Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique
LES VOIX QUI CRIENT
DANS LE DÉSERT
CHAPITRE PREMIER
BRACKNA. — TAGANT. — GORGOL
Après avoir longé la berge du Sénégal de Podor à Boghi, le Commissaire du Gouvernement en Mauritanie, que j’avais l’honneur d’accompagner, se prépara à quitter les rives du fleuve, pour s’enfoncer dans les immenses territoires dont il avait le commandement. Le 17 février 1910, au lever du jour, une petite caravane se mettait donc en route, après avoir dit adieu aux flots paisibles du Sénégal. En tête, marchait l’avant-garde, composée de six tirailleurs sénégalais sous la conduite d’un sergent indigène. Puis venait le colonel, suivi de son interprète, le toucouleur Baïla Biram, et de quelques cavaliers noirs. Enfin, une section de tirailleurs précédait le convoi composé de seize voitures Lefèvre traînées à mulet. A l’arrière, marchait le palefrenier du colonel, fièrement campé sur un bœuf, affublé pour la circonstance d’une selle anglaise, puis la longue suite des domestiques, cuisiniers et marmitons, et enfin, l’arrière-garde composée d’un sergent européen et de douze tirailleurs sénégalais. Sur les flancs, la marche était gardée par une douzaine de partisans maures appartenant à la tribu des Ouled Biri, tous montés sur de magnifiques chameaux qui les berçaient indolemment.
Notre première étape était le poste d’Aleg. Une sorte d’avenue bordée d’arbres y conduit — mais nous savons qu’il y a le désert au bout de cette allée rectiligne, et cette pensée nous fait frissonner d’impatience. Le 18, à 10 heures, nous arrivons au poste ; c’est un petit fortin crénelé, qui couronne une faible hauteur rocheuse. Le drapeau français flotte sur le toit le plus élevé. Devant le mur d’enceinte, les tirailleurs sont rangés pour rendre les honneurs : tableau magnifique, dans sa pure simplicité, et qui, dès l’abord, nous donne la clef de l’Afrique. Nous apprenons que c’est à notre âme qu’elle parlera, plus qu’à nos sens, et nous voici engagés, par le pur symbole de ce qu’il y a de plus noble sous les cieux, dans la plus noble vie spirituelle.
Nous quittons Aleg le 19, après avoir renforcé l’escorte d’une trentaine de fusils. A 9 heures du soir, nous passons à hauteur du puits de Tankassas, mais la lune éclaire notre route, et nous ne nous arrêtons qu’au milieu de la nuit, quelque part, dans la solitude silencieuse. Tandis que les tirailleurs s’étendent sur le sable, enroulés dans leurs couvertures, je me promène de long en large, étant de veille, dans le carré que forme notre camp d’un soir. Des souffles frais circulent parmi les mimosas épineux. Tout repose dans la pureté exquise de la lune claire, et sur le ciel blanc, les sentinelles, baïonnettes au canon, font de vives découpures immobiles…
Ah ! je la reconnais, ce soir, cette odeur de l’Afrique que j’ai tant aimée ! Je reconnais cette brise vivifiante qui exalte ce que nous avons de meilleur en nous, et je me reconnais moi-même, tel que j’étais en mes années d’adolescence, lorsque je traversais d’autres solitudes, si loin d’ici et si près.
J’ai vécu bien des nuits semblables à celle-ci. Combien en vivrai-je encore ? Combien d’années marcherai-je sous le soleil de la force et sous la lune de la douceur ? Je l’ignore, mais ce qu’il faut — de toute nécessité — c’est que l’Afrique retrouvée me donne d’utiles conseils. Si longtemps que nous devions voyager, nous ne voyagerons pas comme des touristes. Il faudra — de toute nécessité — que chaque étape soit utile à nos cœurs. Il n’est pas en moi de volonté plus arrêtée, de plus ferme propos, que d’aller maintenant à travers le monde, tendu sur moi-même, décidé à me conquérir moi-même par la violence. Je ne traverserai pas en amateur la terre de toutes les vertus, mais à toute heure je lui demanderai la force, la droiture, la pureté du cœur, la noblesse et la candeur. Parce que je sais que de grandes choses se font par l’Afrique, je peux tout exiger d’elle, et je peux tout, par elle, exiger de moi. Parce qu’elle est la figuration de l’éternité, j’exige qu’elle me donne le vrai, le bien, le beau, et rien moins…
Onze jours après notre départ de Boghé, nous voici au pied de la haute falaise du Tagant. La paroi verticale nous écrase. Le terrible vent d’est fait rage, nous enveloppe dans un nuage de sable. Il pousse, comme des vagues écumeuses, de blanches dunes qui risquent de submerger les cases du poste de Moudjéria. Pendant trois jours, nous avons presque une vision de l’enfer, et c’est un sentiment de délivrance que nous éprouvons lorsque, contournant la falaise, nous entrons de plain pied, par le col du Toum el Batha, dans le montagneux Tagant. Là, des fonds d’oueds herbeux viennent varier la monotonie des cailloux et des rocs. Des plateaux, où poussent de petites graminées, offrent de maigres pâturages aux moutons des tribus. Parfois, parmi les rocs, on aperçoit un baobab monstrueux, ou bien l’on suit quelque champ de pastèques qui, seuls, attestent la vie humaine dans ces parages désolés.
De Moudjéria à Tijikja, pendant la traversée du Tagant, on trouve de l’eau à toutes les étapes. A Tin Ouadin et à Taorta, nous nous sommes arrêtés près des sources qui jaillissent du roc et que l’on nomme « guelta » en maure. Bien que l’eau y fût mauvaise, à cause des troupeaux de chameaux qui nous avaient précédés, nous étions heureux qu’un peu de pittoresque vînt rompre la monotonie des étapes. Les vasques rocheuses ont un grand parfum d’hébraïsme. Sans doute sont-elles semblables à ces sources d’eau vive que la baguette de Moïse fit sortir du sol, dans une autre Thébaïde.
A Niémelane, en plein Tagant, nous nous sommes arrêtés près de la stèle de pierres, élevée à la mémoire des lieutenants Andrieux et de Frausser. Elle s’élève non loin de l’éperon rocheux où ces deux officiers trouvèrent la mort, en octobre 1906. Nous étions alors tout au début de la conquête. Quinze mois auparavant, M. Coppolani qui, le premier, s’était avancé dans le haut pays, avait été assassiné à Tijikja. Inquiets de nos entreprises, les ennemis de la paix française avaient résolu de tenter un gros effort. Le vieux cheickh Ma el Aïnin, le chef spirituel de tout l’Adrar jusqu’au Sud Marocain, s’était rendu à Fez et avait sollicité contre nous l’appui du sultan Abdel Aziz, à qui le cheickh avait donné sa « baraka ». Le sultan avait répondu en envoyant à l’aide des Maures son cousin Moulay Idriss. En octobre 1906, ce fanatique envahissait le Tagant à la tête d’une bande de 600 fusils, recrutés pour la plupart dans l’Adrar. Il rencontrait dans le cirque aride de Niémelane, le détachement Andrieux — de Frausser qui se faisait écraser sous le nombre.
Il reste de cette journée de sang l’humble monument que de bien rares passants viennent saluer. Mais ceux-là, du moins, y viennent demander un secours. Ces pèlerins-là ont des âmes tremblantes devant la France. Accablés d’amour au souvenir de la patrie, ils murmurent : « Oh ! être digne d’elle ! » — et c’est l’ardente supplication qu’ils traînent éternellement avec eux.
9 Mars, Tijikja. — Ici, un peu de vie nous accueille. La palmeraie bruit doucement et son inexprimable douceur convie au repos, à l’apaisement. Mais il faut que le poste, rectangulaire, massif, vienne encore, avec ses arêtes droites, mettre de l’austérité où l’on craignait trop de mièvrerie. Le lieutenant de F. nous accueille, et tout de suite, il nous mène au tombeau de Coppolani qui se dresse au bout du camp des tirailleurs. La touchante inscription, en arabe, rappelle que Coppolani fut l’« ami des Musulmans ». Et nous voici reportés en cette année 1905, où le grand homme résolut de s’avancer dans les sables de la Mauritanie. Quelle grande aventure ! Pendant deux ans, M. Coppolani reste impuissant sur les berges du Sénégal, les yeux fixés sur les immenses territoires du Nord dont la possession devait assurer la paix du Sénégal. Le représentant de la France n’a pas de bagages, son escorte se compose d’une poignée d’hommes ; l’argent fait défaut. Mais l’on travaille tout de même. Coppolani demande des renforts. Il gagne l’amitié du cheickh Sidia, le maître spirituel de la plus grande partie du Sahara méridional. Enfin, en 1905, il prend la route du Tagant. Sur son chemin, il montre aux Maures ce qu’est notre patrie. « Nul comme lui, me disait plus tard le capitaine A., qui fut son compagnon, ne connaissait l’âme des Musulmans. En une heure de conversation, il retournait complètement les Maures les plus mal disposés à notre endroit. Aussi avait-il dans le pays une réputation extraordinaire. J’ai vu des hommes qui faisaient des lieues pour lui apporter un mouton, engraissé à son intention et qu’ils transportaient à dos de chameau pour que la viande en fût meilleure. J’ai vu des Marabouts conduire vers lui des troupeaux de vaches entiers, pour qu’il ne vînt pas à manquer de lait. »
Coppolani continue sa route jusqu’à Tijikja qui est encore aujourd’hui la sentinelle avancée du désert. Mais là, le fanatique Moulay Idriss l’assassine, au moment même où il songe à partir pour l’Adrar et à rejoindre, par delà les solitudes, nos possessions du Sud Algérien.
Il me semble qu’il reste quelque chose encore des combats d’autrefois, et je crois le percevoir dans la gravité sereine de ce premier soir, où nous revenons vers le poste, après avoir été prendre le thé dans la maison du vieux médecin maure Mohammed el Brahim. Pendant deux heures, nous sommes restés dans une pièce sombre, où s’entassent des peaux de bouc emplies de livres et de manuscrits. Le maître de la maison, assis sur une sorte de lit en pierres, le nez chaussé de grandes lunettes, parlait du passé, de son pays, de la France. Quand nous eûmes quitté la soupente et retraversé la large cour, le vestibule désert aux massifs piliers carrés, ce fut avec joie que nous aspirâmes les larges souffles du soir. Des enfants nus longeaient les murs des rues étroites. Devant le Ksar, nous nous arrêtâmes près du cimetière, vers qui se courbe un grand nété. Nous avions devant nous le lit sablonneux de l’Oued, et, sur la colline, le poste dédié à la mémoire de Coppolani. Je ressentais jusqu’à la douleur le sérieux de ce paysage crépusculaire. Là, d’austères souvenirs nous assiègent. Nous sentons que rien n’est pour l’ironie dans un tel assemblage, qu’aucune place n’y est faite au sourire. Ah ! non, nous ne rions pas en Afrique. Je sais bien que nous n’y serons pas des sceptiques, que nous choisirons, que toujours nous voudrons choisir. Nous ne sommes pas de ceux qui veulent tout concilier, tout aimer. Que les délicats s’en aillent donc ! Que ceux qu’effraient les sentiments un peu rudes, que ceux que froisse une trop grande simplicité du cœur, quittent à tout jamais la terre de la force et de la vertu ! Que tous ceux qui hésitent, tous ceux qui trembleraient devant une vérité trop forte, ne viennent pas prendre la rude nourriture de l’Afrique ! Il faut ici un regard ferme sur la vie, un regard pur, allant droit devant soi, un regard jeune, de toute franchise, de toute clarté.
Nous sommes revenus à Moudjéria par la route du Nord, c’est-à-dire en longeant l’Oued el Abiod, dépression boisée où les tribus viennent chercher un peu d’ombre. C’est sur cette route que l’on rencontre l’ancienne ville de Ksar el Barka, aujourd’hui en ruines. Vus des arbres de l’Oued où l’on repose à l’aise, ces murs droits en pierres sèches, que ne surmonte plus aucune toiture, ont encore un grand air antique. Nous étions là, sous des palmiers, dans une serre chaude lumineuse et brillante, très loin de la vie, très près des choses… Des Maures arrivèrent, d’abord un vieillard à barbe blanche, puis des hommes dont les yeux étaient beaux, des enfants enfin. Ils venaient de voir le colonel. Le bruit de la machine à écrire, sous une tente, troublait le silence ; il me rappelait que nous étions ici pour une grande œuvre pratique, et que l’impressionnisme, dans l’état où nous étions, eût été insupportable. C’était un moment de sincérité.
Du Tagant, nous devions rejoindre le fleuve par le poste de M’Bout qui se trouve à deux cents kilomètres au sud de Moudjéria. Nous partîmes de ce dernier point le 24 mars. Les deux jours suivants, nous longeâmes du dehors la haute paroi du Tagant, dont nous étions enfin sortis. Le 26, nous étions à Touizigjiguit, petit puits dans le roc où l’on parvient après avoir franchi une pente assez dure. De là, nous pouvions voir la plaine du Gorgol où nous allions nous enfoncer. A trois heures du soir, nous nous mîmes en route et nous commençâmes à cheminer lentement dans l’espace indéfini qui s’ouvrait devant nous. Le soir, nous longeâmes quelques faibles hauteurs rocheuses, puis tout devint imprécis, infiniment pâle et déteint. Nous entrions dans la clarté lunaire, encore étourdis du jour trop long qui venait de mourir. A trois heures du matin, nous nous arrêtions, en attendant le lever du soleil.
Les étapes suivantes nous rapprochèrent très visiblement du fleuve. La plaine se couvrait de hautes herbes, d’arbustes épineux de plus en plus denses. Le pays se faisait plus aimable. Le 1er avril, avant l’aube, nous traversâmes le lit du Gorgol. Il est bordé d’arbres magnifiques, sous l’ombre desquels des nuées de sauterelles nous accueillirent. Quand le jour parut, nous aperçûmes à l’horizon une faible hauteur que surmontait une sorte de tour assez élevée. C’était le poste de M’Bout. Nous allions y parvenir, lorsque nous vîmes se ruer sur nous une horde de Maures montés sur des chameaux. Ils passèrent devant nous en hurlant, puis ralentirent leur allure, après nous avoir dépassés. Des cavaliers les suivaient, accourant à bride abattue, tout en déchargeant en l’air leurs longs fusils à pierre. Enfin, nous vîmes une centaine de femmes qui s’avançaient vers nous en battant des mains et en criant. Arrivées à notre hauteur, elles repartirent devant nos chevaux, et c’est dans cet étrange appareil que nous atteignîmes les murs du poste, au pied desquels nous attendaient les tirailleurs sénégalais, correctement alignés.
Je ne tenais pas à rentrer à Saint-Louis. Aussi fut-ce avec joie que je reçus l’ordre de reprendre la route du Tagant, en qualité d’officier-adjoint au commandant F. Nous partîmes de M’Bout, le commandant et moi, le 6 avril, et, piquant vers le nord-est, nous allâmes rejoindre la chaîne de l’Assaba. C’est un petit massif montagneux allongé du sud au nord, qui sépare de ses hauteurs abruptes les plaines du Fgeïba et du Gorgol. Nous en suivîmes le pied jusqu’à la source d’Aïn el Raïra, qui en marque l’extrémité nord. Nous avons trouvé le long de cette falaise de charmantes sources dont le murmure inattendu nous ravissait.
Le 15 avril, nous reposâmes à Garavuel. Nous étions de nouveau à la limite du Tagant. Dans un repli de la montagne, au fond d’une gorge étroite, on trouve une série de vasques. Des arbres se penchent lourdement sur le noir miroir de l’eau. Sur la paroi s’ouvrent des grottes profondes. Des oiseaux chantent, invitant au lourd repos. Je me suis étendu dans l’une de ces grottes. De là, je ne voyais qu’une vaste coupe emplie d’eau, un grand figuier poussé dans le roc et qui s’inclinait gracieusement. Heure douce, heure de renoncement total, d’abandonnement. Heure de soumission, non de révolte. Heure d’obéissance, de confiance — on ne sait trop à quoi ni en quoi, mais simplement d’obéissance.
Le 16, nous faisons l’ascension de la montagne, cent vingt mètres de hauteur, tombant à pic sur la plaine noire qui déjà s’emplit des brumes du soir. Une fois dans le Tagant, nous continuons notre route jusque vers le milieu de la nuit. Nous marchons dans un décor étrange de rocs enchevêtrés. Nous sommes forcés de jalonner notre route avec de grands feux qui font, dans ce décor de Walkyrie, le plus magnifique effet. Par derrière les promontoires des rocs, dans la nuit froide, sereine, la terre semble embrasée jusqu’aux étages inférieurs de la montagne.
Deux jours après, nous nous arrêtions à Foum Hajar, avec l’intention d’y organiser un peu la horde de partisans, qui nous servait d’escorte depuis M’Bout. Mais le lendemain de notre arrivée, nous dûmes nous mettre à la recherche d’un campement de Torch, dont on nous avait annoncé le départ vers le nord du Tagant. Ces guerriers assez rudes et très indépendants, se refusaient depuis longtemps à nous laisser recenser leurs chameaux. Le 20, à une heure du matin, nous partîmes à grande allure, et nous longeâmes la grande dépression de la Tamourt en Naje. A l’aube, un enfant nous indiqua sans difficulté l’emplacement du campement. Vers huit heures, nous apercevions en effet les tentes, disséminées dans des bouquets d’acacias. Nous les entourâmes rapidement, nous ramassâmes les fusils, tandis que les partisans partaient à la recherche des troupeaux. Quand ils les eurent trouvés, nous en fîmes le recensement, et deux heures après, nous reprenions la route de Foum Hajar.
Le 22 avril, le commandant F. quittait Foum Hajar pour rejoindre Moudjéria, où l’appelaient des affaires politiques importantes, et il me confiait le commandement de notre escorte dont nous avions porté l’effectif à quarante fusils. Je n’avais donc avec moi que des Maures, bien recrutés, mais encore fort indisciplinés et nullement au courant de nos habitudes militaires. Tous étaient montés à chameau.
Le 24, je recevais l’ordre d’aller m’installer à l’est de la guelta de Moudjéria, en une bonne position militaire. L’ordre fut exécuté le jour même. Je me transportai au bord de la falaise qui domine le poste de Moudjéria, et, après avoir fait choix d’un emplacement convenable, je fis établir, sur un carré de trente mètres environ, une forte clôture en branches épineuses, de celles qu’on nomme communément « zériba » dans nos troupes d’Afrique. Je devais y rester jusqu’au 12 juin.
C’est là que j’ai connu mes premières heures de vraie solitude, là que j’ai, pour la première fois, écouté pieusement les heures tomber dans l’éternel silence du désert. Dans cette terre morte, où jamais un homme n’a fixé sa demeure, il me semblait sortir des limites ordinaires de la vie, m’avancer, tremblant de vertige, sur le rebord de l’éternité. Pendant l’écrasante chaleur des jours, tandis que les partisans dormaient sous leur soleil familier, je restais sous ma tente, les genoux au menton, ayant, avec un battement de cœur, comme le sentiment d’une mystérieuse attente.
Le soir, je montais généralement en haut des rochers abrupts qui dominaient le camp vers l’est. Jusqu’où le regard pouvait s’étendre, je ne voyais que des arbustes rabougris aux maigres frondaisons, dispersés sur des aires désolées. Au loin, des collines grêleuses encerclaient l’horizon, mais mon regard allait plutôt se reposer sur la petite grève de sable où se dressaient nos tentes en poil de chameau. Seules, elles étaient un peu de vie dans la morne sérénité des choses, comme un faible battement d’ailes dans l’éther.
Après la chaleur accablante du jour, le frais crépuscule mettait en moi je ne sais quelle légèreté, et il me semblait percevoir comme une ascension de mon âme dans l’espace. Alors, perdu sur la terre, je m’abîmais dans le mystère du monde, les yeux fixés sur Orion qui, solitaire, émergeait des voiles secrets de l’horizon.