Les voix qui crient dans le désert : $b souvenirs d'Afrique
CHAPITRE VII
DE OUADAN A NIJAN
Le 9 septembre, à une heure du matin, je donnai l’éveil au camp. La lune éclairait mal un paysage que je ne comprenais pas, parce que j’étais arrivé en pleine nuit au camp du capitaine B. Encore ensommeillé, je titubais au milieu des chameaux, agenouillés de tous côtés au milieu de nos caisses, et qui faisaient leur musique habituelle. Combien n’en ai-je pas vécu, de ces heures incertaines de la nuit, où le cœur est vide et ne souhaite plus qu’un éternel repos ? A ces heures-là, on se sent abandonné, lâche et courbé. On se prend à désirer quelque douceur dans la vie…
Une fois le départ donné, c’est fini. On hume l’espace endormi, on se laisse aller au doux bercement des dromadaires. Celui que je monte aujourd’hui est un superbe azouzel blanc, qui m’a été donné par un chef dans l’Azefal. Il est doux et tranquille, et dès que je fais entendre l’appel de langue qu’il faut, il part au trot, d’un grand trot mou et cadencé, cet amble bien balancé et bien glissant sur le sol, si doux et si aisé.
Nous voici dans la nuit, sur les plaines sans routes. Nous allons tout droit, tandis que, devant nous, les étoiles se lèvent lentement de l’horizon. La lune s’affaisse à l’autre bord et déjà elle n’est plus qu’un vague disque perdu dans la brume. Un vent froid s’élève, et nous voici dans la nuit noire, à cette heure mortelle où la lune est couchée et où le soleil n’est pas encore levé. Quand il paraît, à six heures, nous découvrons autour de nous de grandes nappes de « sfar », petite herbe blanche dont les chameaux se nourrissent volontiers. Nos peaux de bouc sont pleines d’eau. Nous passerons donc la journée dans ce pays sans nom, attendant de nouveau la fraîcheur nocturne pour repartir. Il faudra donc que le soleil monte jusqu’au zénith, que la terre échauffée tremble de lumière. A cette heure, nous sortirons de l’ombre éclatante de nos tentes et nous irons voir nos troupeaux, ruminant dans le midi calciné. Puis, de nouveau couchés sur nos nattes, nous attendrons que le soleil soit redescendu jusqu’au couchant, ayant achevé son temps…
Comme cette patiente attente de la nuit s’accorde mal avec l’ardeur qui nous dévore ! Nous voudrions ne pas perdre notre temps, utiliser enfin les heures de paix qui nous sont données. Je me disais à Ouadan que peut-être nous serions ceux par qui la France reviendrait à l’ordre et à la fidélité. Mais aujourd’hui, un immense découragement m’envahit. Nous-mêmes, sommes-nous dans l’ordre et dans la fidélité ? Que peuvent être nos pensées de solitude, sinon un affreux chaos que n’ordonne aucune règle, qu’aucune force n’aimante ? Et d’abord, que pouvons-nous espérer de nous, tant que nos cœurs seront impurs, ou même purs selon l’ordre du monde — enfin, impurs selon quelque manière — tant que nos vies ne seront pas établies sur un plan supérieur et très loin de cette vulgarité où nous sommes. Toute notre insuffisance intellectuelle vient de là. Mais il faut, pour y remédier, quelque aide qui nous dépasse et qui, peut-être, nous sera toujours refusée.
Le 14 septembre, à Douerat, nous arrivions enfin dans un pâturage convenable, trouvé après trois jours de recherches. Nous y installions le camp, le capitaine et moi, mais dès le lendemain, il me fallait repartir pour Chingueti où m’appelaient diverses affaires de service. Je franchis en huit heures les cinquante kilomètres qui me séparaient du poste, j’y passai deux jours de travail hâtif et, le 21, j’étais de retour à Douerat, où je pouvais enfin prendre un peu de repos. — Mais qu’est-ce donc que le repos pour qui cherche à se fuir soi-même dans l’enivrement de l’espace, pour qui redoute par-dessus tout de se trouver face à face avec le bourbier de son âme, pour qui, enfin, ne s’arrêtera plus qu’il n’ait trouvé l’ordre parfait et la suave harmonie de la vérité ?
29 Septembre. — Après les exercices de tir qui occupent quelques heures de la matinée pendant les jours de repos, je me suis promené longtemps dans les taillis qui encombrent la molle dépression où nous avons dressé nos tentes. Dès que l’on sort de cette petite oasis de verdure, l’on est dans le caillou noir, dans la terre dure et nue… Voici les ruines d’un Ksar, des éboulis de pierres sèches à la lisière d’un bois. De sombres légendes se rattachent à cette ville, très anciennement détruite. Mais aujourd’hui, je pense de tout mon cœur à la patrie — je pense à des vies françaises bien ordonnées, toutes occupées de prières et d’honnêtes travaux, bien établies dans la pureté et dans la paix du cœur. Là-bas, il est des âmes qui ne cherchent pas la griserie du voyage, parce qu’elles ont trouvé le port et qu’elles ont jeté l’ancre dans l’incomparable béatitude.
Au lieu que nous, nous sommes lancés dans le monde, dans le péché. Inquiets, nous rôdons en cercle, à travers les champs de la terre, le regard oblique, la bouche amère. Et parfois, dans cette course affreuse, nous nous arrêtons. La peur se glisse en nous : « Il n’est pas possible, nous dit une voix obscure, que la vie soit là, dans cette rancœur, dans ce désespoir qu’est le péché. Il n’est pas possible que la vraie route soit celle-ci, qui ne mène nulle part. Il n’est pas possible que les Saints ne prévalent pas contre nous et que la pureté ne prévale pas contre l’impureté. »
« Heureux, dit-elle encore, ceux qui sont immaculés dans la voie — dans la voie qui est droite et qui a un point de départ et un point d’arrivée, dans la voie qui est la plus courte, et non dans celle-ci, qui sinue à travers les jardins du monde et qui ramène éternellement au même point. »
— Pourtant, répond le voyageur, le péché est dans l’ordre du monde. Il est le fait de l’homme. Nous ne sommes pas des anges.
— Tu peux du moins, pauvre âme errante, reprend la voix, chercher une raison de progrès. Tu peux quitter cette route qui revient éternellement sur elle-même. Tu peux t’avancer sur cette route royale que je te montre. Le terme en est lointain ? Que t’importe ? Puisque chacun des pas que tu y fais est un nouveau rejaillissement de ton âme, une nouvelle conquête sur le ciel…
— Mais je suis homme…
— Aussi, toutes les morales humaines sont-elles impuissantes à te donner la paix. Comment, étant tout péché, sortiras-tu du péché par tes propres forces ? Comment même, dans ta nature finie, trouverais-tu une raison de progrès indéfini ? Prends le plus pur des païens. Suppose le stoïcien le plus admirable. Il arrive vite au terme de sa perfection. Arrivé à ce terme, il s’arrête, il se regarde, et il écrit, s’il lui plaît, les Pensées de Marc Aurèle ou l’Encheiridion d’Épictète. Prends maintenant le plus humble des Saints. La morale naturelle est peu pour lui, parce que ce qui est facile ne lui suffit pas. Ce qu’il veut, c’est de vivre de la vie des anges. Jusqu’à sa mort, il garde l’inquiétude de la perfection, ce mécontentement de soi-même qui n’est que le sentiment de sa réelle impuissance. A mesure qu’il s’affine dans sa vie morale, il voit se creuser davantage l’abîme qui le sépare de son Dieu. Plus il s’approche de la perfection, plus il la voit fuir devant lui. Aussi sa vie est-elle un rejaillissement perpétuel, un perpétuel mouvement, une glorieuse ascension, et comme une escalade du ciel qui ne laisse nul répit.
— Que ferai-je donc pour sortir de cette mortelle langueur où je suis, pour m’élever au-dessus des monotones campagnes de la terre ?
Et la voix dit :
— Rien par toi-même. Tes pieds sont rivés au sol. Ce n’est point toi qui te donneras des ailes. Mais voici venir Celui qui t’a promis la vie et qui, pour t’élever jusqu’à Lui, te donne à chaque jour sa chair en pâture. Écoute les paroles qui délient et qui, selon la promesse, rendront ton âme plus blanche que ne l’est la colombe. Dévore le Pain des Anges, pour n’être plus abandonné à toi-même. Prends cette main sanglante qui t’est tendue. Veille et prie… »
Alors le voyageur s’arrête. Il s’assied sur les ruines des cités. Une angoisse affreuse le saisit à la gorge, et il murmure dans sa solitude :
« Mon Dieu, puisque vous m’avez mené jusqu’ici pour me faire entrevoir votre visage, ne m’abandonnez plus. Manifestez-vous enfin, puisque vous seul pouvez le faire et que je ne suis rien. Comme vous avez montré à Thomas vos plaies sanglantes, envoyez-moi, mon Dieu, le signe adorable de votre présence… »
Après dix jours de repos à Douerat, le pâturage étant épuisé, nous prenions tous ensemble la route de l’Ouest. En quelques étapes, nous arrivions aux environs de Chingueti, où le capitaine se rendait, tandis que j’installais nos gens et nos animaux dans la petite palmeraie de Tenaghel. Le soir de ce même jour — le 6 octobre — je me rendais moi-même dans l’antique cité des Maures.
Je ne l’ai jamais revue sans plaisir. Mais ce soir-là, ayant réglé toutes mes affaires de service quelques jours auparavant, je pouvais m’y abandonner sans partage, aux rêveries spirituelles qu’elle verse sans compter au voyageur attentif. De la plus haute terrasse du poste, on domine l’immense « batha », le lit de sable fin où ne coule jamais d’eau. Sur la rive adverse, les murs nus du Ksar, les murs sans fenêtres, font une masse sombre qu’encadre de tous côtés la blancheur de la dune aride. De toutes ces grandes lignes horizontales, il n’est que la mosquée qui pointe, toute droite, vers le ciel, simple tour carrée, aux grands espaces de pierres. Devant ces demeures des savants de l’Islam, je retournais vite à mes méditations de Ouadan. Comment ne pas penser encore à l’effroyable malédiction qui pèse sur cette malheureuse race, vaincue, semble-t-il, par les magnifiques forces humaines qu’elle n’a pas su utiliser ?
Cette liberté, me disais-je, que nous tenons, au contraire des Maures, pour d’un si grand prix, cette liberté qui est à nous, et non à eux, que n’est-elle pas, pour que tant de miracles de Jésus, tant de sainteté n’aient pu l’enchaîner ? Quelle n’est pas sa grandeur, pour que Jésus soit toujours le signe de contradiction dont avait parlé le Précurseur : Signum, cui contradicetur ?
Car cela même a été prévu.
O Dieu, où donc est la lumière éclatante, où donc l’unique réalité ? Domine, tange oculos meos et secundum fidem meam fiat mihi et aperiantur oculi mei.
Parfois, la magnifique clarté venue de l’Orient m’aveugle. J’entends l’appel pressant du maître. Tout m’assure qu’il est de Dieu et non de l’homme, cet appel auquel vingt siècles de Rédemption ont répondu. Et puis, à d’autres moments, je me révolte. Faut-il donc que je croie que ce pain est votre chair, que ce vin est votre sang ? Voilà l’impossible exigence. Et je dis comme vos disciples mêmes, au lendemain de vos grands enseignements de Capharnaüm : Durus est hic sermo. — « Voilà de bien dures paroles, et qui peut les écouter ? »
Et pourtant, je vois là encore ce jeu de la liberté que vous avez voulu réserver. Il faut bien que la foi soit difficile, pour qu’elle soit mérite. Et encore : si la foi était facile, où serait son caractère surnaturel ? Et comment serait-elle la marque de l’élection ?
Il faut donc que « le monde soit divisé à son sujet », selon ce que disait saint Jean. Il faut donc que pas même devant le tombeau de Lazare entr’ouvert, l’homme ne soit forcé de se rendre. Il faut donc que jusqu’au bout, il reste libre de croire ou de ne pas croire, que jamais sa raison ne soit asservie. De sorte que dans cette institution de la liberté, dans ce système, le signe de contradiction est le signe même de vérité.
Une chose nous est demandée : le désir, l’humble désir du vrai. Il dépend de nous de l’avoir ou de ne pas l’avoir. Mais pour peu que nous l’ayons, nous sommes bien assurés d’avoir au delà même de ce que nous désirons et de recevoir l’infinie miséricorde, en échange de la plus petite bonne volonté.
« Veux-tu être guéri ? », demande Jésus à l’homme qui était malade depuis trente-huit ans. — « Oui, Seigneur, répond-il, mais je n’ai personne qui, lorsque l’eau s’agite, me jette à la piscine. » — Que fais-tu, infortuné, près de la fontaine de Bethsaïda ? Cet humble aveu, cette faiblesse te suffisent. Déjà la parole qui sauve et qui guérit est prononcée : « Lève-toi et marche. »
O mon Dieu, daignez voir ma misère et ma confiance. Ayez pitié de l’homme qui est malade depuis trente ans !
Le 7 octobre, à quatre heures du soir, nous quittions Chingueti, le capitaine B. et moi, accompagnés de nos domestiques. Au campement de Tenaghel, tout était prêt pour le départ. Nous prîmes simplement la tête de la colonne et continuâmes la route à travers le lit sablonneux de l’Oued Chingueti. A huit heures, nous arrivions à Mraïfeg : c’est le nom de quelques trous d’eau qui ont été creusés dans le sable de l’Oued. Le lendemain soir, le capitaine B. prenait la route d’Atar. Je partais moi-même pour la région de l’Amaga où de beaux pâturages nous avaient été signalés. Au départ de Mraïfeg, je marchai vers l’Est, tandis que le capitaine, suivi de son escorte, obliquait franchement vers le nord. Je suivis des yeux son burnous blanc et les gandourahs bleues de ses hommes. La petite troupe s’avançait vers une ligne de rochers noirs qui barraient l’horizon. Elle était déjà très loin, quand je rejoignis au trot la queue de ma colonne qui progressait péniblement parmi les cailloux. A dix heures du soir, je m’arrêtai au pied de la montagne de Zarga qui, sous la pleine clarté de la lune, dressait sa masse noire au milieu des dunes arides. On m’avait promis que je trouverais là de l’eau et du pâturage. Malgré la nuit je vis bien qu’il n’y avait pas l’ombre d’une herbe dans ces dunes désolées, et, de plus, nous trouvâmes tous les puits à sec. Nous partîmes de bonne heure le lendemain. Après cinq heures de marche en pleine désolation, nous parvînmes à l’Oued Tifrirt, où nos yeux se reposèrent enfin sur une verdure abondante. La journée qui suivit, nous la passâmes dans cette oasis, et comme de nombreuses tentes d’Ouled Selmoun et de Torch s’y trouvaient rassemblées, j’occupai mon temps à causer avec les chefs et à prendre les nouvelles du pays. Le soir, à cinq heures, nous levions le camp. Nous rencontrâmes sur la route un convoi de dix chameaux chargés de barres de sel provenant d’Idjil. Un vieillard, deux hommes et un enfant l’accompagnaient. Ils allaient vendre ce sel à Nioro, en plein Soudan, à mille kilomètres d’ici. Ils ne font guère plus de trois kilomètres par heure, mais ils marchent du lever du soleil au coucher…
Tristesse du voyageur. Ainsi s’en va le voyageur à travers le monde des apparences. Jadis, il se plaisait à suivre des yeux la lente descente des vapeurs sous le soleil, ou la fuite des cirrus roses, dans le ciel. Mais maintenant ce plaisir même l’accable. Que lui sont ces beaux prestiges du monde, alors que son cœur malade appelle avec ferveur ce qui ne peut se voir ? La confusion des campagnes de la terre, elle n’est plus que l’image de son propre désordre.
Il voit, à chaque cercle de l’horizon franchi, des configurations, tous les contours du monde sensible, avec des lignes nettes en bordure. Et puis, des teintes, douces ou violentes, sur ce visage. Mais c’est la voix immatérielle, la voix qui clame dans le désert qu’il appelle en sanglotant.
Et reprenant son bâton, il part de nouveau vers l’horizon scellé, en maudissant le jour.
A Erigi Abdaoua, quelques palmiers enserrent une belle nappe d’eau, surprise agréable à nos yeux. Ici encore, de nombreux Maures sont arrêtés par la sentinelle et conduits à ma tente. Voici deux Oulad Sassi, aux cheveux en désordre, aux yeux sauvages. Ils font paître leurs moutons non loin d’ici. Voici un Idaouali craintif. Il vient de toucher un cadeau du père de Bouna, pour les soins donnés au corps de son fils, tué récemment dans un combat…
Vers le soir, le soleil étant assez bas, nous nous remettons en route. A six heures, nous sommes sur une haute dune d’où nous apercevons, à quelques kilomètres, le Ksar d’Oujeft. Une heure après, nous étions tout près du Ksar, sur une dune blanche, où les bruits de la petite ville nous parvenaient, mystérieux et confus. Quelques vieilles femmes sont là. Un coup de fusil part : c’est un Smasside qui ne nous a pas reconnus et qui croit à l’arrivée d’un razzi.
Le chef, Ali Oued el Hoummoud, ne paraît point. Enfin le camp s’organise, après la confusion de cette arrivée nocturne. Et voici venir, le sourire à la bouche et faisant mille courbettes, le vieux bandit Ali. Mais je ne réponds pas à ses saluts empressés :
— Veux-tu me dire, Ali, pourquoi je ne t’ai pas vu dès mon arrivée ?
— Je croyais que tu t’étais arrêté au camp des Français (l’ancien camp établi en 1909 par le commandant Claudel). Et j’en viens, ayant appris là-bas ton heureuse venue.
— Eh bien, il faut, Ali, m’apporter immédiatement vingt moutons et cent mouds de dattes que je paierai bien.
Le vieux cheickh lève les bras au ciel :
— Vingt moutons ! Mais où les trouverai-je ? Tous mes moutons sont partis dans le Rhât. Quant aux dattes, tu peux faire fouiller tout le Ksar, et si tu en trouves, je veux que tu me coupes la tête.
— Je vais en effet envoyer des partisans. Prends garde à ta tête, Ali !
Le vieux, pris au mot, courbe la tête devant l’inexorable fatalité. Pourtant il se redresse. D’un geste, il écarte ses familiers et mes partisans accroupis autour de lui. Puis il me dit, penché vers moi :
— Écoute, j’ai dans ma maison une jeune captive très belle. Personne n’y a touché encore. Je l’enverrai dans ta tente, cette nuit…
Je n’en reviens pas ! Habitué à voir les fiers nomades du désert, je sais qu’un Maure ne doit jamais prononcer même le mot de femme devant l’homme à qui il doit le respect. Mais Ali, depuis trois ans, est en contact avec la « civilisation », et il a perdu les nobles habitudes de sa race. Je les lui rappelle vivement, — et je joins à mon admonestation l’annonce d’une amende de vingt moutons, — tandis que le vieux quitte ma tente, la tête basse, désespéré.
Près de Oujeft, à la mare de Toumgad, je suis monté sur la falaise à pic qui domine le Oued el Abiod. Je pensais au rocher surplombant le vide qui figure sur le tableau d’Ary Scheffer : Le Christ tenté par le diable, à ce rocher d’où le tentateur fit « apparaître en un instant tous les royaumes de la terre ». Le voilà bien, me disais-je, en voyant l’aride contrée à laquelle je donnais les plus belles années de ma vie, le voilà bien, le champ de bataille immémorial de l’Impur. Depuis les Thébaïdes antiques jusqu’à celles d’aujourd’hui, c’est ici que l’Ennemi afflige le Solitaire…
Nous sommes au point précis où il nous faut choisir entre la révolte et l’obéissance. Ainsi le désert est un carrefour sacré, d’où l’on sort condamné ou sauvé.
Le Diable vient ici, parce que Dieu y est. Le péché vient ici, parce que la vertu y est.
Le désert oscille constamment entre l’Ange et le Démon. Heureux ceux qui ont gardé jusque dans ces latitudes la plus petite flamme de fidélité, l’impatience à obéir. Car Dieu n’est pas loin d’ici, et il a vite fait de reconnaître cette âme de silence et de bonne volonté qui le désire.
Et juste, au contraire, la révolte s’exalte dans la solitude. L’homme d’orgueil y succombe vite. Et qui sait si, après l’épreuve terrible du désert — l’épreuve du feu — l’Ange le couvrira jamais de son aile blanche déployée ?
Après Oujeft, il ne nous restait plus qu’à remonter le Oued el Abiod jusqu’à Nijan, où nous devions trouver les pâturages tant désirés. Le Oued el Abiod n’est qu’une dépression sablonneuse, large de cent mètres environ et bordée de hautes falaises qu’escaladent jusqu’à mi-hauteur des dunes étincelantes. Ainsi, lorsqu’il se porte sur les flancs de la vallée, l’œil distingue trois plans nettement tranchés : les maigres frondaisons du bas-fonds, les dunes blanches, enfin, le large bandeau noir que font, au sommet du tableau, les rochers.
A Choumat, où nous dressons nos tentes le 13, la paroi de l’est se creuse en une gorge resserrée, pleine d’ombre et de mystère. C’est là que fut massacrée, au début de la colonne de l’Adrar, la patrouille du maréchal des logis Djilali ben Iliman. L’atmosphère de ce creux d’enfer serait accablante, si le souvenir d’un beau drame humain ne venait mettre dans sa mort un peu de vie. Au reste, il faisait ce jour-là une chaleur torride. Nous étions positivement dans les flammes. Et nous étouffions, dans ce coin des Tropiques perdu en pleines montagnes d’Adrar. Les rochers nous renvoyaient fidèlement toute l’ardeur solaire, tandis que les titarik et les aouarach qui nous entouraient de toutes parts, interceptaient les moindres courants d’air de l’atmosphère embrasée. Vers le soir, après cette longue immobilité, la terre sembla se réveiller. Je vis passer les troupeaux du vieil Ali Ould el Hoummoud : chèvres étiques, moutons à laine courte que suivaient, en courant et en gémissant, les nouveau-nés…
Le lendemain, nous arrivions enfin à Nijan. Nous étions dans cette plaine de l’Amsaga vers laquelle je marchais depuis huit jours. Je marquai l’emplacement du camp près du tombeau de Bouna, fils de Sidina, Ouali des Ouled Daïman, qui mourut, je pense, vers 1850. Nous étions à peine arrivés qu’un cousin de mon partisan Sidia se présentait à moi. Il venait, disait-il, de percevoir l’impôt de la horma chez les Ideïchilli. Ce jeune homme m’apprit que nous étions à proximité de nombreux campements de Ouled Gheïlan, de Mechdout, de Regueïbat, de Ouled Akchar, et que même le campement de l’émir Moktar était à Bou Ghzama, à quelques kilomètres d’ici. L’endroit était donc excellent pour prendre quelques jours de repos. Tandis que les chameaux utiliseraient les pâturages de la plaine, nous pourrions profiter de nos loisirs pour prendre contact avec plusieurs de ces tribus qui ont si fort besoin d’être visitées, si nous voulons y maintenir constamment notre autorité.
Dans l’après-midi, il s’éleva une de ces tourmentes de sable si fréquentes dans ces parages. Tout de suite, nous fûmes enveloppés dans des tourbillons de sable fin et brillant. Ils pénétraient par les quatre coins de la tente, qui menaçait de tomber à chaque rafale. Les tirailleurs s’étaient enfouis dans leurs abris précaires. Il fallait fermer les yeux pour n’être pas aveuglé et le sable se collait à notre sueur, car le vent, venu de l’est, était brûlant. Tout avait cédé devant lui, il était le maître incontesté de la plaine, et l’on n’entendait plus que son gémissement sourd et grandiose. Le ciel voilé de cendre devait se vriller en gouffres impalpables, tout là-haut, jusqu’à la limite précise de l’éther immobile. Et nous, nous restions bien dans l’ombre de la terre…
Terram tenebrosam et opertam mortis caligine…
O Dieu, nous chavirons au milieu de vos éléments. Nous voici, la tête courbée, dans le souffle des tempêtes. Nous avons peur. Nous tremblons de ne pas répondre à votre appel, le jour où il vous plaira de venir vers nous. Faites, ô mon Dieu, qu’à cette heure-là nous vous voyions distinctement, et faites que nous ayons la force de dire à notre tour : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? » — sans contester, ni tergiverser, ni discuter l’heure, cette heure que vous aurez choisie de toute éternité.