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Lord Northcliffe

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L’homme d’affaires

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Mais lord Northcliffe est également et surtout un grand homme d’affaires. Une de ses récentes photographies illustre cette partie de son caractère que l’on serait tenté d’oublier, voilée qu’elle se trouve par d’autres qualités plus brillantes, celles de l’homme public. Le voici, les épaules un peu remontées, la tête penchée en avant, les lèvres serrées, l’œil aux aguets, aigu, lucide: cet homme-là voit à travers tous les calculs, devine tous les écueils, déjoue toutes les ruses,—un terrible jouteur! Et dire qu’on a pu le traiter d’esprit changeant, d’imagination déréglée! Toutes les affaires qu’il a organisées et lancées ont prospéré; mais, avec ses manufactures de papier, il a réalisé une de ses plus surprenantes opérations. Les compagnies qu’il dirige ou contrôle, sont d’effroyables dévoratrices. Elles ont une consommation annuelle en papier qui dépasse celle de toutes les entreprises analogues du monde entier. Or, la production imposée aux forêts du Canada, des Etats-Unis et de la Scandinavie est telle qu’une famine de papier était une éventualité à prévoir. Lord Northcliffe ne voulut pas en courir la chance. Il possédait déjà en Angleterre des manufactures. Mais, il y a une quinzaine d’années, il embaucha plusieurs experts qui, pendant trois ans, explorèrent et prospectèrent toutes les zones du monde produisant du bois susceptible de se transformer en pulpe de papier. On se décida enfin pour l’île de Terre-Neuve. L’une des raisons principales de ce choix est que lord Northcliffe, persuadé de la menace allemande et de la guerre imminente, estimait que, pour être sûr de son ravitaillement en papier, il fallait en établir la source en terre britannique; d’autre part, la distance de Terre-Neuve aux Iles Britanniques n’est pas considérable. Enfin, on y trouve, pour la fabrication du papier, un bois supérieur en qualité et en rendement à tout ce que produit le continent européen.

L’Anglo Newfoundland Development Company, aussitôt constituée, fit donc à Terre-Neuve l’acquisition de 3.400 milles carrés (plus de 5.000 kil.) y compris un lac de 37 milles (le Red Indian Lake), des rivières, des étangs et un domaine de forêts si considérable que, quelle que soit la demande, elles sauront toujours y suffire. Le fleuve Exploits, qui possède une merveilleuse chute d’eau, Grand Falls, réservoir inépuisable de houille blanche, est la sève nourricière alimentant les immenses moulins et leurs dépendances qui, quatre ans plus tard, étaient construits et en plein fonctionnement. Elle fournit également l’éclairage à la jeune cité modèle de plusieurs milliers d’habitants, qui, sur un coup de baguette magique, a surgi de terre près de Grand Falls, avec ses magasins, ses écoles, ses églises, sa banque, son club, son hôpital, son chemin de fer qui la relie au grand port de Botwood; c’est là que se trouvent les quais, les docks, les entrepôts de pulpe et de papier. Une flotte de vapeurs, remontant jusqu’au Red Indian Lake, vient compléter l’organisation. Toutes les trois semaines environ, un des steamers de la Compagnie quitte Terre-Neuve pour l’Angleterre avec une cargaison de 4.000 tonnes de papier. «Les journaux, comme les éléphants, vivent longtemps», a écrit lord Northcliffe. A ses journaux, animaux voraces entre tous, il assure ainsi, quelle que soit la durée de leur existence, une pâture abondante et certaine.

Sentant approcher le cataclysme mondial, il avait en outre accumulé dans ses entrepôts d’amples réserves de papier qui se sont montrées précieuses à tous les points de vue: c’est en grande partie à sa prévoyance et à ses efforts que l’Angleterre a dû d’éviter la crise qui paralyse si fâcheusement nos journaux. Par ses qualités uniques d’homme d’affaires, parti sans aucun capital, lord Northcliffe a su conquérir une immense fortune. Pourtant les ennemis qui se sont acharnés à chercher des tares dans sa vie n’ont pu y découvrir une seule opération douteuse. Je ne veux citer ici que le témoignage du Spectator, la très respectable revue britannique, qui, adversaire tenace de lord Northcliffe et de sa politique, ne peut être suspectée de partialité. Le passage est extrait d’un article paru le 16 janvier 1918; l’auteur y prévoit le cas où, le ministère Lloyd George chutant de par les traquenards des libéraux, lord Northcliffe serait appelé à en former un nouveau et d’avance il combat ce ministère, avec âpreté. «Lord Northcliffe, écrit-il, est un homme d’affaires étonnamment prospère: il est doué à ce point de vue des plus hautes capacités. Sans elles, il n’aurait pu réussir comme il l’a fait, car notez bien que ses succès financiers et autres sont entièrement dus à son heureuse administration personnelle. Notez bien aussi que, malgré les souffles de la calomnie auxquels sont particulièrement exposés les hommes qui s’élèvent rapidement, personne n’a jamais pu jeter sur ses méthodes financières le moindre discrédit. Sa grande fortune a été acquise avec une honnêteté scrupuleuse et parfaite, ce qui est plus qu’on en peut dire de la plupart des rapides faiseurs de millions. Mais le fait que lord Northcliffe sait si bien administrer ses propres affaires n’est point une preuve qu’il administrerait aussi bien celles de la nation...» Et ainsi de suite...

Le directeur du Daily Mail et du Times fut le plus jeune baronet puis le plus jeune pair créé par le roi Edouard VII. Il semble s’être appliqué à battre tous les records. Cet hiver, au retour de sa mission d’Amérique, il était élevé au titre de Viscount. Il est parvenu au faîte de la fortune et des honneurs.

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