Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique
CHAPITRE V
RECONNAISSANCE VERS BIR IGNI
Je me retrouve dans mon désert et tout entier à lui, si loin des demeures des hommes. Dans les contrées sans nom où je m’en vais, l’immensité est traversée de souffles unis. Tous veulent m’apprendre ce que, sur la terre, on peut savoir de l’infini. « L’esprit de Dieu était porté sur les eaux. » Voilà le mot qui me revenait sans cesse, tandis que je traversais l’Akchar, balancé monotonement sur mon chameau pendant les longues heures du jour. Le paysage élémentaire nous reporte à la nébuleuse primitive.
Que l’on essaie de se représenter, selon la Genèse, le Saint-Esprit, la Troisième Personne, planant sur les eaux qu’animent de grands remous paisibles, alors que les armées innombrables des Anges venaient d’être créées dans le ciel… L’on aura alors une idée du vertige qui vous prend devant ces ouragans de sable, que nous dominons pourtant de toute la hauteur de la pensée humaine. L’esprit de Dieu est porté sur les sables…
Parfois, surtout aux heures paisibles du matin, et quand on a devant soi la perspective d’une grande matinée de route, on ressent un apaisement indicible. Mes hommes marchent derrière moi. Je les connais et ils me connaissent. Ce qui nous lie, c’est que nous sommes la vie de ce désert.
A Atar, je pensais à l’ordre latin. Mais cet ordre n’était-il pas la figure d’un autre ordre, la pierre angulaire d’un autre ordre ?
Sur ces routes du Tijirit, je pense à un centurion de Rome que nous connaissons bien, et c’est celui qu’admira Jésus-Christ, le jour même qu’il entra à Capharnaüm. Faveur unique ! Nous pouvons dire, après cela, que l’armée a une place éminente dans l’ordre chrétien, puisque c’est un soldat qui a été proclamé le premier par la foi. Nec in Israël tantam fidem inveni. Un humble lieutenant des cohortes romaines a surpassé en amour ceux même de la race élue, de la race choisie entre toutes ! Un humble officier subalterne, comme nous sommes tous, a été jugé plus digne que tous les docteurs d’Israël !
Nous aussi, nous sommes des centurions. Nous avons cent hommes sous nos ordres et nous disons à l’un : « Va-t’en », et il s’en va ; à l’autre : « Viens », et il vient. Nous aussi nous commandons et nous obéissons. Rien n’est changé — sinon la soumission véritable, que nous n’avons pas, sinon la modestie et l’amour.
Les centurions de l’Évangile sont comme nous de braves gens, d’honnêtes soldats qui ne demandent qu’à savoir — et à obéir, des simples comme nous, des hommes de bonne volonté. Car les soldats de tous les temps sont pareils. Les centurions de l’Évangile, quand ils ont vu, ne se voilent pas la face, mais ils disent : « Cet homme était vraiment le fils de Dieu. »
Car l’honnêteté des soldats est quelque chose de surprenant. Elle n’est pas l’honnêteté de tout le monde. Elle est une candide bonne foi, une sincérité naïve, une enfantine naïveté. Elle est une honnêteté courageuse comme celle de l’enfant, hardie avec placidité. Une honnêteté qui n’a peur de rien, pas même de la vérité.
Peut-être ne connaîtrons-nous jamais le bonheur du centurion de Capharnaüm. Mais nous savons que nous ne résisterons pas et que le bon Dieu entrera sous notre toit, quand il lui plaira. Voilà la base : ne pas résister à la vérité quelle qu’elle soit, attendre, attendre patiemment, sans nervosité, sans inquiétude, attendre l’hôte que l’on désire, et dont, pourtant, on ne sait rien.
J’étais à Capharnaüm avec le centurion… Quand je sortis de ma tente, vers six heures, je fus saisi d’un vertige. L’immense étendue horizontale du Tijirit semblait déjà de velours noir, mais le ciel jusqu’au zénith était encore d’une clarté merveilleuse. Nous avions reçu, la veille, une forte pluie — la première depuis plus d’un an. Aussi le ciel se peignait-il de couleurs inaccoutumées. Sa teinte translucide était faite de vert d’eau très pâle, ou d’un rose déteint, vieillot, ou plutôt elle ne pouvait se nommer en aucune langue humaine. Seules, certaines roses délicates que j’ai vues en Brie pourraient rappeler cette pureté de ton, ou encore certains fonds de mer, dans les golfes de Bretagne. Vers le zénith, le tableau se fondait en rose, insensiblement, tandis que vers l’horizon, quelques nuages s’allongeaient, très légers, très lointains, tout proches de l’éther glacé… Le soleil venait de disparaître. D’immenses rayons divergents qui semblaient de vastes plissements du ciel, partaient du point où il venait de tomber. Mais ces rayons n’étaient pas faits de lumière. Ils n’étaient que des traînées obliques d’un rose vert, plus pâle encore que le reste du ciel. A ce moment, la plaine me parut d’une immensité prodigieuse. La chaîne de Tahament, vers laquelle nous marchions depuis trois jours, était d’un gris très pâle et pourtant, elle faisait une vive découpure sur l’infinie profondeur du couchant. Rien, hors d’elle, dans la plaine, n’attirait le regard, sinon une faible ligne argentée : c’était un de ces lacs éphémères de l’hivernage, qui, dans quelques jours, vont disparaître, pour plusieurs années peut-être…
De grandes choses peuvent assurément se faire, par ce ciel-là. Son silence même nous presse. L’heure vespérale nous talonne. Elle nous enjoint de revenir en nous-mêmes, je veux dire dans cette partie de nous-mêmes qui est le pur esprit et où nous retrouverons cela même qui n’est pas nous. Elle nous dégage des bassesses de l’égoïsme, et pourtant elle nous demande de prendre la pleine possession de nous-mêmes. Elle nous projette hors du temps, hors de l’espace, dans une région où l’expérience humaine apparaît misérable, et où pourtant ce que nous découvrons en nous est indiciblement beau.
Je sens qu’il y a, par delà les dernières lumières de l’horizon, toutes les âmes des apôtres, des vierges et des martyrs, l’innombrable armée des témoins et des confesseurs. Tous me font violence, m’enlèvent par la force vers une région morale plus élevée que celle où je vis aujourd’hui. Ce soir, nous désirons de tout notre amour leur pureté, leur humilité, leur pitié, leur chasteté, leur sagesse, leur force, leur science, leur piété. Nous concevons que l’on puisse aspirer à la perfection.
Quand je pense au problème de la foi, aucune des difficultés soulevées par l’exégèse moderne n’arrive à m’émouvoir. Les prétendues « contradictions des synoptiques » ne servent qu’à ceux qui sont, dès l’abord et avant tout examen, décidés à nier le surnaturel. Si ignorant que je sois, je sens bien que d’aussi misérables discussions ne sauraient entraîner une conviction, quelle qu’elle soit. En fait — toute la question est là — il s’agit de savoir si l’on désire un certain fond moral, un certain rejaillissement de l’âme, une sorte d’innocente pureté. Il s’agit de savoir si l’on a le goût du ciel, ou non ; si l’on désire de vivre avec les anges, ou avec les bêtes ; si l’on a la volonté de s’élever, de se spiritualiser sans cesse. Là est toute la question. A tout argument l’on peut opposer un argument, et ainsi apparaît la vanité de l’argumentation. Si donc ce désir d’agrandir son cœur, si donc ce goût de Dieu n’existe pas, nulle preuve ne peut être administrée utilement, nul argument n’est efficace. Mais si l’on aime à s’attarder à cette angoisse du chrétien qui n’est que le désir de la perfection, si l’on ne redoute pas l’absolu, mais qu’au contraire on se sente un cœur assez vaste pour le contenir, si l’on a assez de finesse pour désirer autre chose que la morale naturelle, si bienfaisante fût-elle — alors l’on n’est pas loin de dire, comme saint Paul foudroyé : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? »
Dans notre vie peineuse, soucieuse, nous sentons bien que nous ne pouvons pas nous en remettre uniquement à nous-mêmes. Nous savons ce que nous sommes. Nous connaissons la tâche qui nous a été mesurée. Nous sommes pénétrés de l’idée que la France, c’est nous. Nous savons qu’un seul homme représente, pour des milliers d’êtres, la France tout entière. — En particulier, je sais qui je suis, ce qu’on attend de moi. — Nous savons que nous sommes ici des hommes considérables. Nous sommes obligés de réussir. Si nous nous faisons battre, nous aurons tort. Si nous nous faisons battre moralement, c’est-à-dire si nous fondons l’injustice là où il faut fonder la justice, nous aurons tort bien davantage. Si humbles que nous soyons, nous avons pourtant une mission. Et quelle mission ! Celle d’imposer la France. A chaque jour de notre vie, nous engageons le nom français. Une défaillance nous est interdite, autant qu’elle est impossible à la France.
Le 7 juin, lorsque je tombai, à Medenet Haouat, sur le campement de Mohammed ben Breika, je sentais violemment tout ceci ; car, pour la première fois, le vieux chef, récemment soumis à Atar, allait voir jouer l’« Administration française ». Il s’agissait de recenser la tribu et d’y percevoir l’amende de guerre sous forme de chameaux… Misérable campement ! J’ai compté tout juste huit tentes de la famille des Beni Aïllal, rattachée à la tribu des Souaad, huit tentes de Beni Tidrarim, cinq tentes de Larousseyn, une tente d’Ouled Delim, une tente de Skarna[2]. Qu’importe ? La majesté de la fonction l’emporte, et si je n’ai devant moi que vingt-trois tentes misérables, j’ai derrière moi tout un peuple.
[2] Tous ces gens devaient repartir en dissidence quelques mois plus tard.
Tandis que je prélevais sur les troupeaux de la tribu une dizaine d’animaux de selle, le vieux cheickh me regardait d’un œil sombre. Je sentais qu’il contenait difficilement sa fureur. Pourtant, quand l’opération fut achevée, il se ressaisit, discuta, implora, protesta même de son désir de vivre en bonne intelligence avec nous. Après une longue palabre sous ma tente, il parut s’adoucir. Nous devions tous repartir le lendemain, car nous prenions de l’eau dans une mare qui commençait à s’épuiser. Il me dit qu’il allait partir vers l’est. Mais je devais constater le lendemain qu’il m’avait menti. J’avais pris parmi les chameaux d’amende un bel « azouzel » blanc, que je montai pendant plusieurs mois. Je perdis plus tard ce bel animal dans la mare de Toumgad, où il se cassa l’épaule. Cet accident me fut très sensible.
Après notre séjour à Medenet Haouat, nous partîmes vers le sud-est. Nous marchions lentement, pour ne pas fatiguer nos animaux. Au puits de Birtgui, le 12, nous rencontrâmes encore trois Maures. Puis ce fut tout. Pendant des jours, les sables et les cailloux alternèrent, sans qu’aucun souffle humain vînt en atténuer l’épouvante.
Depuis tant de temps, depuis tant de routes, nous avons oublié les villages de la patrie. Nous avons oublié la famille, toutes les joies de la vie. — Dans notre solitude peineuse, il ne nous reste que quelques rêves. Dans notre solitude, il ne nous reste que de n’être plus seuls tout à fait.
Dans notre déréliction, nous cherchons un maître, car nous sommes de ceux qui brûlent de se soumettre, pour être libres. Et quel maître ne nous faut-il pas maintenant ? C’est le Maître du Ciel et de la Terre que nous appelons. — Nous savons ce qu’est la soumission du soldat. Nous savons sa grandeur. Mais nous savons aussi qu’elle n’est qu’une figure d’une soumission plus haute. (Tout n’est qu’image et figuration.)
Je discerne, dans ma vie intérieure, deux éléments :
1o Je dois m’efforcer de toutes mes forces de mériter Dieu, de me perfectionner jusqu’à forcer la Grâce. Violenti rapiunt illud… Car je sais que tout m’est permis. Je sais qui je suis. Je sais ce que peut faire l’effort humain.
2o Je sais pourtant que j’ai un maître ; que tout, en définitive, dépend de lui. J’affirme que Dieu est tout, que je ne peux rien, absolument rien devant Lui.
Mais il me semble, par cette apparente contradiction, que je rentre dans l’ordre. Car, qu’est-ce que l’effort humain, sans la soumission — et qu’est-ce qu’une soumission qui ne laisserait plus de place à l’effort humain ? Effort et soumission, liberté et servitude, voilà le plus haut état de la conscience humaine. Car il est une raison de progrès et un motif d’humilité. La grâce est la part de Dieu. Le désir de la grâce est ma part.
On peut avoir le désir d’élargir sa vie morale en dehors de Dieu. Ainsi les stoïciens, les protestants. Mais alors vient l’orgueil qui gâte tout. Et avec l’orgueil, la sécheresse du cœur, l’égoïsme. Cette sécheresse, cette dureté apparaissent bien chez les huguenots.
Désirer de monter infiniment haut, tout en se sachant infiniment bas, voilà ce que peut donner Jésus-Christ.
« La misère se concluant de la grandeur, et la grandeur de la misère… »
« Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève… »
« La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable… »
« Le christianisme est étrange ! Il ordonne à l’homme de reconnaître qu’il est vil, et même abominable, et lui ordonne de vouloir être semblable à Dieu… »
« La misère persuade le désespoir, l’orgueil persuade la présomption… »
Dans plus de cent passages, Pascal montre cet équilibre parfait du christianisme qui tient compte de tout, pèse tout, fait à tout sa part. Et quelle autre religion, en effet, pourrait expliquer l’homme tel qu’il est, dans sa servitude et dans sa liberté ? Les protestants ne voient que la grandeur infinie. Les musulmans ne voient que la misère infinie. Dieu est tout, l’homme n’est rien. Ni les uns ni les autres ne me rendent compte de tout ce complexe que je sens pourtant bien en moi. Et, en effet, sans la rédemption, tout est inexplicable.
En arrivant à Labbé, j’ai vu une immense plaine blanche, poudrée de clartés, et que ne revêtait nulle parure. Autour, il y avait des dunes de sable si fin, si fluide, qu’aucune herbe n’avait pu y pousser. Pourtant, il me sembla que sur les pentes de l’est, quelques plants d’« alfa » avaient réussi à s’accrocher. Il était deux heures de l’après-midi et nous marchions depuis le jour. Tandis que mes partisans montaient ma tente, dans ce grand silence que fait la fatigue humaine, il me sembla apercevoir, tout au fond de l’horizon, un chameau qui marchait vers nous. J’envoyai deux hommes. Au bout d’un instant, ils revinrent avec un méhariste du poste d’Atar qui m’apportait, dans cet enfer, des nouvelles de mon pays. Je passai donc mon après-midi à lire le paquet de lettres si longtemps attendu. Mais je n’éprouvai pas le plaisir que j’en escomptais…
Il faut venir ici pour pleurer au doux nom de la France. Les malheureux ! Ont-ils quelque sombre passion qui les guide dans la vie ? Vivent-ils seulement ? Pensent-ils aux grandes choses du monde, à la mort, au Paradis ? Pensent-ils aux anges du Ciel, à ces armées si nombreuses que nulle image humaine n’en peut donner l’idée, et qui viennent, par vagues pressées, contempler tour à tour le visage de Dieu ? Pensent-ils à l’Enfer, à ces cercles enroulés jusqu’au plus profond de la terre, que déchirent d’indicibles sanglots ? Pensent-ils à autre chose qu’à ce que voient leurs yeux, qu’à ce que sent leur cœur ? Mais ce sont d’honnêtes gens. Ils ont le goût délicat, l’esprit orné, l’amour des choses de l’intelligence… Oui, mais est-ce tout ? J’étais comme cela autrefois, et il me semble que ma vie était un désert, bien plus aride que celui que je traverse en ce moment.
Agoatim, 19 juin. — Ici, l’on suivrait assez volontiers ceux des maîtres de la vie spirituelle, qui nous assurent que rien n’est Dieu de ce qui est douceur, soupir d’amour, agrément du cœur. La vie dépouillée, immobilisée dans l’attente, dégagée de tout le sensible, même le sensible du cœur, voilà ce qui conviendrait ici. Ah ! comme j’aurais su utiliser cette terre, si j’y étais venu en chrétien !
Nous longeons la faible dépression du Tassarat qui coupe du sud-ouest au nord-est les dunes de l’Akchar. Le 22, à cinq heures du matin, je retrouve le capitaine B. Mais je n’ai pas le temps de jeter l’ancre. Nous repartons aussitôt pour la passe de Toujounin. Notre but est d’atteindre par petites étapes et en utilisant les pâturages de passage, la grande dépression de Ouadan qui se trouve à l’extrémité est des territoires reconnus, et où nos chameaux pourront se refaire pendant les mois chauds.
Le 23, à une heure, nous atteignons Toujounin. Nous sommes alors au pied d’une haute falaise, semblable à la falaise de l’Adrar qu’elle prolonge vers le nord, et qui n’est coupée que de quelques cols praticables. Six jours après, le capitaine B. partait en reconnaissance, et je me préparais moi-même à lever le camp, nos voraces chameaux ayant déjà tondu les maigres espaces verts du bas de la passe.
Le col de Toujounin est une coupure abrupte dont le fond est encombré de dunes à pic assez longues à franchir. Un étroit sentier sinue à travers les pans de rocs. Il est, du côté de la plaine, encombré d’éboulis que les chameaux du Tiris, inaccoutumés aux cailloux, traversent difficilement.
Le 30, du haut de la falaise verticale, je suivais des yeux ma petite colonne qui s’égrenait au bas de la pente et ce spectacle familier me reposait de l’immense horizon du Tiris, développé par delà les portants de ce décor fantastique et noyé dans la lumière de midi. Le jour même, j’arrivai au puits de Tengharada, d’où j’envoyai chercher le chef de la petite ville de Teurchane. Je lui faisais donner l’ordre d’amener avec lui un guide qui me pût conduire dans les pâturages de Jraïf. Le chef arriva vers le soir, accompagné d’une suite nombreuse. Après les salutations d’usage, je lui demandai de me présenter le guide qu’il me destinait. Il me montra un enfant d’une huitaine d’années, à moitié nu, ayant la mine éveillée, et qui ne semblait nullement effrayé de la responsabilité qui allait peser sur lui. Le vieux Maure m’affirma impudemment que cet enfant était le seul qui connût la route de Jraïf. Je lui dis aussitôt que je n’étais pas dupe de ce mensonge ; j’exigeai qu’il donnât au jeune guide un compagnon plus âgé, lequel aurait ainsi l’occasion de faire connaissance avec Jraïf. Le gamin me conduisit très heureusement jusqu’au terme du voyage. Son compagnon avait l’air d’ignorer réellement la route, et il écoutait de l’air le plus intéressé du monde, les explications que lui donnait le jeune guide. Je ne saurai jamais s’il jouait la comédie, pour ne pas démentir son chef, ou s’il était sincère. Le jeune guide était étonnant. Il courait à pied devant la colonne, sans manifester la moindre fatigue et tout plein, au contraire, de son importance. Lorsque nous arrivâmes à Jraïf, il me demanda de le garder avec moi et déclara qu’il ne voulait plus retourner dans son Ksar. Je lui accordai cette faveur, mais son père vint le rechercher quelques jours après, et le jeune aventureux quitta notre camp, non sans verser d’abondantes larmes.
Sur la route de Jraïf, j’ai rencontré le touabir Ahmed Ould er Rmaza. Il dépend du chef des Kounta de Ouadan, Sidi Ould Sidati. Mais il vit seul, avec sa femme, son âne et ses vingt-cinq moutons. Quand j’arrivai dans l’Oued caillouteux où il avait planté sa tente, son misérable bagage était chargé sur le petit âne et il s’apprêtait à décamper. Sa femme tenait un poupon dans ses bras. Avant de partir, il me conduisit obligeamment à Ouarouar, où se trouvent des oglats que je savais tout proches de mon campement. Il y avait là quelques Ouled Silla qui venaient de déplier leurs tentes. Je vis un vieillard qui grattait paisiblement la terre, entouré de jeunes enfants, pour tâcher de trouver un peu d’eau.
Les palmiers de Jraïf, ses buissons de tarefas odoriférants, ses dunes ombreuses m’accueillirent aimablement. Je comptais passer là quelques jours dans la tranquillité, mais le 12, le capitaine B. m’apprenait par courrier rapide que le spahi Abdoulaye Faye et deux partisans de son escorte avaient déserté, et il me donnait l’ordre de le rejoindre pour renforcer son effectif. Le capitaine ne se trouvait qu’à 28 kilomètres de Jraïf, dans la petite vallée boisée où sont les puits de Utid. Je m’y rendis aussitôt, mais à peine arrivé, je dus repartir pour Atar où j’avais quelques documents importants à consulter. Je laissai donc ma section à Utid, et dans la nuit du 13 au 14, je franchis avec une petite escorte, les 60 kilomètres qui me séparaient de la capitale de l’Adrar.
La vue du drapeau français qui flottait sur la plus haute case du poste, en l’honneur de la fête nationale, suffit à me reposer de la longue marche nocturne que j’avais dû fournir. Les tirailleurs dans leurs plus beaux habits, allaient et venaient devant la porte, naïvement décorée de papiers découpés. Cette touchante évocation de la patrie, à l’extrême limite des terres françaises, me parut infiniment douce. Tout de suite, malgré la simplicité du décor, je me trouvais rattaché à la civilisation, à la plus douce, à la plus humaine, à la plus harmonieuse de toutes. Certes, ce ne sera pas à Atar que je tiédirai et m’affaiblirai. Ici plus qu’ailleurs, je veux être tout entier à cette France qui est la France de Jeanne d’Arc, de Pascal et de Bossuet, qui est avant tout la France militaire et chrétienne. Singulière chose que cette liaison éternelle à laquelle je reviens obstinément ! On peut le dire sans paradoxe : nul n’est pleinement Français, s’il n’est avant tout catholique (sans que cette idée enlève rien à la grandeur de la « catholicité », de l’universalité). Ce qui est requis pour la qualité de Français, c’est la foi de saint Louis et de Jeanne d’Arc, sinon leur sainteté. Combien pensent comme moi et n’osent pas le dire, en ce jour qui commémore l’acte le plus bassement démagogique qu’ait conservé l’histoire !
Je retrouvai le capitaine B., le 18. Nous partîmes trois jours après pour Ouaddan, où nous arrivâmes le 1er août. Notre route nous avait contraints de passer à Chingueti qui est, avec Atar, l’un des deux grands Ksours de l’Adrar. Chingueti est la ville des savants et des prêtres. Ses maisons en pierres sèches, sans fenêtres, et surmontées de terrasses, s’échelonnent sur les dunes éclatantes qui dominent le lit sablonneux de l’Oued. Sur la rive adverse, s’élèvent les palmiers touffus au milieu desquels on a construit le poste français. Tout un matin, j’ai erré sous l’ombre légère de la palmeraie. De loin en loin, j’entendais les voix des enfants qui récitaient le Koran, assis en cercle autour de quelque maître d’école. Quelques oiseaux, dans les plus hautes palmes, chantaient. On se sentait alangui par je ne sais quelle nonchalance, le doux bruissement des oasis d’Afrique. J’étais avec B., un camarade du poste. Nous marchions l’un derrière l’autre entre des clôtures de paille, sans presque parler. Tous deux, nous goûtions cette détente que fait un doux tableau d’été. Nous étions au moment où l’on touche en soi la plus vieille humanité, la plus élémentaire et la plus inexprimable en même temps. Ce clair apaisement, ces voix enfantines qui psalmodiaient dans l’innocent matin, il n’en fallait pas plus pour faire lever en nous toute la tendresse humaine, cette douce affection universelle qui nous est interdite dans les lourdes heures de nos exils…
Les rues du Ksar sont chargées de dévotion. On y voit passer de grands vieillards amaigris par les jeûnes et dont les yeux ardents ne daignent même pas s’abaisser vers nous. Un moment, j’ai entendu un bourdonnement de prières : nous étions devant la mosquée. Elle est le centre, l’âme véritable de ce petit bourg que noient de toutes parts les sables les plus arides de la Mauritanie. Ainsi, dans le fond du désert, en pleine désolation, s’élève une ville de prières, une cité de Dieu battue de tous les vents, et qui, rejetée des jardins de la terre, est allée rejoindre le ciel.
Ce qui étonne, c’est la pesante tristesse des visages, je ne sais quelle barre d’ennui inscrite sur les fronts. Lorsqu’on a connu des moines ou que l’on a vu simplement les fresques de l’Angelico, l’affreux souci de ces autres hommes de Dieu apparaît mieux. Il vient de ce qu’ils adorent Dieu, mais ne lui demandent rien. Or, d’où vient le bonheur des chrétiens ? De demander, de demander beaucoup, et de recevoir davantage encore ; de demander tout et de recevoir plus encore que tout. Mais comment seraient-ils comblés, eux qui ne demandent rien et qui pensent que le Ciel est fermé à leurs prières ?
Ils meurent de n’avoir pas entendu la phrase adorable, d’où seule peut découler sur terre un peu de joie : Petite et accipietis, pulsate et aperietur vobis.
Et pourtant, à cause du grand oubli où nous sommes nous-mêmes, Chingueti est encore une station profitable. Sur ce petit îlot de vie spirituelle, nous pouvons pleurer sur nous-mêmes et battre nos poitrines. Nous ne valons même plus ces grands rêveurs qui adorent du moins le vrai Dieu, s’ils ne l’adorent pas en vérité. Eux, du moins, ils se sont évadés du cercle où nous nous consumons ; privés de la vision de Dieu, ils ne sont plus dans ces basses terres où nos forces s’épuisent sans gloire. Je les vois dans ces régions obscures, et pourtant célestes, où l’appel de Dieu est perçu, mais non compris, dans ces limites éthérées où le Tabernacle, éternellement clos, est pourtant entrevu, objet d’un désir infini et qui jamais ne s’assouvit.