Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique
CHAPITRE XV
RECONNAISSANCE SUR TAGNEDEST
La reconnaissance que j’entrepris en juillet, avait pour but de surveiller la région de Tagnedest, toute proche de l’Océan, d’assurer ainsi la protection d’un lourd convoi de vivres, que le Résident de l’Adrar avait envoyé sur Port-Étienne, et, par ailleurs, de faire plus ample connaissance avec une région qui n’avait encore été explorée, je pense, que par le lieutenant S. J’avais avec moi un sous-officier français, quarante tirailleurs, une vingtaine de partisans maures et quelques bergers. Point ou peu de bagages. Les hommes portaient leurs vivres sur eux, à côté de leurs selles. Ces vivres étaient réduits au strict minimum. Pour mon usage personnel, je n’avais que du riz, et un peu de café, sans sucre. Mais comme un convoi de vivres était annoncé d’Atar, il fut convenu que le partisan El Kounti nous apporterait à Bou Gouffa, le complément de notre ration pour un mois. C’était le temps qui avait été prévu pour la reconnaissance.
Quand je quittai Zoug, la chaleur était accablante. Pourtant, je n’y pensais guère et je m’abandonnais à ce sentiment de pleine liberté que l’on éprouve, lorsque — portant toutes ses richesses avec soi et ne dépendant plus que de Dieu seul — l’on se lance dans le désert, comme en un pacifique océan… Oui, vraiment, j’étais comme le capitaine à son bord, ne comptant plus sur les hommes et s’en remettant à son étoile…
Il nous fallut d’abord traverser le Tiris. C’était la deuxième fois que je franchissais cette aride région, où plusieurs années de sécheresse avaient brûlé les moindres herbes — ce vrai monde de la pénitence, sur qui semblait s’appesantir un châtiment. Bientôt nous aperçûmes les hauteurs de l’Adrar Souttouf, où j’avais passé de si belles heures lors de mon voyage à Port-Étienne. Nous entrâmes dans le massif de plain pied, au sortir de la plaine nue qui en marque la limite vers l’orient. Ce massif n’est, à vrai dire, qu’une faible boursouflure d’origine métamorphique, mais il est parsemé de chaînes de quartzite qui l’encombrent de leur désordre, et lui donnent l’aspect le plus sauvage du monde. De l’est à l’ouest, la traversée de cette région pierreuse ne prend qu’une forte étape. De l’autre côté, l’on arrive tout de suite au puits de Bou Gouffa, que ceint une étroite couronne d’herbes grises et médiocres.
En y arrivant, le 23 juillet, mon premier soin fut d’envoyer une patrouille dans les campements Bari Kalla de Tajanit. J’appris, au retour de cette patrouille, qu’un razzi d’une trentaine d’Ouled Délim était passé, il y avait sept jours, à Tajanit, se dirigeant vers le sud, dans le but sans doute de piller les campements de l’Agneïtir. D’après mes calculs, ce razzi devait passer le 26 au puits de Togba, à quatre-vingts kilomètres au nord de l’endroit où nous étions. Je pensais qu’il ferait de l’eau soit à ce puits de Togba, soit à Bou Gouffa même, et je décidai d’envoyer à Togba mon sous-officier, avec la moitié du détachement. Je lui donnai rendez-vous, l’affaire terminée, à Tagnedest.
J’étais étonné de ne pas voir apparaître Kounti avec les vivres annoncés, mais je pensais que le convoi d’Atar avait dû subir un retard. Le 27, n’ayant pas entendu parler du razzi, je me mis en route sur Tagnedest, où je comptais bien recevoir le courrier.
Nous entrions dans une région nouvelle, le Zemoul. C’est une plaine de sable recouverte de petits cailloux ronds et polis, extrêmement agréables de couleur. De larges ondulations orientées du nord au sud, coupent cette plaine. Elles sont parfois surmontées de petits pitons caillouteux peu élevés. Déjà nous commencions à ressentir l’influence de la mer, et, parfois, des souffles vivifiants nous en apportaient l’odeur saline et sauvage. Le matin, une rosée abondante, due à la proximité de l’océan, tombait sur le sol et rendait la vie aux plantes et aux herbes de cette région relativement favorisée.
Nous avions à peine quitté Bou Gouffa que nous recoupions sur le sable de nombreuses traces de medjbours, attestant que nous étions bien sur la route ordinaire des pillards du nord. Un moment, je remarquai sur le sol les empreintes d’une forte troupe de chameaux, et mes partisans m’affirmèrent que c’étaient les traces du razzi dont j’avais eu nouvelle à Bou Gouffa, et sur lequel j’avais lancé mon sous-officier. Malheureusement, les traces ne se dirigeaient pas sur Togba, comme je l’avais espéré, mais sur un point qui ne figurait pas sur mes cartes et qui s’appelle les oglats Oudeï Sfi. On me dit que les Ouled Délim passaient souvent par ces puits qu’ils savaient ignorés des Français. Je me promis aussitôt d’en faire la reconnaissance, lorsque nous quitterions Tagnedest.
A mon arrivée en ce point, je trouvai mon maréchal des logis qui, naturellement, n’avait rien vu à Tobga. Nous nous trouvions dans un bas-fonds herbeux, et nous avions pour nous abreuver quelques puits peu profonds, dont le débit était extrêmement lent. D’autres puits furent creusés, ce jour-là et les jours suivants.
Je vis à Tagnedest deux Ouled Délim qui me donnèrent sur le razzi des renseignements intéressants. Ce razzi, composé de dix-huit hommes, avait pris soixante chameaux aux Ouled Délim soumis. Ceux-ci étaient partis à leur poursuite, les avaient atteints à Tikhermet, leur avaient tué deux hommes, et avaient repris tous leurs chameaux. Les dissidents désemparés s’étaient séparés en deux : neuf étaient allés chercher asile auprès des Espagnols, à Villa Cisneros, les autres étaient remontés vers le Oued Noun. Les deux hommes qui étaient venus à mon camp ramenaient précisément chez eux les chameaux volés.
Ce qui m’ennuyait le plus, c’est que j’étais toujours sans nouvelles du partisan El Kounti. Je commençais à avoir un pressant besoin des vivres qu’il devait m’apporter, et je me demandais s’il n’avait pas été rencontré par quelques dissidents. Nous étions alors dans la plus extrême misère. Je n’avais pas trouvé de moutons à acheter sur ma route, de sorte que j’étais forcé d’envoyer tous les matins des hommes à la chasse, mais souvent les chasseurs revenaient les mains vides. La farine commençait à s’épuiser, la graisse faisait complètement défaut. Nous en étions réduits au riz cuit à l’eau, et encore nous fallait-il prévoir que le riz viendrait un jour à manquer.
Pourtant, les Ouled Délim que j’avais vus à mon camp, m’ayant confirmé le passage du medjbour aux oglats Oudeï Sfi, je résolus de faire la reconnaissance de ce point, d’autant plus que nous étions déjà au 5 août et que nous devions penser au retour. Je laissai le gros du détachement sous les ordres du maréchal des logis, et, accompagné de quinze hommes bien armés, je me mis en route dans la direction du nord-est. J’avais comme guide un vieux Bari Kallah que j’avais emmené avec moi depuis Bou Gouffa, mais il ne connaissait pas l’emplacement exact des oglats. Il me mena fort bien jusqu’à l’oued boisé où ils reposent et là, je n’eus pas de peine, avec l’aide de nos Maures, à les découvrir. Il m’avait fallu quinze heures de marche de Tagnedest, pour atteindre l’Oued Sfi, et j’avais couvert la distance en un jour et demi.
De l’Oued Sfi à Bou Gouffa — où je devais retrouver mon détachement — la direction est constamment nord-sud. On traverse de nouveau le Zemoul, mais les ondulations de cette plaine s’accentuent, et on longe des chapelets de Sebkhras que bordent des hauteurs arides. Toute cette région, sauf l’Oued Sfi, ne présente aucune verdure.
A Bou Gouffa, je retrouvais le reste de mon monde et j’apprenais que le détachement avait, pendant mon absence, pris contact avec quelques Ouled Délim qui partaient en dissidence. Au cours de l’affaire, trois d’entre eux avaient été faits prisonniers et ramenés par le sous-officier à Bou Gouffa, avec un jeune garçon qui avait été enlevé par les misérables, et plusieurs chameaux volés par eux. Cet engagement faisait le plus grand honneur au maréchal des logis, le brave P., qui devait d’ailleurs se faire tuer plus tard, deux mois après mon départ de l’Adrar.
Un avantage inattendu de ce coup de main, fut d’améliorer quelque peu notre ordinaire, car, les chamelles des Ouled Délim avaient du lait, et, dans l’état de dénuement où nous étions, ce lait était extrêmement appréciable. Je commençais à désespérer de revoir jamais El Kounti. J’avais désormais la conviction que ce malheureux s’était fait attaquer dans sa route vers nous, et qu’il se reposait en ce moment pour l’éternité, dans quelque coin inconnu du désert.
Pourtant, il me fallait prendre une décision pour le retour. Je considérai que j’assurerais plus efficacement la protection du convoi de Port-Étienne, en me rapprochant de lui, que, d’autre part, je pouvais dans ce cas, espérer le rencontrer et me ravitailler en cas de famine, et enfin que la traversée nord-sud de l’Adrar Souttouf, déjà accomplie par S., méritait d’être refaite.
Donc, le 11, je quittai Bou Gouffa, piquant vers le sud, droit sur les montagnes, dont nous voyions de notre camp les ondulations violettes. Peu après le départ, un Algérien de mon escorte recoupait les traces d’une trentaine d’Ouled Délim qui se dirigeaient vers le sud. Cette découverte était assez alarmante, parce qu’il était à craindre que ce nouveau medjbour ne vînt inquiéter notre convoi de Port-Étienne.
Il semblait marcher tout juste dans sa direction. A Jéloua, on nous confirma l’existence de ce medjbour et l’on nous dit qu’il était passé le 6 à Erchâmar — à notre sud. Il était à croire qu’il repasserait à hauteur de Tichelé vers le 14, et comme le convoi devait lui-même passer en ce point, je résolus de le rejoindre au plus vite ou tout au moins de me rapprocher de sa route probable, puis de battre le pays, afin d’assurer le passage. Pourtant, je calculai encore que le convoi de Port-Étienne pourrait bien passer vers le 13 à Erchâmar, à la limite sud de l’Adrar Souttouf, et c’est ce point que je me fixai comme but.
Sur ma route, je rencontrai encore un Bari Kalla qui revenait de Zoug où il avait vu M. Il me dit que le lieutenant lui avait confié un gros courrier pour moi, mais qu’en route il avait rencontré le fameux medjbour, lequel l’avait emmené fort loin dans le sud, après avoir brûlé toutes mes lettres ! Cette nouvelle me porta un coup. Je me sentais absolument isolé du monde, et comme perdu dans une planète qui ne serait pas la terre.
Notre traversée de l’Adrar Souttouf fut extrêmement dure. Mes hommes, autant que moi, commençaient à ressentir les effets de la faim, car même le riz était arrivé à épuisement, et nous n’avions plus pour nous nourrir que les biches que je faisais tuer par les partisans.
Or, ce fut à cette époque de dénuement, la plus rude assurément que j’aie vécue en Mauritanie, qu’il me vint pourtant les plus douces pensées touchant les consolations qui, je le savais, m’étaient réservées. Je le vois aujourd’hui : les pensées qui me vinrent alors n’étaient pas de moi, mais d’une force bien plus haute à laquelle j’étais soumis.
Malgré ma misère, je me mis à vivre dans une exaltation extraordinaire — et peut-être même à cause de cette misère, car la situation exceptionnelle où j’étais, me semblait un état privilégié, auquel certainement de grandes faveurs devaient être attachées. Je me persuadai vite que si Dieu me réduisait — contre mon gré — à vivre comme les ascètes de la Haute-Égypte, de leur plein gré, avaient vécu, c’est qu’Il comptait aussi m’accorder les récompenses qu’Il leur avait accordées, à eux.
La Grâce procède par touches. Elle agit à l’heure qu’elle veut, et, si elle le veut, n’agit pas, et nous sommes naturellement soumis à ses fluctuations. Depuis longtemps, je vivais dans une parfaite sécheresse et sans nul amour pour Celui qui, plusieurs fois déjà, m’avait pourtant tendu Ses Mains sanglantes. C’est là, entre Bou Gouffa et Erchâmar, en plein Adrar Souttouf, qu’ayant eu faim, j’ai vraiment désiré d’être rassasié.
La Grâce agit par touches. Un éclair surgit dans la nuit. La colombe plane dans le ciel sans tache. Et puis, elle remonte, à tire d’ailes, auprès du Père, et laisse le voyageur dans le désir et dans le regret. C’est fini. On pleure de tristesse et de dépit. Mais bientôt la vie — c’est-à-dire ce qui en est l’affreuse dérision — remet sa griffe sur notre âme et l’on oublie. C’est que la chair est lourde — c’est que le corps est pesant, et si pesant, que l’on désespère de jamais s’élever au-dessus de la boue originelle. Loin de la vie surnaturelle, les pensées, si sublimes soient-elles, sont du corps ou, si l’on veut, d’une partie de notre intelligence si basse qu’elle est, en quelque manière, corporelle. Fût-il Épictète ou Marc Aurèle, celui qui ignore l’onction de Jésus-Christ est, on peut le dire, du monde de la chair. Mais, fût-il le plus vil pêcheur, celui qui vit de l’Onction de Jésus-Christ est très réellement du monde de l’esprit. Or, il est bien certain que le détachement des biens de la terre, même s’il n’est pas volontaire, peut aider à entrer dans ce monde de l’esprit. S’il n’est pas volontaire, il est donc une épreuve que Dieu envoie à ceux qu’Il a choisis.
« Oui, me disais-je, je vaux mieux que ceux qui mangent et qui boivent, je vaux mieux que ceux qui sont riches, je vaux mieux que ceux qui sont heureux et comblés. »
Dans ma déréliction, certaines vertus auxquelles je n’avais guère encore pensé, m’apparaissaient comme les plus hautes qui pussent enrichir une âme. Mais toutes, elles étaient des vertus proprement chrétiennes : le renoncement, l’humilité, le détachement du monde, l’esprit de pénitence, l’ascétisme, la chasteté — non celle du corps, qui est vulgaire — mais celle même de l’esprit. J’éprouvais un bonheur infini à sentir pour la première fois, la bonne odeur des vertus chrétiennes.
Sans doute, me disais-je encore, il y a, parmi les incroyants, de grandes âmes. Bien que rarement. Il y a du désintéressement, du courage, de la bonté chez ceux même qui vivent le plus loin de l’Église, cela peut se voir. Mais combien, dans l’état d’épuration où me conduit le Seigneur, ces vertus m’apparaissent, en définitive, comme grossières ! Combien elles me semblent insuffisantes, pour une âme vraiment fine ! Je pensais aux plus beaux exemples de vertu que m’avait proposés le monde sans Dieu où j’avais vécu. Ils me semblaient misérables auprès de ce que je savais des Saints, et de leur modèle, Jésus-Christ. En vérité, être un bon père de famille, être une vertueuse épouse, une bonne mère de famille, remplir en toute honnêteté son devoir humain, c’est quelque chose. Mais c’est peu, me semblait-il, aux regards de Celui qui a imposé aux âmes vraiment choisies, des exigences autrement lourdes que celles de la morale humaine.
Si quis venit ad me, et non odit patrem suum, et matrem, et uxorem, et filios, et fratres, et sorores, adhuc autem et animam suam, non potest meus esse discipulus (Luc., XIV, 26).
Qui enim voluerit animam suam salvam facere, perdet eam ; qui autem perdiderit animam suam propter me, inveniet eam (Matth., XVI, 25).
Nisi granun frumenti cadens in terram mortuum fuerit, Ipsum solum manet ; si autem mortuum fuerit, multum fructum affert (Jo., XII, 24-25).
Vos autem contristabimini, sed tristitia vestra vertetur in gaudium (Jo., XVI, 20).
Beati eritis cum vos oderint homines (Luc., VI, 22).
Sint lumbi vestri praecincti, et lucernae ardentes in manibus vestris (Luc., XII, 35). — Perfecti estote (1 Cor., XIV, 20).
Ces ordres terribles me revenaient à la mémoire, et je me disais que c’était Jésus — et Lui seul — qui avait donné de tels ordres. « Mourez à vous-mêmes, soyez humbles, perdez-vous dans mon amour… » Que sont les pauvres commandements « laïques » auprès de cette abondance spirituelle, de cette force souveraine, de cette plénitude qui s’exhale des moindres paroles de Jésus ? Et puis, je pensais à ceux qui avaient fidèlement exécuté ces ordres, je me tournais vers les Saints et les Bienheureux, et je ne pouvais pas nier qu’ils ne fussent les plus hauts exemplaires d’humanité, qui aient paru dans le monde. Alors, après les regards d’amour vers le Paradis, je ne pouvais pas penser que le désir des plus suaves vertus me fût à jamais interdit.
La religion qui proclame une telle morale, est-elle donc fausse ? Telle était la question que je devais me poser, telle était la deuxième démarche que je devais faire. Car, il y avait, à mon sens, tant d’intérêt à ce que Jésus et son Église eussent raison, qu’il était nécessaire d’y regarder à deux fois avant de proclamer leur fausseté. Non, la religion catholique n’était pas fausse. Sans doute, il y avait en elle des difficultés, mais aucune n’était insurmontable, et au contraire, si on les surmontait, tout apparaissait comme parfaitement beau et harmonieux, dans notre cœur comme dans notre esprit.
Supposons le problème résolu, me disais-je. Alors, nous avons un système du monde cohérent et magnifiquement ordonné, nous avons une morale que rien n’égale. Aussitôt, une lumière miraculeuse se distribue dans les coins et recoins les plus obscurs de notre âme. C’est donc que la solution est bonne.
Arrivé en ce point, que pouvais-je faire sinon bénir de toutes les forces de mon être, Celui qui avait daigné m’envoyer de tels avertissements ? Non seulement je Le bénissais, mais je bénissais aussi ma misère, puisque c’est au milieu d’elle que j’avais découvert les trésors infinis que recèlent les Évangiles.
« Vous êtes heureux, vous qui avez faim, parce que vous serez rassasiés. » Oui, Seigneur, je suis heureux, parce que j’ai faim, parce que je suis triste, parce que je suis solitaire et démuni. Mais lorsque j’aurai faim et que je serai triste, et que je serai solitaire pour l’amour de Vous, alors mon bonheur sera grand à en mourir. Toute cette faim-là et cette tristesse ne sont qu’une image de cette autre faim, de cette mortelle tristesse que Vous m’enverrez, Seigneur, puisque Vous me le promettez en ce moment même.
« Venez à moi, vous tous, qui peinez et êtes chargés d’un grand poids, car moi je vous soutiendrai. »
Mon Dieu, me voici donc : je suis nu, je suis sur un fumier horrible et déjà, comme Lazare avant que Vous ne le touchiez, j’exhale une odeur fétide. O Dieu de miséricorde, voici pourtant mon âme, que je Vous donne, afin que je n’aie vraiment plus rien, pas même elle.
Or, le 13, à Erchâmar, nous rencontrâmes le convoi de vivres qui revenait de Port-Étienne. Il contenait des provisions de toutes sortes, aussi ne fût-ce pas sans joie que nous aperçûmes nos braves Regueïbat, au moment même où ils quittaient le puits. Je prélevai bon nombre de victuailles, je mangeai à ma faim — et, naturellement, j’oubliai les grandes leçons que m’avaient données les épreuves subies dans l’Adrar Souttouf. Car telle est notre âme misérable, que, lorsqu’elle n’est pas secourue par Jésus-Christ lui-même, elle s’essaie à voler, mais retombe, impuissante, et repart, et retombe encore, ses faibles ailes repliées. J’étais tout à la joie de ma rencontre, et d’autant plus que si j’avais souffert de mon jeûne, je n’avais pas moins souffert de voir la pénurie où mes tirailleurs étaient restés pendant si longtemps, sans pourtant s’en plaindre une seule fois.
Pourtant, nous devions continuer notre route. J’avais perdu tout espoir d’attraper le medjbour qui avait menacé un moment notre convoi, mais l’essentiel pour moi était que ce convoi passât sans encombre — et de cela j’étais assuré. Je n’étais plus tourmenté que par l’énigme de mon pauvre Kounti, énigme dont je devinais l’effroyable solution.
Le 15, nous arrivions à Tichelé, notre dernière étape avant Zoug. Nous étions à 500 mètres de la bouche du puits, lorsqu’une forte odeur de cadavre me prit au nez. Je jetai les yeux autour de moi et je découvris, à quelques mètres de l’endroit où j’étais, une forme noire qui me sembla être un homme. Je descendis de chameau et je m’approchai. C’était bien un cadavre que j’avais devant moi, mais dans quel état ! La chair avait été déchiquetée par les chacals, la peau noire et desséchée était boursouflée à certains endroits, un pied réduit à l’état de momie traînait à quelques pas de là, et le tout exhalait une odeur insoutenable. Je pensai aussitôt à Kounti. La reconnaissance du corps n’était pas difficile à faire, car Kounti avait eu jadis l’œil gauche emporté par une balle. Pourtant, la tête était si méconnaissable, que j’hésitai une minute. Enfin, je dus me rendre : c’était bien lui qui était devant moi. Après un examen attentif, nous reconnûmes qu’il avait reçu deux blessures, l’une à la tête, l’autre au côté droit. Tout près de la place où il reposait, je trouvai huit étuis de cartouches. Kounti était le meilleur tireur que j’aie connu chez les Maures ; certainement il avait dû défendre chèrement sa vie. Tandis que je contemplais cette affreuse dépouille humaine, mes partisans découvraient dans un creux des rochers, deux autres cadavres : c’étaient ceux de deux Ouled Délim tués par Kounti. Connaissant de longue date la valeur de ce Maure et ses qualités de tireur, je ne doutais pas qu’il n’eût blessé d’autres Ouled Délim, et je ne doutais pas surtout qu’il n’eût fait par son sang-froid et son courage, la plus grande impression sur ses assaillants. « Les dissidents sauront ainsi, me disais-je, que ce ne sont pas les plus mauvais des Maures qui viennent à nous. » Et cette pensée me consolait, dans la peine très vive que j’éprouvais.
Plus tard, je pus recueillir sur cette belle mort quelques renseignements plus précis : Kounti avait tiré neuf cartouches. Sur ces neuf cartouches, deux seulement furent perdues. Deux des assaillants furent tués, deux furent blessés, enfin trois chameaux tombèrent. D’autre part, l’examen des traces m’avait montré que Kounti, au moment où il reçut les premiers coups de feu, venait du nord. Je supposai donc qu’il quitta le puits de Tichelé, puis qu’il se perdit, et que ne pouvant retrouver sa route, il résolut de revenir au puits. C’est là que l’attendaient les misérables, en nombre probablement considérable.
C’est une belle race assurément que celle-ci, et capable de hautes vertus. Certes, ils ne seront pas condamnés par la justice de Dieu, ceux-là — fussent-ils hérétiques — qui meurent bravement en un combat.
Mais, si le salut peut être assuré à si peu de frais, s’il est possible même dans l’hérésie, pourquoi nous tourmenter ? Restons loin de l’Église et Dieu nous reconnaîtra néanmoins. Voilà ce que dit le paresseux.
Pourtant, nous n’avons pas le droit d’être paresseux. Nous sommes d’une race élue entre toutes, et certainement il nous sera beaucoup plus demandé qu’au pauvre Kounti.
Il me semble que nous sommes comparables au serviteur qui a reçu cinq talents. Les Maures représentent le serviteur qui a reçu un talent. Le serviteur qui n’a reçu qu’un talent, l’enfouit en terre. Il est bien excusable. Mais le serviteur qui a reçu cinq talents, secundum propriam virtutem, les fait fructifier et en gagne cinq autres. En vérité, il serait impardonnable de ne pas le faire. Serons-nous donc toujours des « serviteurs inutiles ? »