Lord Northcliffe
Une journée de lord Northcliffe
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—Comment ne se retire-t-il pas? me demandait un Français avec surprise. «Se retirer après fortune faite», c’est hélas l’ambition suprême de la plupart de nos bourgeois. A peine lord Northcliffe pourrait-il comprendre une telle idée: cet homme ne cessera d’agir qu’en cessant de vivre.
—Aimez-vous le travail? demandait-il à quelqu’un la première fois qu’il le vit. Moi, je l’adore, I love it...
Le travail fut toujours sa grande, son unique passion. Ou plutôt il travaille de même qu’il respire.
S’il accueillit la fortune, les honneurs comme le résultat tangible de son effort, la preuve de sa puissance, il a trop de noble orgueil pour s’en contenter; en eux, il ne cherche nullement un but mais simplement le moyen de développer son action, de créer, de réaliser sans cesse davantage.
Il suffit de passer quelques heures dans son atmosphère, de connaître sa manière de vivre, ses méthodes de travail pour en déduire cette conviction.
Bien que lord Northcliffe possède, comme il est d’usage à un certain degré de fortune, hôtel à Londres, villa sur la Côte d’Azur, plusieurs propriétés en Angleterre dont un château historique (qu’il a, je crois, cédé depuis la guerre), c’est dans sa maison du sud de l’Angleterre, au bord de la mer, près de Douvres, qu’il séjourne le plus volontiers, en dehors de ses nombreux voyages. Car, par raison de santé, mais bien plus encore par goût, il passe la majeure partie de son existence à la campagne; il traite la plupart de ses affaires par téléphone, ne venant à Londres que deux ou trois jours par semaine, juste le temps indispensable.
Cette maison, Elmwood, la première, la plus chère, qu’il acheta au début de ses succès, celle qui abrita ses jeunes années de bonheur et de travail, qui contient tous ses souvenirs, est une de ces fermes du temps d’Elisabeth dont on a su garder le caractère d’antique et charmante austérité: poutres apparentes, boiseries et portes de chêne noirci, escaliers inégaux, pièces vastes, un peu basses, aux coins inattendus, meubles faits pour le confort de la vie quotidienne, avec la surprise fréquente d’un meuble ancien, d’un bibelot d’art, d’un tableau; des livres partout,—cadre harmonieux d’une intimité à la fois simple et raffinée.
Elle allonge sa façade vêtue de rosiers et de jasmins au milieu d’une prairie en fleurs, parmi des bosquets de ces beaux arbres aux longs bras négligents comme il n’y en a qu’en Angleterre, tandis qu’au delà de cet îlot de fraîcheur s’étendent à l’infini les dunes rases et le bleu éblouissant de la mer...
Essayons d’y suivre une journée de lord Northcliffe: elle commence à 6 h. 1/2 en hiver, à 5 h. 1/2 en été; il lui arrive même parfois, quand le travail presse, d’être debout à 4 heures. N’a-t-on pas dit que le monde appartient à ceux qui se lèvent une heure plus tôt que le commun des hommes? A-t-il entrepris une tâche importante, c’est à ce moment-là, dans le calme silencieux du premier matin qu’il s’y attelle. Quand on lui apporte les journaux, il les parcourt, isolant aussitôt les faits saillants, en calculant toute la portée, jugeant de son coup d’œil infaillible les articles du jour, leur action sur l’esprit public, approuvant, critiquant. Quelques notes lui permettront tout à l’heure de communiquer par téléphone à ceux de ses editors ou des lieutenants de ses diverses missions qu’il appellera, ses observations ou ses conseils. De lui déborde une source jaillissante d’idées qui fait l’admiration et parfois la terreur de ses subordonnés: plus lents, ils s’époumonent à suivre la course endiablée de cet esprit en perpétuelle création. Il tient de même ses secrétaires haletants. Mais de cette activité se dégage une telle fascination joyeuse et inspiratrice que ceux qui ont respiré son atmosphère ne peuvent plus s’en passer; ils étouffent ailleurs: c’est quelque chose comme l’ivresse des hautes cimes.
Voici son courrier, courrier formidable venu de tous les points du monde pour les questions multiples dont il s’occupe et qui lui arrive déjà épuré, trié, classé. Il tient pourtant à prendre lui-même connaissance de la plupart des lettres. Surtout celles des pionniers que sa pensée dirige, que sa volonté lance à travers les continents et qu’il appelle affectueusement ses workers.
Puis il dicte sa correspondance à un, parfois à plusieurs de ses secrétaires. Ses lettres sont typiques: aucune formule vaine, aucune explication oiseuse; du premier bond, il est en plein cœur du sujet: phrases brèves, robustes, dont chaque mot porte. Point de transitions, c’est un luxe inutile. Une fois transcrites à la machine à écrire, il relit toutes ses lettres lui-même, avec la précision, la thoroughness qu’il met à tout ce qu’il fait; pas une qui ne porte une correction de sa main, ponctuation ou mots en surcharge; certains termes sont soulignés ou encadrés d’un trait appuyé; enfin il signe d’une écriture puissante qui monte hardiment.
Viennent—à Londres surtout—les conférences d’affaires, les interviews. Là encore, aucune perte de temps. Lord Northcliffe possède l’art du déblayage, si l’on peut dire, ce qui explique comment il peut, en un délai si court, comprimer tant d’activités diverses. Son esprit court droit au but, sans se laisser distraire ni arrêter. Il ignore ou dédaigne la complexité. Les affaires les plus importantes, les problèmes les plus abstrus sont abordés et résolus avec une maîtrise rapide et définitive. Son choix fait, lord Northcliffe s’y tient d’ordinaire; aucun argument ne saurait le modifier. Ajoutons, il est vrai, que ce choix n’est pas laissé au hasard, qu’il est le fruit de longues observations, de réflexions profondes: tout est là.
Mais s’il sait travailler à outrance, il sait aussi se reposer. Il ménage et dirige ses forces avec une judicieuse économie qui lui permet de suffire à la plus lourde des tâches. Le voir aux minutes de répit s’enfoncer dans un fauteuil, la tête abandonnée sur le dossier, les yeux clos, les jambes et les bras allongés dans une détente volontaire de tous les muscles est un véritable enseignement. Et au cours des matinées les plus dures, il tient à s’accorder une heure d’exercice en plein air...