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Lord Northcliffe

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Avant la guerre. Les campagnes contre le "danger allemand"

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Qui se souvient de l’Angleterre d’il y a une quinzaine d’années? Sereinement assoupie dans son rêve pacifiste—que ne put troubler le rapide cauchemar de la guerre sud-africaine—jouissant avec béatitude de son opulence assise, dédaigneuse de l’effort, même pour conserver sa suprématie commerciale, se passionnant exclusivement pour ses matches de foot-ball ou ses luttes parlementaires, prospère, orgueilleuse, égoïste peut-être, engourdie à coup sûr, cette Angleterre a vécu. Traversant le Détroit pendant la tourmente, vous avez eu l’étonnant spectacle d’un grand peuple dressé tout entier dans une seule pensée, les muscles et l’âme tendus vers un but unique, gagner la guerre, win the war... Effort gigantesque qu’on admira en France sans en comprendre les difficultés ni l’étonnante ampleur, on le dut pour une bonne part au génie de prévision et à l’énergie entraînante de lord Northcliffe.

Toutes les campagnes menées dans ses journaux en font foi. Car s’il n’entre pas dans les détails de leur organisation, il en demeure le génie occulte qui dirige et oriente.

Ses ennemis prétendent qu’il a l’esprit versatile. Pour réfuter cette allégation, il suffit de feuilleter, depuis vingt ans, la collection du Daily Mail, d’y lire ses articles, ceux des autres.

Son attitude n’est jamais provocante pour l’Allemagne. Il cherche la paix, non la guerre. Dans un leader du 23 décembre 1909, qui est le type de centaines d’autres articles, on trouve ces paroles suggestives: «Notre désir est d’éviter la guerre. Si, dans ce pays, on veut bien saisir la véritable situation avant qu’il soit trop tard, un grand conflit peut être évité. Si la nation est prête à prendre à temps les mesures nécessaires, à faire à temps les sacrifices indispensables, la paix peut encore être maintenue. Elle ne peut l’être qu’à ce prix.»

Mais dès 1896, le Daily Mail souligne le fait que «la note dominante de l’Allemagne moderne est le militarisme», il avertit l’Angleterre de se défier de la «brutalité inhérente» du caractère allemand. Depuis lors, obstinément, inlassablement, avec une verve mordante et violente, s’appuyant sur les faits et les événements, appelant à la rescousse pour des campagnes retentissantes les plus réputés des écrivains, il signale sans trêve le danger allemand. En 1897, le plus célèbre de ses envoyés spéciaux, G. W. Stevens, annonce aux Anglais: «L’Allemagne veut garder les mains libres pour s’occuper de nous. Pas d’erreur sur ce point. Il est naturel de déplorer l’inimitié des deux nations, mais l’ignorer est de l’insouciance. Pendant les dix années qui vont suivre, ayez l’œil fixé sur l’Allemagne.»

C’est ce que fait le Daily Mail. A l’heure où le Kaiser parade et caracole à travers l’Europe sous ses oripeaux de Lohengrin pacifique, il lui arrache son masque, expose au plein jour la face de proie, l’œil arrogant et fourbe, le surin de l’apache caché dans le gantelet de fer du chevalier. Il appelle l’attention publique sur les armements et les crédits gigantesques demandés au Reichstag (en 1898 et 99, par exemple) pour l’armée et la marine prussiennes, leur accroissement formidable. Il dénonce les théories agressives de Bernhardi et de Treistchke, le monstrueux «la force c’est le droit»; il dévoile l’enseignement des Schaffle et des Dalbrücke qui, prodigieusement influents sur la jeunesse, affirment la haine de l’Allemagne pour l’Angleterre, sa volonté de l’annihiler dans une lutte prochaine: il publie des extraits des hommes d’Etat et publicistes allemands révélant leur soif ardente de guerre et de conquête. Et prévoyant même le viol de la neutralité belge, avertissant le pays qu’il court au désastre, il le supplie de se préparer, de s’armer, condamne comme surannée la politique d’isolement. Dès 1904, il réclame le service obligatoire.

Quand, dans une heure de généreuse aberration, en 1907, sir H. Campbell-Bannermann propose à l’Allemagne de limiter en même temps que l’Angleterre leurs constructions navales, offre repoussée d’ailleurs avec un dédain brutal; quand, en 1908, au moment où le nouveau projet de vastes crédits pour la marine allemande était voté, Sir John Brunner, au nom du parti de la Little Navy que l’on appela le Suicide Club, s’oppose aux mêmes crédits en Angleterre, lord Northcliffe pousse le cri d’alarme, il fonce tête baissée contre les utopistes aveugles et sourds à la réalité. Il démontre l’imminence du péril, et qu’une flotte affaiblie vaut moins encore qu’une flotte absente puisqu’elle coûte de l’argent sans donner la sécurité.

Il se met, en 1909, à la tête du mouvement qui réclame la construction de huit dreadnoughts au lieu de quatre et l’emporte sur une résistance obstinée du gouvernement; ces quatre navires furent d’une importance invaluable au début de la guerre. Il seconde avec un enthousiasme virulent la campagne vaine que mena Lord Roberts en faveur du service universel. Lorsqu’en 1911, on affirmait volontiers, de toutes parts, que le parti socialiste allemand empêcherait la guerre: «En Allemagne, écrit-il, le patriotisme l’emporte sur le socialisme. Ne comptez pas sur le socialisme pour empêcher la guerre.» Il supplie les sentimentalistes de ne point ignorer la nature humaine et les lois de l’Univers: «Ce n’est pas vers une ère de paix que s’avance l’Europe.» Il voit ou plutôt il prévoit tout. Il est la vigie impérieuse qui, penchée vers l’avenir, indique opiniâtrement de son bras tendu le péril mortel qui grandit à l’horizon.

En même temps, il ne néglige aucun problème moderne, il stimule l’activité créatrice de l’Angleterre trop riche et un peu amollie. Il reconnaît l’importance de la femme dans le monde des affaires et des lettres, il l’encourage; il fut un des premiers à réclamer pour elle une part d’efforts dans la guerre et à rendre hommage au rôle qu’elle y a joué, en se déclarant en faveur du droit de vote féminin. Devinant que l’Angleterre serait appelée en cas de guerre à se suffire pour la production agricole, il porte toute son attention sur la vie de plein air, favorise la petite culture, le jardinage, accorde des prix de 25.000 francs aux légumes, aux fleurs, pousse au progrès de l’économie domestique et à l’embellissement du foyer par des expositions fréquentes.

Il encourage aussi l’industrie de l’automobile, combattant l’absurde législation qui empêchait les machines de marcher à plus de quatre milles à l’heure. Mais surtout, comprenant l’importance de la quatrième arme dans le conflit mondial, il s’attache à développer l’aviation, à lui donner—et avec quelle énergie!—le coup d’épaule initial. Alors que le gouvernement britannique n’y voyait qu’un jeu, une marotte inutile et un peu ridicule, le Daily Mail crée des concours avec des prix somptueux: 250.000 francs pour le vol de Paris à Manchester, 250.000 francs pour faire le tour de la Grande-Bretagne, tous deux gagnés par des Français, MM. Paulhan et Beaumont.

Puis, c’est la traversée du Détroit, effectuée par Blériot, dont le succès frappa si vivement l’imagination populaire, et encore 125.000 francs offerts aux hydroplanes, toute une série de concours qui passionnèrent le monde. Le Gouvernement eût-il obéi aux injonctions répétées de la Northcliffe Press, la Grande-Bretagne serait entrée dans la guerre avec un service aérien non seulement capable de la défendre des raids, mais encore de porter l’offensive contre les centres de munitions ennemis. Et si l’aviation britannique occupe le premier rang par la perfection de ses machines, lord Northcliffe a le droit d’en concevoir quelque orgueil. «C’est à lui que sont dus pour la plus grande part la supériorité et la magnificence de notre aviation!» disait récemment un orateur. Aussi, nommé président du Air Board, dès la création du Ministère, M. Lloyd George lui demande-t-il d’en prendre la direction. Le choix était ratifié par le sentiment unanime de la nation. Mais lord Northcliffe crut devoir refuser ce portefeuille.

Le Daily Mail désire maintenant appliquer au service de la paix les progrès chèrement achetés pendant la guerre et il vient d’organiser des concours pour la traversée de l’Atlantique.

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