Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique
CHAPITRE XII
DANS LE TIRIS
15–25 avril 1912.
Le 15 avril, je faisais mes adieux au capitaine B., que je ne devais plus revoir jusqu’à mon retour en France. Je partais avec une petite escorte pour le campement de S., où je devais prendre le commandement d’une nouvelle unité méhariste. Je n’emmenais avec moi que mes domestiques et quelques partisans, qui tenaient à suivre ma fortune jusqu’au bout. Parmi ceux-ci se trouvaient Sidia Oued Aleïa, son cousin Lazam, El Kounti Oued Daoula, le chef goumier Amoïd Oued Marabot, Brahim Oued Ahmed Chengor — braves gens qui ont pour moi un touchant dévouement, et à qui toutes les routes franchies ensemble m’ont singulièrement attaché.
A Mabrouk, à l’extrémité de l’Azefal, nous nous trouvons au seuil d’une immense région, que je vais être forcé de traverser de l’est à l’ouest. C’est le pays de Tiris, vaste « pénéplaine, dit M. Chudeau, où les seuls reliefs sont des dômes granitiques dans la partie orientale, des crêtes de quartzite dans la partie occidentale ». Il s’étend au nord des dunes de l’Azefal jusqu’à hauteur du massif d’El Akrab au nord et du massif d’Idjil, jusqu’à la région montagneuse de l’Adrar Souttouf, à l’ouest, soit sur deux cents kilomètres carrés environ. Cette immense étendue de graviers, coupée de très faibles dépressions et semée d’un véritable archipel de témoins rocheux, souvent fort élevés, se couvre, dans les années où il a plu, de bons pâturages d’herbes. C’est ainsi qu’à la première reconnaissance du Tiris en 1910, les rapports signalaient la région comme un terrain de parcours excellent pour les animaux. Aujourd’hui, après deux ans de sécheresse, on a peine à trouver de loin en loin quelque emplacement favorable aux troupeaux. Les puits sont assez nombreux, mais souvent éloignés de deux à trois jours de marche. Ils ont une profondeur qui varie entre six et quatorze mètres, et donnent une eau souvent salée.
On devine par cette sèche description, que le Tiris présente l’aspect général d’une nature extrêmement épurée. C’est ainsi que le désert, à mesure que l’on marche vers le nord, se simplifie. La terre se dénude encore, les horizons s’élargissent, s’abaissent pour laisser plus de place au ciel. L’œil n’est plus gêné par rien. Il est tout à la grande lumière du soleil. La terre peu à peu fait place au ciel.
Le 17, nous partîmes de bonne heure. Les cartes portaient soixante-quinze kilomètres entre Arouénit et Bouir el Rzel et, la veille, nous avions fait quarante-cinq kilomètres environ. Je comptais donc qu’il nous restait environ six heures de route pour atteindre le puits. La marche était facile. Nous traversions la plaine du Tiris, et sur le rag dénudé, les chameaux allaient à bonne allure. Mais vers onze heures, la chaleur devint très forte et la marche se ralentit. J’interrogeai le guide. Il me dit que nous étions encore loin du puits. Mais je n’avais pas assez d’eau pour pouvoir camper dans ce désert. Nous continuâmes notre route. Quand je me retournais, je voyais les têtes des hommes qui s’inclinaient, et, courbées sous le soleil, vacillaient… Elles sont de telle maigreur, et si pâles, qu’elles semblent transpercées par la lumière de midi. Images de la force et de la faiblesse. Soumission devant l’astre des jours, image de toute soumission.
A trois heures, nous longeons un petit massif de rochers abrupts. Le puits est proche. La colonne s’arrête en silence, sinon les plaintes rauques des chameaux. Mais encore est-ce un silence lourd de sommeil qu’elles viennent percer, et la noire plaine ne peut pas s’en émouvoir.
Bouiz el Rzel… Le puits est proche le camp. Des hommes, le vêtement serré à la ceinture, halent sur la corde. L’eau est salée. La plaine elle-même a un goût amer. Et seul, notre cœur est de douceur et de reconnaissance.
O terre, ô Dieu, que je voudrais vous remercier !… Il faut prier. Mon être se fond devant l’espace. Le Père du Ciel est là, du fond du ciel. A chaque étape nouvelle, l’on voudrait crier vers lui, et que ce cri aille aussi loin en descendant en nous, et aussi loin en montant vers lui.
Toutes nos épreuves sont bénies. Tous nos instants sont lourds, sont gonflés de bénédiction, et ils s’écoulent dans le silence de Dieu.
Prier, ce serait jeter l’ancre dans cet océan de béatitude. Mais il faut des livres qui sachent prier, et non plus seulement un cœur qui sache prier. Car le cœur est impuissant devant Dieu.
Quoi ? ce gonflement d’amour ne suffit-il point ? Cet abandonnement d’amour, ce pur épanchement ?… Faut-il donc des mots précis, des formes sensibles, quelques modes d’oraison apprise ?
Après un jour de repos, je repars vers l’ouest. Devant nous se dressent des crêtes de quartzite ; c’est le massif d’Aoussirt, sur lequel nos yeux restent fixés toute la matinée du 19. A droite et à gauche, d’autres îlots rocheux dominent la plaine, et le regard se perd dans ce noir archipel ceint du flot noir des pierres.
Nous recoupons les traces d’une centaine de chameaux qui se dirigent vers le nord. Ce sont sans doute des Regueïbat récemment partis en dissidence. Je lance quelques hommes sur cette piste… Aoussirt, qui semblait proche ce matin, s’éloigne à mesure que nous marchons vers lui. Vers dix heures, la montagne danse dans le soleil, et son pied ne se voit plus, dans le tremblement de l’air. L’horizon se peuple de formes étranges, stalactites solaires, colonnes de lumière, prismes changeants. Le mirage charge d’illusions la terre de toutes les réalités.
Je comprends comment la nature nous éloigne de la nature. Ici, dans la terre enfant, dont les artifices mêmes sont de toute naïveté, je devrais ne suivre que cette lumière naturelle qui est en moi — et, par la force naturelle de mon cœur, m’unir à Dieu. Mais non ! Car ceci même est une contradiction. Moi, être fini, je ne puis atteindre l’infini par mes propres forces, et je le sais bien, quand je reste, frappé d’impuissance, devant mon cœur qui va trop loin, franchit trop de vierge espace.
Donc, il m’est absolument impossible, dans ma faiblesse, d’atteindre ce qui dépasse toute force humaine ; dans ma nature, d’atteindre le surnaturel. Absolument impossible — en dehors des signes que Dieu lui-même m’a envoyés pour le connaître. Car si, hors de ces signes, je pouvais connaître Dieu, ce serait que je serais Dieu moi-même.
En effet, je rentre en moi aujourd’hui. J’y vois la parfaite ignorance de Dieu, et pourtant le désir de lui. Preuve admirable ! Car si je le connaissais en dehors de sa révélation, ce serait donc qu’il serait humain — et non plus Dieu.
J’arrive à une clarté insoutenable. Le mirage se dissipe — et c’est pour que je sois aveuglé de lumière. Si je la découvre, c’est pour ne pouvoir plus la supporter.
Il faut pourtant aller jusqu’au bout, puisque j’ai fait vœu d’être sincère. Donc — et mon sentiment est ici conforme à ma raison — sans des signes, je ne puis pas connaître cet être inouï, que rien d’humain ne peut me représenter, unique en trois personnes, invisible et partout présent, maître du temps et pourtant hors du temps, infigurable et pourtant réel. Mais, au contraire, avec des signes — pourvu qu’ils soient révélés — nous pouvons joindre cet ordre surnaturel, et même, pour les Sacrements, être intimement liés à ce surnaturel, et, en tant que nous les recevons, participer de Dieu lui-même. Il faut que l’infini descende jusqu’à nous, se fasse fini pour nous, et ce n’est pas à nous de le limiter, mais lui seul doit venir à nous, pour que nous soyons exaltés jusqu’à lui.
Donc Dieu n’est connu que s’il nous envoie les moyens de le connaître. C’est l’erreur des musulmans de vouloir l’atteindre par des moyens naturels, et le tort de Mahomet est d’être Envoyé, non point Dieu.
Les actes symboliques sont révélés, ou ils ne sont rien. Mais s’ils ne sont rien, Dieu m’échappe. Il faut que les déistes de toutes les sortes y viennent : ou Dieu n’est pas, ou il n’est connu que par la révélation, et il n’est de révélation que dans l’Église catholique. Les musulmans s’arrêtent au désir naturel de Dieu, et je les vois très justement dans l’état où je suis, désirant Dieu par la simple lumière de la raison et ne le possédant pas. Le point où j’en suis me rend compte très exactement du point où ils en sont.
Quelle que soit ma bonne intention, si droit que soit mon désir, j’arrive à une impasse. Ici, abandonné de tout, je sens l’insuffisance du moyen humain, l’insuffisance de mon propre cœur. J’en suis sûr, un épanchement de l’âme, si pur soit-il, ne peut atteindre que mon âme. Une pensée humaine, si élevée soit-elle, ne peut connaître ce qui, par définition, est hors de la pensée humaine.
Et, par le même travail, l’ordre divin ne peut être saisi par un ordre divin, si quelque forme sensible ne s’y mêle. Il faut donc, pour saisir l’ordre divin, un ordre humain qui procède de l’ordre divin, un symbole. C’est la prière, jusqu’à sa forme la plus parfaite, la Sainte Messe.
Le 20, en route sur Areïlass. Je vois la France pleine de prières. Les portiques des temples sont ouverts, et au fond, dans un soleil d’or, brille le Saint-Sacrement. La foule noire, immobile, est prosternée, et un pontife, alourdi par les châles divins, entre dans la nuée… Chère France, celle qui prie et non celle qui blasphème, celle qui est soumise et non celle qui se révolte, chère France, meilleure que moi, chère France prosternée, c’est maintenant que je t’aime. C’est maintenant que je t’attends. C’est maintenant que j’attends et que je me soumets, non plus seulement soldat soumis, mais chrétien soumis, et tel désormais dans le divin que dans l’humain.
L’attente est longue. Elle fait frissonner de regret. Elle est ardente et pourtant calme. Elle est avide de Jésus-Christ et pourtant patiente. Je sens bien que mon élan est beau, mais je sens aussi qu’il n’étreint que le vide. Mes bras se tendent et n’embrassent rien. Il faut une médiation.
Par une nuit claire, au puits d’Areïlass. La lune éclaire des groupes de chameaux qui dressent le col et l’abaissent. Toute la petite troupe est là, une dizaine d’hommes qui tirent de l’eau du puits, et moi, assis sur un rocher, j’écoute si quelque bruit ne viendrait pas du large, de la lune peut-être… Je pense au silence, et que c’est en lui que s’entend le verbe de Dieu. Voici donc une nouvelle preuve. Car le peu que je connais de Dieu, c’est encore par quelques moyens humains, par quelques vertus spéciales qu’il a plu à Dieu d’établir sur cette terre. La charité parfaite ne peut se concevoir sans l’aide de la prière, des Sacrements. Mais le désir lui-même de la charité, il faut encore quelque moyen naturel pour l’obtenir. Là encore, il faut une médiation. Il faut certaines vertus divines, et pourtant accessibles, pour posséder le désir.
Et d’abord, le silence. Point de désir de Dieu sans le silence. Ainsi déjà, le peu de bien que j’ai en moi, je suis forcé de le reporter hors de moi. J’imagine bien qu’un chrétien, lorsqu’à la Communion, son Dieu s’avance vers lui, lui reporte tout l’amour qu’il en reçoit. Mais en moi-même, ce faible désir vacillant que je ressens, déjà il a pour cause une grâce spéciale, qu’il a plu à Dieu de répandre sur cette terre. Moyen imparfait, puisqu’il ne donne que le désir, si quelqu’une des formes qu’il a instituées par son Église, vient à manquer. Ainsi commencent de s’établir l’ordre, l’harmonie chrétienne.
La paix intérieure, l’attente, l’attention, la parfaite réserve, sont les dons de cette terre discrète, et ils sont les annonciateurs du Verbe divin. Grâce à ce silence auquel nous sommes contraints, la moindre bonne volonté, le moindre bon mouvement de notre part sont tournés à notre profit. Si loin que nous soyons de la parfaite connaissance, abandonnons-nous un instant à ce silence, profitons-en, l’éclair d’un instant, pour descendre en nous-mêmes, et déjà nous sentons que nous devenons plus attentifs à Dieu. Plus même, c’est déjà presque un avant-goût de Dieu que nous avons dans le silence. Et qui sait même si ce silence de l’Afrique n’est pas une intention spéciale, une institution particulière destinée à remplacer les moyens dont le Père Céleste a coutume de se servir à notre endroit ?
Et ensuite, la pauvreté. Car nous sommes des pauvres, et cette pauvreté nous a été envoyée. Or, rien ne nous avance dans la vie spirituelle comme de vivre d’une poignée de riz par jour et d’un peu d’eau salée. Un homme raisonnable peut très bien penser que les mortifications de certains religieux sont excès de zèle. Mais ici, il faut se rendre, reconnaître que rien ne prépare une âme à recevoir son Dieu que de la vider de tout plaisir sensible. Tout naturellement, la pensée de l’éternel naît d’un cœur d’où tout l’éphémère de la vie a été chassé, qui n’a plus de désir que de la croix de son Dieu.
Voici donc un nouveau don de Dieu par l’Afrique. Là encore, il faut savoir utiliser. Mais comme la tâche est aisée ! Je sens que le moindre bon mouvement m’est compté.
Esurientes implevit bonis. C’est la devise du Sahara. Il n’est pas douteux que les Maures eux-mêmes ne soient aidés, dans leur désir de Dieu, par leur extrême dénuement, et l’ascétisme est encore aujourd’hui l’une des plus belles fleurs spirituelles du désert. Dieu nous donne la pauvreté. A nous de savoir la prendre, et que nos heures de jeûne ne nous soient point à perte.
Mais déjà, par la seule misère, comme tout à l’heure par le seul silence, nous nous sentons portés très loin, aussi loin que peuvent mener les moyens naturels. Nous sommes vraiment au seuil de Dieu.
J’ai franchi rapidement les treize heures de marche qui séparent Areïlass de Matalla. Notre route s’est faite dans une vraie tourmente de sable. Le 21 au soir, je me suis arrêté dans un rag dénudé où le vent hurlait. Nous n’avons pu que nous rouler dans nos couvertures et nous étendre sur le sol, balayé des souffles du nord. Nous étions près de quelques arbres égarés dans la plaine, mais si maigres que la rafale ne trouvait même pas de prise sur eux. Et nous-mêmes n’étions rien, prostrés par terre et attendant la fin.
C’était le lendemain que je devais retrouver S. Et je pensais qu’il fallait bien que ma route solitaire s’achevât sur cette belle heure romantique.
Ce soir-là, j’ai vraiment senti ma solitude. Qui sait mes rêves, mes désirs d’amour ? Qui connaît ma force et ma faiblesse ? Déjà je suis bien loin de ces pauvres enfants égarés qui se pressent près de moi, dans l’ombre de la nuit mauvaise…
O mon Dieu ! La terre même des Infidèles devient un instrument de votre miséricorde. Les vertus que vous y avez mises deviennent une raison d’espérer. O terre auxiliatrice ! O Dieu ! l’une dans la main de l’autre, comme le globe dans la main de l’Empereur, donnez-moi d’être un enfant devant vous, et de pouvoir manger le pain de votre force…
A Matalla, dans un petit carré d’herbes vertes enclos de rocs, j’ai trouvé la section de S. Elle est commandée pour l’instant par un sous-officier, car S. est parti pour Port-Étienne. J’apprends que le 16, vers cinq heures du soir, un medjbour s’est approché du camp et a volé une trentaine de chameaux. Un sous-officier est parti le jour même à sa poursuite. Il me faut attendre le retour de nos patrouilles, avant de prendre une décision.
Le 24, le sous-officier rentre au camp, sans avoir pu atteindre les pillards. Il a poussé jusqu’à 70 kilomètres au nord de Ténouaka. Le lendemain, la patrouille de Maures que j’avais envoyée sur les traces des campements en fuite, rentre également après avoir poussé fort loin dans le nord. Elle confirme le départ en dissidence d’un grand nombre de tentes Regueïbat.
Le retour des patrouilles me rend plus libre de mes mouvements. Je vais en profiter pour aller au-devant de S.
Il faut donc que je continue encore ma route solitaire. N’est-ce point une grâce spéciale que je reçois, que cette solitude obstinée, qui me laisse face à face avec l’éternité ? Oh ! profitons jalousement des heures de recueillement qui nous sont comptées. Utilisons en avares ces purs instants de liberté, puisque c’est dans la seule liberté que l’on sait devenir esclaves…