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Lord Northcliffe

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Lord Northcliffe administrateur

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On m’objectera: que deviennent pendant ces voyages les journaux, les sociétés, les entreprises de lord Northcliffe? Le maître absent, tout ne va-t-il point péricliter? C’est justement là que réside le secret profond et audacieux de sa méthode, sa conception de l’organisation.

Nul ne possède comme lui le don de la psychologie. Du premier coup d’œil, il sait discerner dans la foule l’homme dont il a besoin, il le jauge, il prévoit les services qu’il rendra: celui-ci mènera des campagnes, celui-là écrira des leaders, ce troisième fera du reportage, cet autre organisera, cet autre encore administrera.

—Autrefois, confesse-t-il, il m’est arrivé de me tromper, maintenant c’est bien rare!

Lorsqu’il s’est assuré que l’homme ou les hommes choisis possèdent les qualités nécessaires, il leur accorde sa confiance, leur donne toute autorité et les abandonne à eux-mêmes.

Chaque journal, chaque entreprise possède donc son autonomie que le grand chef est le premier à respecter jalousement. Il a cependant établi quelques principes directeurs: toute rédaction, par exemple, doit se réunir chaque jour. On discute les événements, leur action sur la ligne de conduite du journal, on critique librement, fraternellement les mesures passées, on envisage campagnes et réformes. C’est ce qui assure l’élan, entretient l’émulation, crée à l’œuvre commune une âme unique, homogène,—une personnalité.

Que de jeunes gens—il aime la jeunesse et croit en elle—tirés par lui de l’obscurité, stimulés, mis en valeur, lui doivent la fortune et la réputation! Il y a du conte des Mille et une Nuits dans certaines de ces carrières. Il a parfois suffi du hasard de quelques lignes lues çà ou là par cet Haroun-al-Raschid, infatigable pêcheur d’hommes, pour décider d’un avenir, ouvrir les ailes au génie. Grâce à lui l’Angleterre a vu s’accroître son trésor intellectuel.

Est-il surprenant qu’il ait suscité des dévouements passionnés? Qui sous un tel chef ne donnerait le meilleur de soi-même? Il exige beaucoup, dit-on; mais il paie d’exemple: il n’y a dans aucune équipe de travailleur plus acharné que le «patron». Et il sait reconnaître les services. Ses journaux sont ceux qui accordent les salaires les plus généreux. Il connaît également la valeur du repos, et qu’un journaliste, un homme d’affaires surmené ne fait plus rien qui vaille. Voit-il apparaître des signes de fatigue, il est le premier à proposer des vacances sérieuses, un voyage. L’esprit et le corps en sortent rafraîchis, renouvelés. Il y a là, en même temps que de la bonté, une sage et prévoyante économie.

Il aime se mêler à ses workers. Il va souvent, en camarade, fumer une cigarette dans les diverses salles de rédaction; il cause familièrement avec les uns et les autres, les interroge sur leurs travaux, leurs projets, s’inquiète de savoir s’ils ont ce qu’ils désirent.

Nombre d’anecdotes, légendes pour la plupart, courent à ce sujet. En voici deux:

—Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? demande-t-il en une de ces occasions à un tout jeune sous-editor.

—Trois mois, sir.

—Combien gagnez-vous?

—Cent soixante-quinze francs par semaine...

—Et vous êtes satisfait?

—Tout à fait, sir.

—Eh bien, apprenez, mon ami, que dans mes journaux on ne doit pas être content avec 175 fr. par semaine!

Pour lui, l’ambition est l’indispensable aiguillon.

Une autre fois, un jeune reporter s’était laissé embarquer dans une histoire qui fit rire toute l’Angleterre aux dépens de son journal. Son directeur venait de lui laver la tête et il sortait l’oreille basse, quand, une auto s’arrêtant, il aperçut lord Northcliffe qui le tenait sous son regard perçant.

—Cette fois, je suis bien perdu, pense-t-il.

Et tel un condamné à mort, sans attendre l’appel, il marche vers son destin, avec la vaillance du désespoir.

Mais le grand chef se mit à rire:

—Eh bien, mon garçon, on vous a donc monté un bateau? Allons, allons, ne vous en faites pas. Cela m’est arrivé à moi, cela peut arriver à tout le monde... Il ne faut rien prendre au tragique...

Quelque temps plus tard, le jeune homme recevait de l’avancement.

Si non è vero...

On conte également, d’ailleurs, qu’il fut parfois très dur. C’est possible. Sans doute y avait-il des raisons profondes à sa sévérité. Car d’ordinaire il traite ses «travailleurs» comme une grande famille. Industriel puissant, il se flatte d’être un des seuls à n’avoir jamais eu de grève dans ses usines. Ceux de ses subordonnés qui s’engagèrent ou furent mobilisés partirent sans inquiétude sur le sort de leur femme, de leurs enfants. Ils gardaient leurs ressources et savaient en outre que s’ils devaient faire le sacrifice suprême, ils ne laisseraient pas de misère derrière eux. Malgré les dépenses accrues, imposées par la guerre à la plupart de ses entreprises, malgré la lourdeur des impôts et en particulier de l’income tax qui frappe si impitoyablement les grosses fortunes, leur enlevant plus de la moitié de leur revenu, lord Northcliffe ne cesse de faire face à ce qu’il considère comme une dette sacrée. On murmure bien des histoires sur les souffrances qu’il soulage, les veuves, les orphelins dont il s’occupe. Ce n’est jamais en vain qu’on fait appel à son cœur, à sa justice. Pour les œuvres publiques, et plus encore pour les infortunes privées, il donne généreusement, sans compter. Mais il ne faut point insister: sa main gauche ignore ce que fait la droite...

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