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Lord Northcliffe

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Les idées politiques de lord Northcliffe

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Gagner la guerre, telle fut donc la préoccupation constante de lord Northcliffe. Son vigoureux et clairvoyant optimisme, même aux heures les plus sombres, ne douta pas plus de la victoire qu’il n’avait douté de la guerre, ou «des guerres», suivant son expression.

Son regard toutefois ne se bornait pas aux inquiétudes et aux espoirs immédiats de la guerre. Il lui arrivait de s’en détacher pour parcourir les horizons encore brumeux de l’après-guerre, aborder les difficiles problèmes de la reconstruction.

—Northcliffe? Mais c’est un conservateur! m’a-t-on dit en France.

Et ceux, en effet, qui n’ont pas fait de son caractère et de sa politique une étude spéciale ont pu s’y méprendre et regretter parfois de voir cette grande force défendre la citadelle désuète du torysme.

Erreur pourtant. Lord Northcliffe, nous l’avons vu, n’appartient à aucun parti. Son esprit est trop vaste pour s’emprisonner dans les étroites limites d’un programme politique. S’il sembla naguère s’allier aux conservateurs, c’est qu’il trouvait en eux l’appui nécessaire aux mesures destinées à éviter ou à combattre le péril grandissant de la guerre. Pas davantage.

Depuis, tout en restant attaché aux traditions qui ont fait la grandeur de l’Angleterre, il a favorisé les réformes démocratiques qu’au milieu de la plus tragique des crises le Parlement britannique a trouvé le temps de discuter et de voter. Il s’est déclaré pour l’Education Bill, qui ne fait pas de l’instruction un privilège de la naissance ou de la fortune mais y associe tous les enfants pour le plus grand bien intellectuel du pays; pour la réforme du suffrage qui étend le droit de vote à tous les citoyens, hommes et femmes, puisque tous ont donné leur effort à la guerre. Il envisage comme une question de justice une représentation plus nombreuse du Labour Party à la Chambre des Communes. Il lui réserva une colonne quotidienne du Daily Mail pendant la période électorale, pour lui permettre de développer son programme. Il prévoit, pour l’heure de la démobilisation, une coopération sur des bases plus équitables du capital et du travail, le retour à la culture, une répartition nouvelle de la terre. Il demande qu’on accorde peu à peu aux peuples unis sous le drapeau de l’Union Jack—l’Inde comme l’Irlande—les droits et les devoirs du self-government. Et si les questions de l’Empire l’ont toujours préoccupé, entre l’Impérialisme de Chamberlain, citadelle orgueilleusement dressée à l’écart et au-dessus de l’univers, et celui qui se prépare, généreux, fécond, largement ouvert aux amitiés éprouvées et aux idées neuves, il sait placer toute l’immensité de la guerre. Ce qu’il hait le plus profondément dans le militarisme prussien, c’est son autocratie brutale et stérile. Il veut enfin que, de la victoire si durement achetée, sorte un monde meilleur, une humanité rénovée.

Un des amis de lord Northcliffe, homme éminent lui-même, qui a dirigé avec éclat l’un des plus admirables services de l’armée anglaise, me disait dernièrement:

—Il a été notre salut pendant la guerre, il le sera pour l’après-guerre: c’est notre plus grand homme, le génie constructeur de l’Empire!

Mais par delà les frontières de cet Empire, lord Northcliffe pense encore aux peuples alliés, membres de cette Société des Nations à laquelle nous devrons peut-être l’impossible retour de ce fléau stupide, la guerre. Il pense surtout à la France qu’il a toujours aimée et admirée et dont il s’applique sans cesse depuis quatre ans à exalter les sacrifices et l’héroïsme.

Comme on lui demandait son opinion sur le retour de l’Alsace-Lorraine, il répondit brusquement:

—Cela doit se faire, il le faut, it must be done! avec tant d’inflexible violence qu’il fut inutile d’insister.

Par contre, il s’étend volontiers sur l’avenir qui attend nos deux pays après la terrible épreuve.

—Il est essentiel, l’ai-je entendu dire, que la France et l’Angleterre arrivent à une alliance plus intime que jamais. Il le faut parce que la brute prussienne est dure à tuer et peut toujours se relever, il le faut aussi parce que nos qualités se complètent et s’équilibrent. C’est de France que jaillissent toutes les idées neuves et hardies, toutes les grandes inventions. Il en a toujours été, il en sera toujours ainsi. Mais la brillante rapidité de l’esprit français fait qu’à peine cette idée ou cette invention lancées, il néglige trop souvent d’en tirer le fruit et se passionne pour de nouveaux projets. De sorte que ce sont les nations plus commerciales qui en retirent les profits de tous genres. Il y a vingt-deux ans, j’avais à Paris une petite auto de marque française et je félicitais à propos de cette dernière conquête du génie français l’un de mes vieux amis, parisien sceptique: «Oui, me répondit-il, c’est nous qui avons découvert l’auto; ce sont les Anglais et les Yankees qui en feront de l’argent.» Cette prophétie ne s’est qu’en partie réalisée. Mais il est certain qu’avec moins de flamme créatrice et plus de lenteur dans la conception, l’Anglo-Saxon l’emporte sur le Français par l’esprit d’organisation, la continuité dans l’effort, la ténacité. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres...»

Lord Northcliffe est donc partisan d’une cohésion toujours plus étroite entre la France et l’Angleterre,—militaire, navale, commerciale et linguistique. Il croit que de nombreux mariages franco-anglais auraient d’excellents résultats et, en particulier, celui d’écarter ce qui est à son avis le plus grave danger de la France: la dépopulation. Il estime que de chaque côté du Détroit nos enfants devraient parler deux langues: le français et l’anglais. Enfin s’il était autrefois l’adversaire du tunnel sous la Manche, dont la capture aurait pu mettre dans la main prussienne la clef de l’Angleterre, il le préconise à présent aussi bien que le service postal aérien entre Londres et Paris, en attendant celui des voyageurs...

Mais surtout il n’oublie jamais de rappeler la dette contractée envers la France. Ses articles et ses discours en font foi. Plusieurs semaines avant l’intervention des Etats-Unis, il les invitait publiquement à nous prouver leur gratitude historique en nous aidant à ranimer nos industries et à porter l’écrasant fardeau de nos charges financières. Depuis, il ne manque jamais une occasion de défendre nos intérêts économiques. Au cours des discussions et des allocutions si importantes de l’Imperial War Conference, à propos du tarif préférentiel accordé aux marchandises des Dominions et des bases nouvelles de la politique économique mondiale, le Times et le Daily Mail ont su à l’occasion revendiquer des droits que d’aucuns seraient parfois tentés d’oublier. «La prospérité économique de nos alliés, assurait un article du Daily Mail est presque aussi importante pour nous que la nôtre propre.»

Et nous pouvons compter sur lord Northcliffe quand se dresseront les problèmes de la reconstruction interalliée; par exemple, celui de notre marine marchande dont, empêchés par la défense urgente de notre territoire et la mobilisation immédiate de tous nos hommes, nous n’avons même pu réparer les unités alors que, dans les chantiers de constructions navales de la Grande Bretagne et des Etats-Unis se préparent avec fièvre des flottes commerciales formidables.

Des deux frères qui ont lutté et souffert côte à côte, couru les mêmes risques, frôlé la même mort, serait-il équitable que l’un, le boy en kaki, revînt dans un palais, l’autre, le poilu bleu pâle, dans une maison en ruines? Lord Northcliffe ne veut pas de cette injustice. Il écrivait dans le Petit Parisien quelques semaines avant l’armistice:

«Quand un de mes amis anglais me dit: «Nous aidons la France», je réponds: C’est vrai, mais c’est dans les champs, les fermes, les châteaux et les villes de France que nous luttons contre la brute: la France est le champ de bataille de la civilisation...

«Je ne crois pas à l’ingratitude des nations. Elles sont beaucoup plus reconnaissantes que les individus... Les actions individuelles s’oublient; celles des peuples sont inscrites dans l’histoire et l’histoire qu’enseignent les écoles vit dans le cœur des hommes. Quand on fera le tableau de cet immense cataclysme, on constatera que la dette contractée envers la France a été acquittée, et acquittée au-delà. Mais l’humanité ne pourra jamais s’en libérer entièrement. Jamais on ne paiera à leur prix ces jeunes vies héroïques offertes par tant de Français, ni les souffrances infligées aux habitants des provinces envahies.

«Je me permets de prophétiser que tout ce qui se pourra compenser le sera largement et qu’on s’efforcera de rendre à la France ce qui lui est dû des deux mains et de tout cœur...»

A une alliance fondée sur le sentiment le plus désintéressé, trempée par la souffrance, fortifiée par l’estime, nécessitée par la menace de l’avenir il faut encore et surtout le lien des intérêts communs.

Ces paroles émues de lord Northcliffe, l’un des grands constructeurs du monde futur, nous sont un gage précieux que l’on y pensera de l’autre côté du Détroit. Et selon la parole d’un de nos hommes politiques, «ceux que la guerre a unis ne se sépareront pas après la paix, car il y aura entre eux de l’ineffaçable...»

Le Gérant: Edmond Schneider.

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