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Lord Northcliffe

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Travail et voyages

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Dans le parc s’élève un pavillon de bois léger, son atelier, «workshop» comme lord Northcliffe l’appelle, simple, clair, ourlé de livres.

—C’est ici que j’ai le plus travaillé dans ma vie, fit-il en pénétrant dans l’un d’eux.

Mais on y retrouve aussi l’homme de plein air.

En face, sur une cheminée, s’étale dans une cage de verre un poisson gigantesque:

—Mon premier saumon! constate lord Northcliffe avec fierté.

Par terre, des peaux de bête, ours et tigres, au mur des ramures de cerf, des cornes de buffle. Car, grand chasseur et grand pêcheur, lord Northcliffe a tiré le tigre dans l’Inde, l’éléphant en Afrique, l’ours blanc en Laponie, il a tenu la ligne ou le harpon sur tous les lacs et tous les océans.

De même qu’il est amateur de sports, il suit avec passion les matches de foot-ball en Angleterre, de base-ball en Amérique, de pelote ou de paume en Espagne; il se plaît à tout ce qui développe la vigueur et la hardiesse; en cela il est bien Anglais. Il a pratiqué tous ces sports; maintenant il joue surtout au golf auquel il consacre, quand il le peut, par hygiène autant que par goût, une après-midi par semaine.

C’est l’heure du lunch. Sans être un sybarite, lord Northcliffe n’a rien d’un ascète. A l’encontre de la plupart de ses compatriotes assez inexperts en l’art du bien manger et plus sensibles à la quantité qu’à la qualité, il sait apprécier la finesse d’un coulis, la saveur d’une fricassée, le velouté d’un entremets. Ayant goûté toutes les cuisines du monde, il en discute savamment.

Mais il garde une préférence pour la cuisine française. Et il aime nos vins, non pas en profane, mais avec choix et discernement, comparant et distinguant nos meilleurs crus de Bordeaux ou de Bourgogne en des mots heureux qui l’élèvent au rang de connaisseur.

—Quand je suis malade, dit-il, le vin de France me remet mieux que toutes les drogues.

En voilà assez pour le rendre populaire chez nous.

Par contre, il n’y a pas d’intérieur où les restrictions soient plus rigoureusement appliquées. Non seulement on s’en tient strictement aux rations que le Contrôleur des vivres prie les chefs de famille, «sur leur honneur» de ne pas dépasser,—car l’obligation n’existe que pour la viande, le beurre et le sucre—mais on s’impose des privations volontaires: par exemple, on ne sert plus de pain aux repas principaux afin d’en laisser davantage aux classes pauvres pour lesquelles il constitue l’aliment principal.

De même lord et lady Northcliffe n’ont pas remplacé leurs nombreux domestiques mobilisés. Aussi ont-ils dû quitter leur grande maison de Londres pour une autre plus modeste.

Après le café et le cigare, lord Northcliffe, après avoir passé un instant auprès de ses secrétaires, s’accorde une sieste d’une heure. Il a, comme notre Jaurès, cette faculté de détente et de sommeil à volonté, si précieuse pour la continuité d’un effort.

De trois à sept heures, c’est de nouveau le travail. Il rentre dans son cabinet où, autour de la vaste table carrée, couverte de livres, de brochures, de papiers, entre le téléphone et la machine à écrire, l’attendent ses secrétaires.

Veut-il donner un article à un de ses journaux, aux publications américaines qui se les disputent, à la presse française? Il ne semble pas y avoir pensé. Parfois au cours d’une causerie, d’une promenade, on le voit soudain prendre deux ou trois notes rapides, quelques mots sans plus. Pourtant le voici qui dicte avec une lenteur égale, se reprenant à peine, et les phrases se déroulent, amples et hardies, les paragraphes se suivent, enchaînés avec une logique implacable, gonflés jusqu’à l’éclatement de chiffres, de faits, de documents, illustrés d’images colorées et l’article est là, campé, bien vivant, original, respirant la sincérité et la force, prêt à s’élancer par le monde où il soulèvera l’espoir, la colère, la pitié, déchaînera les passions, ne restera jamais indifférent. Comme pour ses lettres, lord Northcliffe relit lui-même avec soin et corrige.

Ses amis se plaisent à souligner sa ressemblance physique et intellectuelle avec Napoléon: génie créateur, activité méthodique, décisions rapides et audacieuses, don pour ainsi dire magnétique du commandement, caractère tout à la fois impulsif et réfléchi, souvent de la plus généreuse bienveillance, parfois d’une violence impitoyable, et jusqu’aux façons brusques et brèves de questionner, ces traits se retrouvent, en effet, chez les deux hommes. Et le portrait du jeune directeur du Daily Mail que l’on voit à Elmwood, avec son front dominateur barré d’une mèche plate, son visage ardent et net rappelle étrangement certaines effigies de Bonaparte premier consul.

Mais lorsque dans son cabinet lord Northcliffe réfléchit ou dicte, se promenant lentement, les mains derrière le dos, les épaules un peu voûtées, sa tête au front lourd courbée par la méditation, la ressemblance apparaît frappante. Il s’arrête, se redresse, le regard à la fois aigu et pesant et sur le large cou, c’est le masque un peu épaissi mais d’une majesté si puissante de Napoléon Empereur—un Napoléon aux cheveux clairs, au teint coloré d’Anglo-Saxon.

A sept heures, la journée est finie. Et sauf dans les cas pressants, lord Northcliffe ne veut plus entendre parler d’affaires ni de politique. Il passe la soirée, soit avec des amis intimes, soit parmi ses livres favoris—c’est un lecteur prodigieusement informé—ou bien il fait de la musique pour laquelle il a les dons et l’amour du Celte, et se retire de très bonne heure—entre neuf et demie et dix heures.

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Car il faut également le noter, lord Northcliffe n’aime pas le monde. Il n’a rien du dîneur en ville, du causeur de salon. Les bavards et les importuns sont mal servis avec lui. On ne voit son nom dans aucune réunion ou cérémonie mondaine. S’il assiste à un banquet, c’est qu’il doit y parler, y faire œuvre efficace. Et quoiqu’il appartienne à un des principaux clubs, il ne le fréquente guère, non plus que la Chambre des Lords. On lui reproche, parfois amèrement, cette abstention. Mépris? Pas même. S’il vit en isolé, c’est pour se consacrer plus entièrement à sa tâche. D’une part, il gagne du temps, ménage ses forces. D’autre part, n’étant affilié à aucune coterie, inféodé à aucun parti, il garde son indépendance. Sagesse suprême qui explique son rôle occulte, unique: il reste, comme on l’a dit, «la grande puissance dominatrice qui s’élève à l’ombre du Trône».

A part le travail, ce qu’il aime par-dessus tout, ce sont les voyages. Il connaît le monde entier. En temps de paix, à peine passait-il à Londres plus de cinq ou six mois par an. Ses hivers s’écoulaient en Egypte, dans l’Inde, en Floride. Il a fait en Amérique plus de vingt séjours. Il a sondé l’Allemagne jusque dans ses profondeurs les plus intimes, en a manié tous les ressorts matériels et moraux et c’est ce que cette dernière ne peut lui pardonner. Lui parle-t-on d’une ville de France, si petite soit-elle, il a toujours quelque souvenir à évoquer. Il possède sur nos provinces, leurs productions, les qualités et les défauts de nos diverses races, leurs possibilités d’avenir, des idées étonnamment précises et variées que lui envieraient maints Français éminents. De même pour tous les pays. Il a rencontré dans chacun tous les hommes qui comptent, il a formé son opinion sur eux. Et il n’oublie rien. A peine pourrait-on lui reprocher un peu d’absolu dans ses jugements. Mais plus nuancés, ne perdraient-ils pas en vigueur?

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