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Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique

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CHAPITRE XIII
VOYAGE A PORT-ÉTIENNE

25 avril 1912–16 mai 1912.

Le 25 avril, je quittai le puits de Matalla, avec une dizaine de Maures, fidèles compagnons de mes routes. Mon intention était de marcher dans le sud-ouest, jusqu’à ma rencontre avec S., sous les ordres duquel j’avais été placé.

Le même jour, je traversai de l’est à l’ouest l’Adrar Souttouf. Il faut se représenter cette région comme un plateau peu élevé, très découpé et dominé par des chaînes de quartzite à arêtes vives, généralement orientées du sud-ouest au nord-est. La végétation est naturellement très peu abondante. Pourtant, dans les bas-fonds, on trouve des herbes et des arbres maigres, qui sont pourtant une rareté dans ces régions déshéritées.

Après une journée de marche parmi les pierres noires de ces paysages rugueux, j’arrivai au puits de Bou Gouffa et me couchai, les membres engourdis de fatigue, sous les étoiles amies.

Le lendemain, le réveil fut charmant. Je me trouvais dans une sorte de lande bretonne, où poussaient à l’envi des touffes de plants dont le vert pâle rappelait les bruyères de mon pays. Une rosée abondante couvrait le sol. Devant moi, j’apercevais les sombres dentelures de l’Adrar Souttouf, couronnées de brumes légères. L’air était allégé, décanté dans les laboratoires du matin et il nous apportait, en brises tièdes, des parfums de terre mouillée. Quelques gouttes de pluie tombèrent dans le silence. Nous assistions à une scène de la naissance du monde.

Comme je contemplais ce spectacle, Sidia s’approcha de moi, et, faisant un grand geste vers l’horizon, ému, transfiguré, il me dit :

— Dieu est grand !

… Oh ! comme ce mot me fit du bien ! Je connaissais enfin que ma joie n’était pas la création d’un touriste en quête de sensations, ou l’illusion d’un civilisé. Lui aussi, le petit barbare, il frémissait devant la beauté des choses, et devant le soleil qui se levait, nous étions, lui et moi, le même homme.


Jéloua. — Je me suis arrêté longtemps dans le cimetière, et avec Sidia, j’ai déchiffré les inscriptions écrites en belles lettres arabes.

« Ci-gît Maryam, fille de Beyhé, fils d’Ali, fils d’Haybé, fils de Saké, fils d’Ali Nabi Ré, fils d’El Mahtav, fils d’Haybou. »

« Ci-gît Mohammed el Bokhary, fils d’El Filali, fils d’Ahmed Moskel, fils de Bari Kallah, fils de Bazeïd el Yakhouï, fils de Jaffria el Machoumihé. Que la bénédiction de Dieu soit sur lui ! »

Ce Jaffria el Machoumihé nous transporterait à peu près dans la première moitié du XVIIIe siècle. Mais il doit être en réalité beaucoup plus ancien, car les Maures, dans leurs généalogies, sautent volontiers des échelons et ne citent que les ancêtres dont le nom est illustre.

Ces cimetières maures sont toujours placés dans les endroits les plus arides et les plus désolés. Celui de Jéloua, dans son immense horizon de pierrailles, nous rappelle qu’il y a pourtant des hommes dans ces régions sinistres de l’Adrar Souttouf. Toutes ces tombes appartiennent aux Bari Kallah, tribu de marabouts qui furent autrefois de riches propriétaires d’animaux, et à qui l’on doit l’ouverture de la plupart des puits du Tiris et du Zemoul.

J’ai remarqué, parmi les pierres qui entourent les tumuli, des piquets de tente, des pilons, objets confiés à la garde des morts, car jamais un Musulman ne volera un objet laissé dans un cimetière.

Le 25, j’entrai avec mes compagnons dans l’Aguerguer, plat pays de cailloux blancs, de sables blancs, parsemé de dômes de sable étincelants. Nos chameaux y trouvaient à grand’peine un peu de nsid, un peu d’askaf sec. « O pays de clarté, pensais-je, pays faits à la gloire du soleil, pays faits à l’intention du soleil, solitudes troublées de loin en loin par le passage de quelques méharas ou la fuite d’un campement, quelle figure faisons-nous parmi toi ? Ce n’est pas sans raison que l’Islam a horreur de la représentation humaine. La terre aussi… »

J’arrivai le 29, après quelques recherches, au puits de Bir Gueudouze. Il est très difficile à trouver. Les Français qui y sont passés avant moi, c’est-à-dire Dufour en 1910 et Schmitt en 1911, s’y sont perdus. Il est certain qu’il faut un guide habile pour trouver dans une telle uniformité de landes, une bouche de puits d’un mètre de diamètre !

Au puits, je vis les traces de S., qui dataient de l’avant-veille. Je ne pouvais pas songer à le rattraper, et comme mes hommes n’avaient plus de vivres, je résolus de pousser jusqu’à Port-Étienne — une bonne étape de cent vingt kilomètres.

Je franchis cette distance en un jour et demi. A mesure que j’approchais de la mer, je sentais croître mon excitation. Je chantais, je riais, je plaisantais avec mes partisans. Je traversais un pays qui ressemblait à ces terrains de démolition, que l’on voit aux faubourgs des villes, terrains vagues, chargés de gravats blancs, hachés de fossés et d’excavations. Les Maures l’appellent le Korban. Dans les rags de sable qui bordent les soulèvements calcaires de cette région, j’apercevais parfois des fuites de gazelles au galop élastique, et qui détournaient la tête vers nous, comme dans les tableaux des primitifs.

Je trouvai quelques arbres pour la halte méridienne. Mais je m’arrêtai sans plaisir et repartis, dès que nous eûmes mangé notre riz. Je marchai alors dans de grands couloirs de dunes mouvantes, sans végétation, qui me conduisirent au bord d’une immense Sebkhra. Elle étalait vers le sud, jusqu’au bout de l’horizon, son tapis noir et uni. Mais vers l’ouest, elle était bordée de hauteurs mamelonnées qui prenaient dans la nuit claire et froide, d’étranges formes. Je reconnus alors que mon guide s’était trompé et avait trop appuyé vers le nord. Je lui donnai l’ordre de longer les escarpements de la Sebkhra, mais à huit heures, la marche était devenue si incertaine et difficile que nous dûmes nous arrêter.

Le lendemain, peu de temps après le départ, j’apercevais à l’horizon de la Sebkhra une ligne sombre. C’était la mer ! Je pris le trot, exalté par les odeurs qui déjà nous arrivaient du fond du golfe. Une heure après, les contours vagues d’une grève immense se dessinaient. Tout au fond, la mer scintillait. Elle semblait s’étaler en des formes qu’on ne comprenait pas. La côte elle-même, mal dessinée, achevait de donner à ce spectacle un aspect de confusion grandiose. Mais, à la baie de l’Étoile où nous arrivâmes à neuf heures, nous trouvâmes le repos. Nous étions tous charmés, les Maures et moi, par la précision extrême des lignes, par l’harmonie parfaite de cette anse qui, succédant aux tristesses molles de la lagune, nous emplissait l’âme de paix et de bonheur. De petites vagues venaient mourir sur le sable fin et, à peu de distance du rivage, on voyait des marsouins bondir au-dessus de la mer bleue, ou d’immenses cormorans se poser délicatement sur les vagues. Je ressentais en moi l’enthousiasme de Chateaubriand, quand il dit du Lido :

« Les vagues que je retrouvais ont été partout mes fidèles compagnes ; ainsi que des jeunes filles se tenant par la main dans une ronde, elles m’avaient entouré à ma naissance ; je saluai ces berceuses de ma couche. Je me promenai au limbe des flots, écoutant leur bruit dolent, familier et doux à mon oreille. Souvent je m’arrêtai pour contempler l’immensité pélagienne ; un mât, un nuage, c’était assez pour éveiller mes souvenirs. »


Port-Étienne, son désordre et son abandon m’ont fait la plus triste impression. La terre, d’un ton sale, incertain, ondule sans grâce. Sa rudesse est sans majesté. Pourtant, il reste la mer qui fait une belle couronne d’azur profond à cette poussière. J. m’a emmené voir les anciennes pêcheries Villemorin. Nous avons traversé des terrains vagues, longé des rails de wagonnets. Sur le sol, des détritus, des tessons de bouteilles témoignaient que j’avais retrouvé la civilisation.

En route, nous nous sommes arrêtés un instant à l’appareil distillatoire. Je reconnus que le bruit de la machine à vapeur faisait une musique assez singulière dans ce paysage africain. Mais ce ne sont pas des sensations aussi heurtées que je suis venu chercher. J’ai préféré la longue station que nous fîmes sur la plage étroite où nous arrivâmes après une demi-heure de marche. Devant nous, des barques se balançaient mollement, et plus loin on voyait une grande carène abandonnée.

Nous avons rencontré, sur cette grève, des pêcheurs espagnols qui halaient sur le sable de lourds filets chargés de poissons. J’entends encore leurs cris gutturaux : « Ala ! Ala ! A la riva ! » De larges mouvements ordonnés, dans un soleil tiède qu’adoucissait encore la brise du large.

Aux pêcheries, nous avons trouvé un aimable Breton, M. Lemée, seul occupant des vastes locaux qui n’ont connu qu’une activité éphémère. Les pêcheries, luxueusement établies, ont fait faillite et le Gouvernement a racheté, il y a deux ans, les installations faites à grands frais sur cette terre inhospitalière. Rien de plus morne que ces grands hangars, ces séchoirs, ces vastes communs, ces maisons démontables qui ne connaîtront même jamais la beauté des ruines. Mais M. Lemée y mettait de la vie, en nous contant ses grands voyages faits, en compagnie du savant M. Gruvel, sur les côtes de l’Angola et du Sud-Afrique…

Pendant le retour au poste, nous voyions ce qu’il y a de plus beau à Port-Étienne : les quatre grands pylones de la télégraphie sans fil, beauté moderne, scientifique, beauté métallique, grêle et forte tout ensemble, beauté faite de précision, et qui sait aussi nous faire rêver.


Tandis que le capitaine M. « causait » avec un paquebot passant au large, je montrais à Sidia les immenses étincelles dont les détonations se mêlaient au ronflement régulier du moteur.

— Tu vois, lui disais-je, les Maures sont fous de vouloir résister à des gens aussi riches et aussi puissants que les Français.

Sidia reste un moment silencieux, puis il me dit cette phrase inouïe :

— Oui, vous autres, Français, vous avez le royaume de la terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du Ciel !

Il me semble que de telles phrases projettent une vive lumière sur toute une façon de sentir, de voir la vie. J’ai rencontré dans les cailloux du Tagant d’admirables ascètes qui m’évoquaient exactement le moine Paphnuce. Mais jamais le fond de rêverie mystique de la race, ne m’est apparu de façon plus claire qu’aujourd’hui.

J’ai fait un assez triste retour sur moi-même. Voilà donc l’idée que ces Maures ont de nous, après cinq ans d’occupation ! Je voulais dire à Sidia : « Tu te trompes : tu as ton Dieu, et j’ai le mien. Tu as ton prophète, et j’ai le mien qui est fils de Dieu, qui a été crucifié, et qui est assis aujourd’hui à la droite de son Père. » Mais j’ai le sentiment que je l’étonnerais sans profit.

Quelques jours après, pensant à Sidia, j’écrivais au vénérable évêque de Sénégambie, Mgr Jalabert : « Depuis six ans que j’ai fait connaissance avec les Musulmans d’Afrique, je me suis rendu compte de la folie de certains modernes, qui veulent séparer la race française de la religion qui l’a faite ce qu’elle est et d’où vient toute sa grandeur. Auprès de gens aussi portés à la méditation métaphysique que les musulmans du Sahara, cette erreur peut avoir de funestes conséquences. J’en ai acquis la conviction : nous ne paraîtrons grands auprès d’eux qu’autant qu’ils connaîtront la grandeur de notre religion. Nous ne nous imposerons à eux qu’autant que la puissance de notre foi s’imposera à leur regard. Certes, nous n’avons plus les âmes des Croisés, et ce n’est pas à la pensée d’aller combattre l’Infidèle qu’un officier, désigné pour le Tchad ou l’Adrar, va se réjouir. Pourtant, j’ai vu des camarades qui dans leurs conversations avec les Maures, souriaient des choses divines et faisaient profession d’athéisme. Ils ne se rendaient pas compte de combien ils faisaient reculer notre cause et de combien, en abaissant leur religion, ils abaissaient leur race même. Car, pour le Maure, France et Chrétienté ne font qu’un. Ne nous appellent-ils pas « Nazaréens » plus volontiers que « Français » ? Et c’est une chose étrange que ce soient eux qui viennent sur ce point nous éclairer sur nous-mêmes et nous donner une leçon. — J’ignore le nombre de musulmans qu’a convertis le vénérable et illustre Père de Foucauld dans le Sahara septentrional. Mais je suis assuré qu’il a plus fait pour asseoir notre domination dans ce pays que tous nos administrateurs civils et militaires. Ce serait un beau rêve que de souhaiter des âmes de missionnaires à tous les officiers sahariens. Mais nous ferons de la politique française, le jour où, respectueux des croyances de nos Berbères, nous resterons fervents dans les nôtres, le jour enfin où ces musulmans verront à Saint-Louis et à Dakar, quand ils s’y rendront, la beauté de nos temples et le nombre des fidèles qui s’y rendent. »


J’écrivais à Mgr Jalabert dans un véritable sentiment d’exaltation. Mais, la fièvre tombée, je suis forcé de le reconnaître : nous sommes tellement enlizés dans la plus abjecte des civilisations, que le mot cruel de Sidia a bien quelque apparence de vérité. Suis-je capable de ces longues méditations qui nous tirent violemment hors du monde sensible, et auprès desquelles la réalité devient une poussière fade et incolore ?

Le sentiment de la patrie nous mène fatalement à chérir l’idée religieuse. Comment séparer l’un de l’autre, quand ils furent les deux mobiles qui se mêlèrent intimement dans les âmes de nos pères ?

La fille aînée de l’Église. Il y a peut-être aussi la fille aînée de l’Islam. Nous, nous sommes la fille aînée de l’Église. Ainsi le veut l’ordre français. Gesta Dei per Francos. On peut le regretter, mais on ne peut changer l’ordonnance française.

Ce n’est pas en vain que la maison de France découle d’un Saint, que la filiation directe remonte à un Saint. Nous n’y pouvons rien, nous sommes engagés, enroutés. La France fait son salut malgré elle. Au pied de l’arbre français, nous avons un Saint, qui intercède pour toute la maison de France. Et comment séparerons-nous la maison de France de la France elle-même, la France elle-même de ceux qui l’ont faite ?

Mais après cette reconnaissance, nous sommes forcés de nous arrêter. Moi-même qui ai ressenti si profondément l’offense de Sidia, que suis-je dans le domaine du Spirituel ? Où est ma foi ? Où sont mes œuvres pour la mériter ? Et même, dans ce particulier domaine du Spirituel, quelle figure fais-je à côté de Sidia ?


J’ai eu beaucoup de peine à retrouver Bir Gueudouze au retour. Après avoir marché tout le jour, mon guide se déclara perdu et je m’arrêtai dans une sorte de large dépression où quelques arbres maigres tordaient, à une faible hauteur du sol, leurs bras décharnés. Ces pauvres branchages nous mirent pourtant un peu à l’abri du vent d’est, qui balayait sans pitié cette misérable terre. Le lendemain matin, j’envoyai deux de mes hommes à la recherche du puits où j’avais laissé, à l’aller, une partie du détachement et mes bagages. Nous n’avions plus une goutte d’eau, et la journée nous parut longue. Heureusement, vers le soir, mes deux hommes parurent. Après avoir erré toute la journée, ils avaient fini par découvrir le puits : il ne se trouvait qu’à une heure de l’endroit où nous étions ! Nous y arrivâmes une heure avant minuit et je retrouvai mes hommes avec plaisir. L’un d’eux me raconta l’arrivée du guide, après sa longue recherche. « Il était si fatigué, si altéré, me disait-il, que j’ai dû le descendre moi-même de son chameau. » Mais je crois que sa fatigue venait surtout de la peur qu’il avait eue de ne pouvoir trouver l’eau.

Au départ de Bir Gueudouze, je décidai de brûler Jéloua et de me diriger directement sur Bou Gouffa. Le premier jour, la chaleur devint étrangement lourde. L’air s’immobilisait totalement. L’éther se chargea d’une fine poussière jaune, emplie d’éclatante lumière solaire. Le lendemain, la chaleur devint si torride que je craignis fort de laisser en route quelques-uns de mes animaux. Nous avions la sensation exacte d’un couvercle de plomb qui se serait abattu sur nous. J’essayai de ne marcher que la nuit. Malheureusement, la lune et les étoiles étaient cachées par la brume, ce qui rendait la direction très difficile.

Le 8 mai, dans le petit jour, j’arrêtai mes hommes pour leur laisser faire la prière du « fedjer ». Nous marchions déjà depuis deux heures. L’immense plaine se taisait, comme si la vie du monde eût été suspendue. Jamais je n’avais vu la terre des Maures aussi empreinte de solennité. Bientôt le gros disque fuligineux du soleil sortit des brumes de l’horizon, et déjà, au bas de sa course, il répandait d’immenses nappes de lumière cuivreuse qui fatiguait le regard. Nous nous remîmes en marche, et peu de temps après, nous voyions les premières hauteurs de l’Adrar Souttouf, qui se dessinaient toutes proches de nous. Nous traversions de larges ondulations pierreuses, tandis que nous apercevions encore, à notre droite, les dômes sablonneux de l’Aguerguer. Enfin, à dix heures, nous nous arrêtions au puits de Bou Gouffa où, quelques jours auparavant, j’avais eu un si joli réveil.

Il serait dit que pendant tout ce voyage, la Providence me serait rigoureuse. J’étais reparti le soir même pour Matalla où je comptais retrouver S. Mais, à dix heures, nous nous trouvâmes pris entre deux hautes parois de rochers. Dans la nuit noire, nos chameaux n’avançaient qu’avec peine. De tous côtés, des éboulis de rocs, dont nous étions les prisonniers. Parfois, nous déchirions nos burnous aux épines d’un arbre accroché au flanc des rocs, comme en un tableau de Ruysdaël. Nous étions perdus dans les gorges de l’Adrar Souttouf, là où sans doute aucun être humain n’avait encore passé, parmi les solitudes sauvages que trouble seul de loin en loin le passage d’un mouflon solitaire. Cette pensée qui me vint à ce moment, me grisait légèrement et, sans songer à ma situation, je m’abandonnais à l’influence de ce lieu tragique. Pourtant, il fallait aviser, c’est-à-dire trouver un endroit où nos chameaux pussent « baraquer ». Je pris la tête de la petite colonne et je descendis une pente très raide, mais heureusement sablonneuse. Au bas se trouvait un fond d’« oued » étroitement resserré entre des rochers abrupts. C’est là que je m’arrêtai en attendant l’aurore. Comme je m’étendais sur le sable, je vis apparaître, derrière les brumes du ciel, les quatre étoiles de la tête du Scorpion qui me permettaient de m’orienter. J’appelai Sidia et lui montrai ma découverte.

— Oui, me dit-il, avec un calme imperturbable, nous avons marché trop au sud et je crois que nous sommes dans la Koudia el Ghenem…

Ce détour ne me fit arriver qu’à deux heures après midi, le lendemain, à Matalla. J’y trouvai un mot laissé par S., à la bouche du puits. Le mot, daté de l’avant-veille, disait que le groupe partait pour Zoug, à cent dix kilomètres dans le sud.


A Matalla, je passai quelques jours dans un extrême dénuement. Je n’avais plus rien à manger, et la provision de riz de mes hommes commençait elle-même à s’épuiser. Comme abri, je n’avais que l’arbre unique, qui dresse près du puits sa maigre frondaison. Nos seuls compagnons étaient des compagnies de corbeaux qui venaient se poser en cercle sur le rebord du puits. Assis gravement comme un conseil d’anciens, ils ne s’effrayaient même pas de notre approche… Parfois aussi, nous voyions un chacal fuir sournoisement de son trot effilé, les oreilles droites.

Malgré cette grande pauvreté, je n’ai pas conservé un mauvais souvenir des heures que je passai à Matalla, en attendant l’arrivée de mes bagages laissés en arrière. Ce furent des heures de douce rêverie, de vie ralentie, où défilaient avec paresse les mille beautés que j’avais entrevues dans mes voyages. Je ressentais bien qu’il m’en restait une sorte de malaise, et je souffrais de ne pouvoir mettre un peu d’unité dans cette dispersion. Mais je me disais :

« Il sera temps de me désoler, lorsque j’aurai retrouvé la froide Europe. Maintenant, laissons agir le silence. C’est un grand maître de vérité. »

Ces grands espaces de silence qui traversent ma vie, je leur dois bien tout ce que je puis avoir de bon en moi. Malheur à ceux qui n’ont pas connu le silence ! Le silence qui fait du mal et qui fait du bien, qui fait du bien avec le même mal ! Le silence qui coule comme un grand fleuve sans écueils, comme une belle rivière, pleine jusqu’au bord, égale !… Bien souvent, il est venu vers moi, comme un maître bien-aimé, et il semblait un peu de ciel qui descendait vers l’homme pour le rendre meilleur. Par nappes immenses, il venait du Ciel, des grands espaces interstellaires, des parages sans remous de la lune froide. Il venait de derrière les espaces, de par delà les temps — d’avant que furent les mondes et de là où les mondes ne sont plus… Alors, je m’arrêtais, plein d’amour et de respect. Car le silence est aussi le maître de l’amour.

L’absence de bruits est un grand repos. Mais le silence est plus. C’est une grande plaine d’Afrique où l’aigre vent tournoie, c’est l’Océan Indien, la nuit, sous les étoiles… C’était le silence qu’écoutait Pascal dans les nuits de Port-Royal, et c’est lui que parfois nous avons retrouvé dans les solitudes de l’Afrique. Nous connaissions à ces moments-là, que c’était, hélas ! la seule chose qui nous vînt de Dieu.

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