Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique
CHAPITRE II
MOUDJÉRIA
12 juin 1910–16 février 1911.
Le 12 juin 1910, je descendis de la montagne et commençai de m’installer à Moudjéria. Je devais y rester huit mois. Rien de plus monotone que la vie dans ces postes qui sont comme les sentinelles avancées du désert. Pourtant, c’est à Moudjéria et pendant mes promenades dans le Tagant, que j’ai appris à connaître les Maures. Cette étude m’a fait passer de charmantes heures. Mais elle ne m’a pas mené à grand chose et je ne crois pas qu’elle ait beaucoup servi à m’améliorer. Ce que j’ai vu de plus beau dans le Tagant, ce sont les traces de notre conquête : le mausolée d’Andrieux et de Frausser à Niémelane, le tombeau de M. Coppolani à Tijikja, et aussi ces quelques piquets qui marquent au sommet de la dune d’El Beyyedh l’emplacement du camp de Rey.
Il y aurait un noble livre à écrire sur les débuts de la Mauritanie française. Et il s’ouvrirait sur une belle page : M. Coppolani se promenant en 1903 sur la rive droite du Sénégal, dans l’appareil le plus modeste qu’ait jamais eu le représentant d’une grande puissance, et le regard tourné vers le Nord où mille difficultés l’empêchaient de s’aventurer.
Le capitaine A. me disait encore : « J’ai vu des assemblées de notables qui venaient à M. Coppolani avec des intentions peu amicales, et que quelques heures de conversation patiente transformaient complètement. Les nomades de l’Aftouth étaient absolument dans sa main. Aussi la légende s’établit-elle vite, dans les tribus hostiles, que Coppolani devait ses succès à certains pouvoirs mystérieux qu’il possédait… » Il n’en fallait pas plus pour déchaîner le fanatisme et provoquer le drame de juillet 1905.
Voilà la grande figure à laquelle nous pensons à Moudjéria. Mais à cette pensée se mêle une sorte de malaise. Il me semble que je ressens encore l’offense faite à mon nom. Eh quoi ? Oublions-nous donc si facilement que nous sommes une puissance de chrétienté ? N’allons-nous pas laisser un peu trop de nous-mêmes dans ces parages ? Quand je repense à l’inscription arabe de Tijikja : « Ci-gît Coppolani, l’ami des Musulmans », je ressens un respect mêlé d’inquiétude. Et il me prend alors le désir de relire les histoires du sire de Joinville et de réapprendre comme il se comportait « en l’aventure dou pelerinaige de la croiz ». Voilà peut-être la drogue qu’il faudrait prendre en Mauritanie.
Sur beaucoup de Français qui n’ont plus la foi, mais qui en ont gardé le regret, l’Islam exerce une puissante attraction. Il ne faut pas trop s’en plaindre. Ce goût nous a donné une habileté extraordinaire dans la conduite et le maniement des Musulmans. Mais de combien d’inquiétudes, de tristes retours sur nous-mêmes payons-nous ce résultat !
Je faisais tous les matins une grande promenade à cheval. Le plus souvent, je longeais vers le sud la haute paroi rocheuse du Tagant, jusqu’à la large trouée de Foum el Batha. Je prenais grand plaisir à galoper sur le sable fin, dans l’ombre que faisait la montagne, jusqu’à une heure assez avancée. Au retour, tout était baigné de soleil, mais le paysage, protégé par la forte assise du Tagant, gardait, avec ses acacias nains et son sol blanc, un air de finesse assez noble. Il avait une légèreté exquise, celle d’une miniature faite de teintes délicates, en même temps que la majesté ennuyée des choses inutiles. Terre métallique, avec des transparences et des reflets de cristaux…
En rentrant au poste, je trouvais généralement plusieurs Maures qui m’attendaient. Vieillards aux traits durs, aux regards aigus, dont l’attitude, et jusqu’au vêtement, faisaient penser à quelque Hébreu de l’Écriture. Il y avait aussi de jeunes hommes aux grands yeux fiers, avec de belles chevelures longues et annelées. On peut dire que le sang arabe a prédominé en eux. Pour moi, ils me figurent plutôt les vrais descendants des premiers Zenata : la douceur berbère, avec la fierté jugurthinienne. A côté de quelques types sémitiques, j’ai trouvé de vrais Aryens. Il me semblait parfois reconnaître quelque Français de ma connaissance.
Dans une société aussi hiérarchisée que la société maure, on ne s’étonne pas que les différences de castes apparaissent nettement dans l’attitude, les gestes, la démarche, jusque dans les regards. Nous voyions souvent arriver de jeunes guerriers, fiers comme des gueux, dont le maintien sérieux, les poses harmonieuses, les traits fins annonçaient de vrais aristocrates. Et l’on restait étonné, quand ils ouvraient la bouche pour mendier un morceau de sucre, quelques poignées de thé ou de riz.
Ici, le plus grand chef est vêtu comme le dernier de ses captifs. C’est encore un trait qui prouve que ces Berbères ne sont pas des Arabes. La simplicité des mœurs est grande, telle exactement que nous la décrit le vieil Ibn Khaldoun, quand il nous fait le tableau de la vie berbère. La vie rude des coureurs de brousse, la vie austère des contemplatifs, voilà les deux aspects de l’âme maure. Ils ne nous éloignent pas tant de nous que l’on serait tenté de le penser.
Un matin de ce mois de juin, je suis allé dans l’Aftouth, de l’autre côté de la dune. Comme je trottais sur le terrain mou tapissé d’herbes pâles, j’entendis de grands cris, des sanglots passionnés où je distinguais l’appel des « muezzins » : « La ila illallah ! » Je m’approchai et je vis des tentes, des hommes rassemblés qui gesticulaient. Dès que je fus aperçu, les cris cessèrent. Je descendis de cheval près des tentes. Les hommes me reçurent bien et m’offrirent du lait de chèvre, de l’air le plus naturel du monde. C’étaient des Ghoudzf, disciples de Cheickh el Ghazwani, le grand savant chadelya.
Ces Chadelya forment une vaste confrérie religieuse qui n’a que peu d’adeptes en Mauritanie. Sortie, au Xe siècle, de l’école philosophique du cheickh Djazouli, elle se distingue aujourd’hui par un mysticisme exalté dont les pratiques touchent d’assez près à l’hystérie. Je venais d’interrompre les exercices spirituels de ces ascètes, en quête du « fena », de l’union mystique rêvée. Le lendemain matin, je voulus aller les revoir. Mais les tentes avaient disparu, s’étaient enfoncées dans le désert, loin de nos regards indiscrets.
Ces pratiques ne sont pas fréquentes chez les Maures. Tous se rattachent à la grande école, plus théologique, des Qadryya, ou à celle des Tidjania qui nous a toujours été favorable, puisqu’un des grands moqaddems de la secte, Abd-el-Kader ben Hamida accompagnait le colonel Flatters en 1880. M. Coppolani, dans son ouvrage sur les confréries religieuses de l’Islam, nous renseigne admirablement sur ces sectes quelque peu fermées aux profanes. Celle des Qadryya, répandue dans le Sahara tout entier, fut fondée par Sidi Abd-el-Kader el Djeilani, originaire de Bagdad, le plus grand saint de l’Islam, et le plus populaire. M. Coppolani nous apprend que les adeptes doivent réciter jusqu’à la congestion cérébro-spinale le « dikr el hadra » : « Allah ! Allahou ! Allahi ! », en penchant la tête en avant, à droite et à gauche. Je n’ai jamais vu de telles folies en pays maure. Mais les principes d’Abd-el-Kader sont toujours vivants dans l’Islam, et ses vertus morales, qui furent grandes, n’ont jamais cessé d’être honorées.
Coppolani nous cite le mot du Saint Ali ben Abou Taleb : « Je suis le petit point placé sous la lettre bâ. » Il faut savoir que la lettre bâ est la première de la « fatiha », le chapitre initial du Koran, qui est en même temps la prière par excellence des Musulmans. Cet Ali avait certainement atteint la dernière hypostase. Rien n’est plus intéressant que de suivre dans Coppolani les différents degrés qui mènent à cette perfection mystique, depuis la pauvreté qui est l’état initial, jusqu’au « Madjma el Baharim », le « confluent des deux mers », où le croyant est si près de Dieu que pour se confondre avec Lui, il ne manque que la longueur de deux arcs. On croit reconnaître ici les différentes stations de l’extase néo-platonicienne, telles que nous les décrivent les Ennéades.
C’est ici que Coppolani nous ouvre des horizons surprenants. Il nous montre l’influence profonde de l’alexandrinisme, de Porphyre, de Jamblique, de Plotin, sur la théologie islamique. Ailleurs, il nous explique comment les fakih, les lettrés de l’Andalousie, disciples d’Avicenne et d’Averroès, se joignirent aux Maures qui revenaient d’Espagne, après la conquête, et qui allaient répandre leur science dans le monde berbère. Et il nous place ainsi au point de jonction de deux grands courants mystiques qui tous les deux nous touchent nous-mêmes d’extrêmement près.
Il faut lire ces belles études dans le décor d’une dune de Mauritanie. Elles y gardent une actualité saisissante. C’est que, depuis Abd-el-Kader el Djeilani, rien n’a changé dans le Sahara méridional. Ayant échappé jusque dans ces dernières années à l’influence européenne, et par nature très attachés à leurs traditions, les Maures n’ont pas bougé. Ici nous ressentons l’impression du voyageur qui descend dans les mausolées d’Égypte et contemple la momie, souriante encore, derrière des bandelettes de deux mille ans.
Tant de rêves élevés, tant de mysticisme florissant en plein vingtième siècle sur le sol le plus inhospitalier du monde, peuvent très bien nous émouvoir. Nous avons la sensation fortifiante d’aller à des excès, de nous élever au-dessus de la médiocrité quotidienne. Nous sommes sur une haute tour, où les bruits des jardins et les parfums des roses n’arrivent plus, comme nous imaginons Assuérus sur la plus lointaine terrasse de Suse, et tout seul au milieu des étoiles.
Mais c’est encore nous-mêmes que nous retrouvons en dernière analyse. Ainsi, nous dressons l’oreille, quand Coppolani nous cite la réponse d’un soufi à un riche qui lui offrait de l’argent : « Voudrais-tu faire disparaître mon nom du nombre des pauvres moyennant dix mille drachmes ? » et qu’il la rapproche du mot de sainte Thérèse : « On nous ravit la pauvreté qui était notre trésor. »
Nous sommes ici sur une terre connue. Nous sommes chez nous. Autrefois, je me suis amusé à noter les coutumes étranges des peuples que je visitais. Mais ce bibelotage ne m’a laissé qu’une sensation pénible d’ennui. Ici, nous ne ferons pas d’archéologie. Nous ne ramasserons pas de vieilles poteries. Nous ramasserons quelques débris de notre cœur, que vingt siècles de civilisation intense ont effrité.
Vers le milieu de juillet, je retournai à Ksar el Barca. Le jour de mon départ et le lendemain, il tomba quelques bonnes averses. Le troisième jour, quand j’arrivai dans la « tamourt des brebis », il me sembla que j’entrais dans une serre chaude. Une odeur de terre mouillée montait vers nous, et j’entendais des oiseaux chanter dans les acacias et les amours. Heures rares, au pays des Maures, que celles où nous recevons des choses quelques parfums et des chansons ! Je passai dans cette tamourt des heures légères, un peu amollissantes, comme celles que l’on passe dans les boudoirs trop chauds, auprès des dames. Cette large coulée de verdure, toute unie et solitaire, trop large, où nous voyions de loin s’arrondir des étangs desséchés, depuis toujours desséchés, et les lignes basses de son horizon pétré, me semblait en définitive un médiocre paradis — comme un essai malheureux de grâce française. Je n’y trouvais pas mon compte. Combien plus tard je devais prendre goût à l’austérité saharienne du Tiris, aux grandes lignes dévastées du Nord !
J’avais avec moi le fils du chef des Kounta du Tagant, un grand jeune homme nommé Ahmed, qui souvent à Moudjéria était venu boire le thé sur ma natte. En arrivant à Ksar el Barca, il me désigna du doigt les ruines de la cité maure.
— Voilà le Ksar, me dit-il, où est mort mon grand-père et où mes ancêtres ont vécu.
— Oui, lui dis-je, je sais que le Ksar a été détruit, au cours de la guerre que les gens de ta tribu soutinrent jadis contre les Idouaïch. Je serais content de le visiter avec toi.
Et nous nous dirigeons vers les ruines qui tremblent sous le soleil, vers les murs larges et bas en pierres sèches, qui semblent aussi des pierres, mais précieuses. Nous entrons dans de grandes cours, puis dans des salles étroites dont les toitures ont disparu. Partout le silence, cette vague oppression des choses très vieilles qui ne sont plus que de l’histoire.
Nous revenons vers la rue et marchons en silence entre les parois resserrées des murailles. Ahmed s’arrête :
— Voilà, me dit-il, la maison qu’habitait mon père.
Nous entrons dans une cour semblable aux autres. Dans un coin, un terre-plain peu élevé.
— C’est ici, continue Ahmed, que le grand cheickh Sidi Mohammed avait coutume de faire son salam. Et ces murs que tu vois sur la droite, c’est la maison de mon grand-père, Sidi Mohammed el Kounti.
Sidi Mohammed el Kounti, cheickh Sidi Mohammed, voilà encore de grands noms de l’Islam. Ils évoquent la glorieuse famille des Bekkaïa qui sont, dit M. Arnaud, les vrais directeurs de conscience du Sahara. La dispersion de ces Bekkaïa me laisse rêveur. On les trouve dans le Touat, dans l’Azaouad, au nord de Tombouctou, à Oualata, dans le Hodh, dans l’Haribiuda, en Mauritanie. Et ces distances prodigieuses ne semblent pas les étonner. Ahmed me parle de l’Haribiuda, comme un Parisien parle de Bruxelles.
J’ai vu dans un campement du Tagant un neveu du fameux Abiddine el Kounti, le guerrier fanatique qui depuis près de cinquante ans sillonne de ses rezzous le Sahara central. Ce vieillard est un fils de Sidi Mohammed el Kounti, dont je visite en ce moment la maison. Ainsi souvent, dans mes promenades avec les Maures, mon imagination est reportée vers d’autres horizons plus lointains que sans doute je ne verrai jamais : l’Azouad, le Tafilalet, le Macina, l’Iguidi, qui sont là-bas, dans les profondeurs roses du désert et dont les noms chantent si fiévreusement à mon oreille.
Mon guide m’entraîne vers la mosquée qui se trouve tout à l’ouest du Ksar. Nous franchissons des blocs de pierre délités et nous voici dans une sorte de colonnade à ciel ouvert, très nue, sans l’ombre d’ornements… Surprise ! Les piliers sont ronds, et derrière, sur le mur du fond, j’aperçois des essais d’ogives. Dans ce pays de nomades, où la demeure en pierre est si rare, et où l’architecture n’existe pas, c’est une grande curiosité que de voir apparaître l’ogive. Je n’ai jamais vu d’autre essai du même genre en Mauritanie.
Enfin, voici un tableau harmonieux, une joie précise. Les larges assises de la mosquée donnent une impression de solidité. Et aussi les lignes nettes comme des fils d’acier et qui ne font point d’ombres. Je vois la lumière qui s’étend dans le désordre des lourds piliers, mais elle ne joue pas sur plusieurs plans.
J’observe mon cicerone. Il sourit finement et semble me dire : « Tu vois, voilà ce qu’ils étaient capables de faire, mes ancêtres ! »
Dans mon voyage de retour vers Moudjéria, ce charmant Ahmed s’est définitivement acquis ma sympathie. Tout près de Ksar el Barca, à Tamra, nous avons reçu le renseignement qu’un petit medjbour, alourdi par des prises nombreuses, remontait vers le nord et qu’il passerait sans doute non loin de nous. B., qui venait d’arriver de l’Adrar avec ses méharistes, s’élance avec quelques hommes. Au bout d’une heure, j’entends des coups de fusil. Je fais seller mon cheval. Ahmed et les quelques Kounta qui l’accompagnent, sont déjà prêts, impatients de sauter sur leurs chameaux. Nous partons, et c’est une course folle sur les traces de B. Je sens derrière moi les grands pas élastiques des chameaux, je sens ma petite troupe ramassée dans un mouvement serré et tendu vers l’avant, un uniforme mouvement de grande coulée vers l’avant, les cous tendus. Heure exquise ! Déjà mille imaginations guerrières nous éblouissent. Je précède un frémissement de joie — cette griserie qui secoue vite les Maures quand le vent de la plaine leur coupe le visage et qu’ils reniflent un peu de poudre.
Tout à coup, nous apercevons un grand désordre : des chameaux, des hommes à pied — sur le sol, des ballots d’étoffe, et, au milieu de tout cela, B. qui donne des ordres. Les razzieurs, surpris pendant la sieste, ont fui, abandonnant leurs prises ; une centaine de chameaux, des étoffes, du thé, des pains de sucre.
Ici, c’est le mouvement humain qui donne toute sa valeur aux teintes plates, amiantines de la terre. Nous sommes sur une petite hauteur éventée. La plaine sans accidents se déroule jusqu’aux fils fins, entremêlés, de l’horizon. Notre clair après-midi s’enveloppe dans le plus sobre des décors, et ainsi je sens mieux le prix de ce tableau : les mouvements des chameaux que des Maures rassemblent, les ballots que roulent des noirs, et B., jeune guerrier français, qui crie au milieu de cette confusion. Une joie naïve et saine de conquérants devant ce butin obtenu de haute main.
J’ai retrouvé Moudjéria sans grande joie. Quel abandon ! Quelle tristesse ! Le sable envahit le petit fortin battu des vents, et il grimpe à l’assaut des murailles. Vers le sud, la dune ; vers le nord, l’immense paroi verticale du Tagant. Entre la dune et la roche, seul, le grand couloir triste où dort le poste. Rien qui serve à la joie des yeux, au repos du cœur. On est embouteillé dans une immense désolation…
L’hivernage s’avançait, traversé d’immenses rafales de vent que chassaient les nuages, avant qu’ils eussent le temps de crever. Parfois, nous voyions s’élever vers l’Est une brume épaisse et si rouge qu’on aurait juré le Tagant en feu, par derrière. C’était le début de ces grandes tornades sèches de juillet. Que de fois je les ai vues se vriller vers le ciel en efforts désespérés, siffler, lugubres, comme un serpent se dresse verticalement et crache vers le ciel son impuissance ! A certains moments, l’immense chevauchée semblait hésiter. Venue de si loin, des fonds du Sahara, on aurait cru qu’elle cherchait sa route dans la plaine sans bords. Un large remous se produisait, puis aussitôt la course folle recommençait, avec des arrachements subits, des embardées vers le ciel bas où se boulaient d’immenses flocons.
Mais les sensations qu’éveillait en nous tout ce bruit, ne valaient pas en intensité le lourd accablement des après-midis. Là, un silence de plomb nous engourdissait. Couché sur la natte, dans l’ombre de la case, que barrait vers la porte un grand rai de lumière, je reprenais, déprenais le livre, doucement oppressé, insoucieux, revenu de toute curiosité.
Il me semble maintenant que ces heures-là m’ont aidé à comprendre certains aspects de l’âme maure. Peut-être aurais-je pu les utiliser à mon profit. Mais le courant à remonter était si fort, que je ne me sentais pas capable de lutter. A cette époque, je me disais seulement : « Ces grandes facilités de méditations que nous consent cette terre spirituelle, les Maures les utilisent et ils font, à cette aridité, d’admirables ornements. Pourquoi, transformant à notre mesure de semblables forces et les employant à notre bien propre, n’essayons-nous pas aussi de nous enrichir, ou plutôt de reconquérir nos richesses perdues ? »
… Vers la fin de septembre, il me sembla que l’air s’allégeait, reprenait sa fluidité. Les milans noirs volaient plus haut. C’est le signe que l’hivernage va finir.
J’ai revu au poste une figure singulière : celle du vieil Alsman, le fils aîné de Bakar, qui est venu faire sa soumission il y a quelques mois, au moment de mon arrivée à Moudjéria. Le grand Bakar avait réussi à grouper et à maintenir sous son autorité tous les Idouaïch qui sont aujourd’hui, avec les Reïan, les seuls guerriers du Tagant. Pendant son long règne, il battit les Mechdouf et les Kounta, poussa vers l’Adrar une pointe audacieuse, tint même Faidherbe en échec. Alors qu’il était presque centenaire, il fut tué en 1906 par le commandant Frèrejean, au combat de Bou Gadoum. Il laissait d’innombrables fils, qui tous firent assez vite leur soumission, sauf l’aîné, Alsman, qui réussit à tenir le haut pays jusqu’au début de cette année, où son grand âge, la défection des siens le contraignaient à venir à son tour nous demander l’aman. Je prends une vive curiosité à contempler ce vieillard aux cheveux blancs comme la neige, au regard perçant, au verbe rare et fier. Quelles peuvent être ses pensées, pendant qu’il nous regarde, nous, les ennemis de toute sa vie qui avons tué son père, vaincu les siens ? Il semble nous dire : « Vous avez la force, et je sais bien qu’il faut plier tôt ou tard, mais vous n’aurez pas mon cœur. Jusqu’à ma mort je resterai Alsman, le fils de Bakar, qui était le fils de Soueïd Ahmed. »
Fanatisme ? Non. L’idée de la guerre sainte contre l’Infidèle apparaît bien rarement en Mauritanie. Haine du « Roumi » ? Non. Mais amour de la liberté, des grandes razzias ensoleillées. Et aussi, fierté d’une grande race qui se rappelle obscurément qu’elle conquit l’Espagne et le Moghreb. C’est encore du rêve. Sont-ce donc des fanatiques ? Non, ce sont des rêveurs.
M. de Gobineau nous rappelle un des mots essentiels de l’Islam : « L’encre des savants est plus précieuse que le sang des martyrs. » Et il nous montre à quel point l’Islam est une religion d’intellectuels. L’encre des savants ! J’y pensais en voyant au poste le vieux cheickh El Ghazwani, chaussé de bésicles, et en train de psalmodier un traité de la prédestination que venait de lui prêter le capitaine G. Ici, nous touchons le point faible de l’Islamisme, et surtout du plus pur de tous, celui des Maures. Nous apercevons l’émoussement de la pointe.
Est-ce admirable, cette fièvre d’intelligence divine ? Peut-être, mais un Français sera toujours révolté par le propos que nous rapporte M. de Gobineau. Quand de jeunes hommes aujourd’hui dénoncent l’intolérable domination intellectuelle de nos modernes savants, ils font l’œuvre la plus belle, la plus salutaire. Mais ce qui nous empêche de douter de nous-mêmes, ce qui nous console, c’est le cri du cœur, ce « Oh ! » d’indignation qui jaillit spontanément, quand nous entendons comparer la plume d’oie de l’écrivain à la palme du martyr. On frémit d’imaginer ce que nous serions, ce que serait la France, si les théologiens d’Occident avaient proclamé une semblable vérité.
Nous valons mieux que les Maures. Nous valons mieux que nous-mêmes. Mais il nous faut des avertissements. Il faut que l’abaissement du voisin nous avertisse de notre propre grandeur. Alors, touchant certains bas-fonds, nous faisons comme le plongeur pris dans les algues, et qui donne un vigoureux coup de pied pour remonter, vertical, les bras tendus, vers la lumière du monde.
Ainsi ce vieil Alsman qui est là, tout tremblant de vieillesse — j’ai admiré sa vie sauvage de bandit traqué. Mais maintenant je n’ai plus pour lui qu’une grande pitié, et il m’apparaît comme la victime lamentable d’une civilisation qui n’a pas su s’orienter.