Lord Northcliffe
Idéaliste et réalisateur
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Par un beau jour de juin dernier, avant l’heure du lunch, imaginez lord Northcliffe au milieu de sa pelouse, vêtu d’un de ces costumes un peu flottants, de coupe nette mais aisée qu’il affectionne—veston bleu foncé pour la ville, gris ou marron pour la campagne, chemise molle, cravate souple, chapeau de feutre; nulle contrainte pour ses mouvements puissants et vifs, pourtant nul laisser-aller—un ensemble sobre et simple. Si d’aventure, pour une cérémonie officielle, il doit revêtir redingote et linge empesé, sa main, d’un geste d’impatience inconsciente, essaie d’écarter le carcan qui garrotte son cou robuste...
Un hôte vient d’arriver. Il l’accueille avec une cordialité familière qui met tout de suite à l’aise. Son visage tout à l’heure tendu, œil durci, mâchoire carrée, rayonne de bonne humeur amicale; rien chez lui de cette réserve britannique toujours un peu guindée qui glace les élans, de ce formalisme que chez nous l’on prend si souvent pour de la morgue,—cause éternelle de malentendus entre Anglais et Français.
—Avec les Américains, on est tout de suite camarades, me disait un soldat gascon; les Anglais, eux, sont plus «égoïstes».
Egoïstes? Non. Mais enfermés en eux-mêmes, souffrant parfois de leur isolement, incapables d’en sortir. L’élément celte a sauvé lord Northcliffe de ce mal insulaire. Il inspire aussitôt la confiance en offrant la sienne, avec une franchise généreuse et spontanée. Impitoyable dans la vie publique, il est dans la vie privée le meilleur des amis. Et ses amis l’adorent. Il est curieux de noter que la plupart de ceux qui le haïssent ne le connaissent pas. Ce terrible lutteur a parfois les délicatesses d’un cœur féminin...
Mais un frisson traverse le ciel limpide, des sirènes au loin commencent à mugir, on entend des halètements de moteur; c’est un de ces raids si fréquents sur ce point de la côte. Absurdité que l’idée de la mort qui plane en cette matinée radieuse. Pourtant une brèche dans un cottage à quelques mètres de la maison évoque un souvenir tragique: par une nuit de printemps, un destroyer allemand envoyait de monstrueux obus sur Elmwood puis s’enfuyait; un morceau d’obus traversait un mur de la bibliothèque sans y pénétrer, un autre dans le cottage allait tuer la femme d’un jardinier et ses deux enfants. Ce n’était pas la première tentative, ce ne fut pas la dernière, car les brutes prussiennes ont voué à lord Northcliffe, qu’ils savent un de leurs plus formidables ennemis, une haine sauvage. Celui-ci avait fait creuser pour son entourage un abri qui constitue le dernier cri du genre. Il fut seul à n’y pas descendre. En cas de raid ou de bombardement il ne daignait pas quitter sa chambre. On s’en désespérait autour de lui. On lui démontrait les conséquences pour le pays de son inutile imprudence. Rien n’y faisait. Lui, se déranger pour des Boches? Allons donc!
Pour le moment, il inspecte le ciel. On entend le grondement du tir de défense, l’éclatement des bombes, le souffle bruyant des moteurs qui peu à peu s’éloignent. Tout à l’heure le téléphone, puis des pilotes d’hydravion venus à bicyclette apporteront des renseignements. Partout où se trouve le directeur du Daily Mail, attirées comme par un aimant, convergent aussitôt les nouvelles. Cette fois-ci, les deux avions ennemis ont causé plus de bruit que de mal.
Il entraîne alors son hôte à travers la propriété. Les beaux ombrages, les taches dansantes du soleil d’or sur les allées, le vol brillant d’un oiseau, cet insecte dans une fleur, la mer qui miroite au loin, pâle de lumière, rien n’échappe à son regard vif qui parcourt, cligne, saisit, savoure. Il a le goût passionné de la nature.
Mais ce n’est pas seulement en artiste. Il s’occupe de sa ferme, il est fier de pouvoir dire qu’elle rapporte: it pays... Au poulailler, il s’informe en passant des œufs: les poules pondent-elles davantage depuis qu’on leur donne cette nouvelle nourriture? Dans l’immense potager à la française, avec ses plates-bandes ourlées de lavande et de thym, ses espaliers tordus et ses poiriers taillés en pointe, il interroge le jardinier, un des seuls que la mobilisation lui ait laissés; il s’intéresse aux fraises géantes, sait quand sortiront les petits pois, quelle terre convient à cet arbuste, quel engrais à ces légumes; il a rapporté des plantes de tous les pays; il sait le nom des roses, il en a créé des espèces pour lesquelles il a remporté des prix dans les concours. Il parle de tout en phrases imagées, vivantes, il possède sur chaque question des connaissances techniques d’une stupéfiante variété.
Il connaît encore la place de tous les nids: ici sur ce pommier nain, en face du cyprès de bronze vert qui évoque notre éblouissant Midi, ce sont des pinsons; là-bas, dans l’écurie, une nichée d’hirondeaux. Appuyé contre le mur, son profil hardiment dessiné par la lumière en jet d’une lucarne, il observe les petits, imite le cri de l’hirondelle: aussitôt toutes les grosses têtes aveugles se dressent sur les cous nus tandis que s’ouvrent démesurément les becs jaunes. Et il rit, d’un rire heureux de gamin, avec un regard où filtre une lueur attendrie. Le monde a gardé pour lui toute sa fraîcheur, rien ne s’est émoussé des plaisirs aigus du premier âge: cet homme ne saurait vieillir, il a la jeunesse éternelle de Pan.
Pourtant, à travers cet amour robuste du réel, glisse parfois étrangement une note de mysticisme qui révèle, avec je ne sais quel dédain pour les joies et les victoires passagères de ce monde, un souci brûlant d’idéalisme. Ce n’est qu’un mot, un regard perdu dans le vague, un silence. Mais on entrevoit en éclair les profondeurs de la vie intérieure.
Après une grave bronchite, il y a quelques mois, la toux qui le secouait sans cesse lui causait de douloureuses insomnies:
—Tant de gens souffrent en ce moment, dit-il, je suis content de souffrir aussi, je suis content...
Une ardente sincérité faisait trembler sa voix.
Contradictions apparentes d’une nature en laquelle se heurtent ou se mêlent avec richesse des éléments et des sangs opposés.