← Retour

Lord Northcliffe

16px
100%

LORD NORTHCLIFFE
Une force de la nature... ou de la science

————

Dans un salon où se trouvaient réunis plusieurs représentants des Alliés, un Français, rare survivant de cette faune aujourd’hui disparue qui ne voulait rien connaître en dehors de l’enceinte des fortifications parisiennes, demandait tout à coup:

—Mais qui est donc ce lord Northcliffe?

—Northcliffe? répondit laconiquement un Américain, c’est la puissance de l’Angleterre...!

Homme d’affaires, homme d’action, homme de pensée, le tout à un degré éminent, exerçant une profonde influence sur l’opinion du monde par les nombreux et puissants journaux qu’il dirige, ayant refusé plusieurs portefeuilles pour garder son indépendance, et résolu de mener la guerre jusqu’à la victoire indiscutable et totale, veillant maintenant sur la paix en vigie impérieuse et tenace, lord Northcliffe occupe, en effet, une situation unique.

Il est non seulement une des personnalités les plus connues de notre temps, mais une des plus discutées. Il emplit l’Empire britannique de son nom. Qu’on ouvre un journal, une revue, il est question de lui; qu’on assiste aux débats de la Chambre, à un meeting, à un congrès, encore lui; qu’on entre même dans un théâtre, toujours lui. Dans une pièce du populaire Barrie, jouée l’autre hiver, un certain lord Times apparaît de temps à autre, comme un diable sort d’une boîte, et crie d’un ton impérieux: «It must be done! Il faut que cela se fasse!...» Un beau jour, Horatio Bottomley, directeur d’une revue tapageuse, le John Bull, faisait promener à travers Londres de grands placards sur lesquels on lisait: «Northcliffe sends for the king. Northcliffe envoie chercher le roi...» Si on cause paisiblement entre amis et qu’on cite son nom, le débat se passionne, s’enflamme, on attaque et on défend, on exalte et on injurie, on se lance à la tête épithètes et arguments:—«C’est un ambitieux sans scrupules, un dictateur!—Les forts doivent gouverner!—C’est un esprit changeant, une imagination déréglée!—Un admirable prophète, un génie constructeur!—Un jaune!—Le courage le plus indomptable!—Le plus impudent!—Un patriote, en tous cas!...» A ces mots, la dispute s’apaise, l’accord s’établit. Amis et ennemis s’entendent sur ce point: «C’est un patriote, c’est l’homme qui a prédit la guerre, l’homme qui a voulu la victoire et l’a eue...»

Il faut le connaître pour comprendre le secret de l’empire qu’il exerce, de l’agitation qu’il soulève.

Vous avez vu des tanks? Quand une de ces machines formidables en même temps que prodigieusement intelligentes s’en va droit son chemin, sûrement, inéluctablement, qu’elle broie les réseaux de fil de fer, écrase les sacs de terre, déracine les arbres, enjambe les fossés et les tranchées, renverse tous les obstacles avec un paisible, un effroyable dédain, on sent que rien ne pourra l’arrêter. Telle est à peu près l’impression que donne à première vue lord Northcliffe. C’est une force de la nature—ou de la science.

Quand il est présent, on ne voit, on n’entend que lui. Il semble, sans effort et comme naturellement, absorber tout l’air respirable. Je le revois tel qu’il m’apparut pour la première fois dans son cabinet du Times, debout devant la monumentale cheminée aux flammes vives, la tête rejetée en arrière sur son cou de lutteur, les épaules carrées, les poings derrière le dos, sa haute taille solide tendue dans une attitude de défi. De profil, les traits sont nets, dessinés d’un seul jet pur et hardi; de face, ils se ramassent en un ovale d’une structure massive, à la mâchoire puissante et obstinée: le profil de Napoléon dans la face de John Bull. Ses yeux gris bleu, au regard vif qui parcourt, note et saisit, se fixent parfois violemment avec l’éclat dur d’un trait d’acier.

Le voici qui se promène de long en large; il s’assied, il se lève, se penche vers une table, consulte une carte, un livre, saisit son téléphone, lance un ordre, prend une note, le tout en une minute. Et il parle. Des phrases pressées, explosives, chargées de faits et d’idées, se succèdent en brefs éclairs. Mais plus souvent il écoute, se bornant à diriger l’entretien par des questions rapides, brusques qui précisent la pensée, la pressent, en font jaillir le suc essentiel. Parfois quand il s’anime ou s’irrite—cela lui arrive!—ses lèvres se tordent sur les mots et les lancent brusquement avec cette crispation de la main qui jette une bombe. Les yeux noircissent. La figure rougit. Mais tout à coup il se laisse tomber dans un fauteuil avec une aisance abandonnée, il rit, il plaisante,—humour britannique ou boutade celte—et ses traits prennent une expression presque enfantine de gaîté, d’amicale confiance. Il peut être dur, il sait être bon. Mais c’est par dessus tout un combatif, une volonté inspiratrice, un semeur de pensées et d’action,—un animateur, comme on dit en Italie. Et sa vie,—la vie d’un homme qui s’est fait lui-même,—constitue une leçon unique de travail, de persévérance, d’énergie.

Chargement de la publicité...