le vol des corneilles au-dessus d’un puits, quelle délivrance que de sentir l’air léger qu’ont filtré les sables du large, de s’étendre sur le dos, dessous Orion, et le Scorpion, et Cassiopée, les belles constellations !… Je dénombre les étoiles, l’une après l’autre, et voilà que je m’embrouille dans les sentiers célestes. Le sommeil vient. Les astres se rapprochent, ils sont là, tout près, tout près… Il me semble qu’en étendant les bras, je pourrais les attraper et souffler dessus, comme sur des bougies.


Un beau matin, Sidia m’a raconté l’histoire de Char.

Il y a une trentaine d’années, l’Adrar était commandé par l’émir Ahmed Oued Sid Ahmed Oued Aïda, le père de l’émir dissident, Sid Ahmed, que nous fîmes prisonnier à Tichitt. Cet Ahmed était en son temps l’homme le plus fort de l’Adrar, et l’on dit de lui qu’il était capable d’assommer un bœuf d’un coup de poing. Ce colosse avait fait de nombreux voyages au Maroc, d’où il rapporta certains principes d’architecture, naturellement inconnus aux Maures. Comme les environs d’Atar, sa résidence ordinaire, n’offraient pas de pâturages pour ses chameaux, il lui prit l’idée de construire cette case de Char, située dans un bon pays et auprès d’un puits dont l’eau claire était inépuisable. Il l’éleva sur le modèle des casbahs fortifiées qu’il avait vues au Maroc, et il prit l’habitude d’y passer l’hiver, car l’été le rappelait à Atar pour la récolte des dattes et les soins de son administration. Près du puits, il fit planter quelques palmiers, et sans doute il avait l’idée de créer là une grande palmeraie. Mais, pendant l’été de 1899, comme il se trouvait dans sa maison d’Atar, un violent orage survint. Le toit s’effondra, et Ahmed, encore dans la force de l’âge, tomba mort, frappé à la tête par une poutre de la toiture. Après sa mort, la case de Char ne fut plus occupée et elle commença, malgré ses solides assises, à subir les injures du temps.


Il faisait beau et je partis. C’était une belle matinée de printemps, de celles où l’on se lève léger, avec des membres détendus, et où l’on chante. Et je marchais, et je chantais, et je sautais de roc en roc, dans l’insouciance heureuse de ma jeunesse. Ces matins d’Afrique, où l’on sent toute sa force, ces purs matins après nos chastes nuits, ce sont comme ces belles mares que laisse entre les rocs la mer descendante, et où frissonnent des algues blondes en des clartés de vasque. Ces matins-là, nous nous baignons dans la bonté du monde qui nous protège. Si loin de toute vulgarité, nous sentons nos cœurs inattingibles. Piétinant le sol comme de jeunes chevaux, nous réapprenons la lumière dans la jeunesse de tout. Ah ! je les connais bien ces matins-là, où l’on est ivre de ses muscles ; il semble qu’on partirait à la conquête.

Je montais une pente douce, bien marchante, d’une belle courbe large. Je venais de perdre de vue la maison de Char, quand, du côté opposé, j’aperçus l’immense déroulement pâle d’une plaine. La montagne sur laquelle j’étais, descendait à pic : grande coupure brusque, taillée à coup de hache, falaise abrupte sur la mer pétrifiée qui s’appelle, d’un nom de rêve, le Tiris. Un promontoire me cachait une partie de l’immense horizon. Je m’avançai et je vis bientôt dans son entier, l’immense arc de cercle qui rejoignait, au nord et au sud, la falaise. Pendant longtemps, je restai sur cette admirable terrasse. Mes yeux se perdaient dans le lointain ; ils cherchaient avidement quelque signe humain, et j’écoutais, penché sur le bord de l’abîme, si quelque bruit ne viendrait pas jusqu’à moi de l’horizon scellé. Mais non ; la plaine sèche, décolorée par la lumière, semblait cristallisée dans un sommeil millénaire. Je voyais émerger des centaines de petits îlots rocheux, et je pensais à la baie d’Along, aux langueurs de l’Asie. Tout le reste était d’une matière impondérable, irréelle, faite de lune et de matière stellaire — de la lunite.

Je pensais avec ivresse que dans quelques jours, lorsque le capitaine B. serait arrivé, je reprendrais par là ma course vagabonde. Et à peine arrivé, je rêvais du départ… Impatience de vivre, de brûler des étapes, d’errer au fil des heures, dans l’immense figuration du monde.


Le lendemain matin, j’allai m’égarer dans une forêt de tarefas, qui fait devant le puits un large éventail de verdure. Ces tarefas sont une sorte de thuyas très odoriférants, dont les fins rameaux découpés semblent chargés de soleil et d’été. Je marchais, écartant les branches devant moi, dans des bourdonnements d’insectes et j’aspirais l’aigre odeur de conifère que répandait l’ombre chaude et bleue. Sous mes pieds, je sentais le sol glissant d’une pineta. Ma pensée se perdit vers de sauvages jardins de Provence, où croissent d’âcres plantes, des fenouils, des térébinthes…

En plein milieu de ce buisson épais, je trouvai à ma grande surprise une case en paille, où dormaient, en des caisses, d’innombrables manuscrits arabes, feuillets épars, rongés de vers, exhalant une rude odeur de poussière et d’encens. C’étaient les dernières traces de la fuite des télamides de Ma el Aïnin vers le nord. Une grande pensée mystérieuse, et qui dormait déjà sous la cendre du temps.


Dans la mosquée de Char, une invincible mélancolie m’assiège. Je la fuis, je vais m’ébattre dans le soleil. Mais elle m’attire, il faut que j’y revienne. Les grands secteurs de lumière tournent, avec les heures du jour, autour des piliers carrés. L’ombre gagne, et bientôt elle enveloppe toutes les pierres de sa fraîcheur. Les tirailleurs sont partis vers le camp. J’attends dans le silence quelque grand vampire qui ne vient pas. Seul, un scarabée gratte la pierre et s’obstine contre une muraille. Un souffle tombe du ciel et se perd…

Alors, on voudrait écrire des choses tristes et dures. On enrage de ne pas avoir de génie. C’est une heure où rien ne peut plus nous contenter.

On est mécontent de soi. Et puis un vague remords se glisse. On pense à sa jeunesse perdue, à tant d’heures lâches, des heures qui ne fondent rien. Ce ne sont pas des idées précises — mais un pincement au cœur qui fait très mal…

Demain, c’est la délivrance. Le capitaine B. doit arriver, et nous allons fuir.


… Sur la route de Mabrouk, vers le nord-ouest. La nuit est claire, baignée de lune. Le capitaine B. et moi, nous nous taisons. Près de nous défilent de grandes masses sombres, et parfois nous croyons marcher dans une avenue royale, bordée de lions… Mais il faut attendre l’aube.

Quand nous repartons dans la douce clarté matinale, nous sommes parmi les dômes arides, en plein milieu de l’archipel où mon rêve, sur la falaise de Char, allait se perdre. Des pitons, des dômes, rien que des formes simples, mais tout cela sans raccords, sans jointures. Ah ! ce pays-ci ne connaît guère l’art de ménager les transitions ! Le sol est d’ocre brûlée, sablé de cailloux, et parfois il y a de grandes bandes de sable, où croît le hâd métallique, poussiéreux, qui a la couleur du chardon. Aux excroissances de rocs, nul revêtement. On chercherait en vain des mousses, des lichens, ou quelque autre adoucissement.

Vers dix heures, nous nous arrêtons pour attendre le soir, et je monte sur le piton au pied duquel nos domestiques ont dressé les tentes.

— Dis-moi, mon ami, comment se nomment ces montagnes ?

Mais, où cela peut-il me mener ? Pendant que, docile, il égrène les noms barbares et doux, ma pensée roule, comme une bille folle, sur le tapis râpé de la plaine.

Un peintre tout occupé d’images, de couleurs, enfin de pittoresque, trouverait peut-être son compte ici. Ainsi Fromentin au Sahel. Mais nous, qui sommes altérés d’histoire et de pensée humaine, comme nous sommes abandonnés ici ! Rien ne nous soutient. Rien ne vient aider nos démarches. Abandonnés à nous-mêmes, nous crions : « Où sont les légendes, ô Terre ? Où sont les héros, et quelles sont les couronnes ? Montre-nous quelque sentier qui nous mène quelque part, nous assure d’un but. » Mais les plaines des Maures n’ont pas de sentiers, et nulle fleur d’histoire n’y a poussé.

Alors, tout nous rejette dans le spirituel, et c’est le ciel qui nous donne le soutien que nous ne pouvons trouver sur la terre.


Le lendemain, 5 avril, nous jetons l’ancre à Mabrouk. Il me fallait attendre des nouvelles de S. et l’endroit était favorable. Nous étions à une heure du puits, là où le sable finit, et avec lui, la pauvre végétation de ce pays. Autour de nous, les montagnes s’étaient resserrées. Vers l’est et vers l’ouest, elles fermaient complètement notre horizon qu’elles dominaient de leurs hautes masses noires, puissantes, rugueuses. Vers le nord, un espace libre, mais plus gris ; nous voyions encore d’autres pitons semblables à d’innombrables termitières géantes.

Je restai dix jours dans ce site austère et magnifique.

Souvent, j’allais dans la montagne. J’y trouvais des gorges resserrées où croissaient de maigres arbustes, des pentes vierges, pelées par le vent, que, seuls, visitaient de loin en loin, les mouflons et les oryx.

Dans ce royaume du silence, je pensais, je ne sais pourquoi, à ce grand silencieux que fut Livingstone. Stanley cite un des préceptes que le solitaire avait coutume de répéter : « N’oublie pas, disait-il, que tu devras rendre compte de toutes tes paroles inutiles. »

Voilà bien le conseil de toute l’Afrique. Ici les bavardages dont on a coutume en Europe, seraient intolérables. A leur fatigue se joindrait le sentiment pénible d’une indécence.


C’est tout naturellement que nous appelons une pensée catholique dans un pays qui n’a pas de pensée propre. Quelle autre matière pourrions-nous jeter dans cette forme vide ? La pauvreté de nos premières écoles nous accable. Ici, il nous faut quelque amour excessif, quelque grand cri dans le désert : Vox clamantis in deserto…

Ce que l’on m’a appris pendant vingt ans, me laisse impuissant vis-à-vis de moi-même. Or, ici, je suis seul avec moi-même.

J’aime à me persuader que ce sol divin appelle la Grâce. N’en ai-je pas fait l’expérience et oublierai-je tant d’heures d’onction, qui ont jalonné ma pauvre route solitaire ? — Deux siècles durant, au troisième et au quatrième, la Grâce donne ses plus belles fleurs dans un désert semblable, la Thébaïde. Et aujourd’hui, c’est elle encore que nous invoquons.

Si belle est la Face de Dieu sur ces Horebs ! Ici, je sens que la Grâce peut jouer à plein, qu’elle est chez elle, sur sa terre d’élection.

Certes, nous voici bien allégés de tout le poids oppressant de la fausse science, de la fausse raison. Vus de loin, nos savants, nos philosophes, ceux qui mènent la cité et dirigent la jeunesse, nous ont paru de pauvres ombres, vides de tout contenu. Ces hommes-là ne sont pas vrais.

Nous, nous voulons une plénitude de vérité, une pensée, non de fiction, mais de réalité. Nous voulons la Vérité — c’est-à-dire, retrouver le mystère du monde, que leur vain orgueil a voulu nier. Nous voulons être plus riches qu’ils n’ont été.

Ils ont peur de l’Absolu. Mais, en Afrique, il n’est point d’âmes tièdes. « Nous accepterons la Vérité, quelle qu’elle soit, vînt-elle même de Dieu », voilà ce que disent ceux qui sont devenus des hommes en Afrique. Et ils ajoutent : « Qui donc nous donnera la Vérité, qui nous mènera du contour apparent des choses à leur essentielle réalité, si ce n’est Dieu ? » En vérité, ils sont des aveugles — mais qui demandent du moins la lumière.

Miserere mei, Domine, fili David ! — Quid tibi vis faciam ? At, ille dixit : Domine, ut videam !

Et, perdus dans l’ombre, ils attendent la Main qui touchera leurs paupières.


Pendant des jours et des années, nous nous sommes baignés dans l’unité du monde, et nous avons dormi sous les étoiles. La solitude, la divine solitude nous a rendus à nous-mêmes, et que de richesses nous y avons retrouvées : rêves de l’Église, promesses d’Israël, mouvements obscurs, palpitations, bruits d’ailes !…

Le grand silence de nos Thébaïdes préparait les voies de la Grâce. Nous voyions une grande avenue bien droite qu’une lumière jeune baignait. Et nous marchions pleins de confiance, ayant oublié nos cités. Mais, moins heureux que les pèlerins d’Emmaüs, nous attendons toujours « la fraction du pain ».

Deum quem in divinae scripturae expositione non cognoverant, in panis fractione cognoscunt. « Ils savaient, dit Saint Grégoire le Grand — et c’est Jésus qui leur avait fait la leçon ! — et pourtant ils restaient dans les ténèbres. Et il a fallu la fraction du pain pour qu’ils reconnussent Jésus, c’est-à-dire toute la Vérité. »

Il me semble que nous savons. Ne nous manque-t-il donc plus que le vrai signe de la reconnaissance, le gage de la certitude : la FRACTION DU PAIN ?

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