Lord Northcliffe
Alfred le Grand
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Les années qui suivirent furent parmi les plus dures comme effort et comme travail, des plus décisives aussi; Harmsworth commençait à être célèbre au delà même de Fleet Street, la rue des journalistes, où on le connaissait sous le nom d’Alfred le Grand. Un reporter américain qui fit sa connaissance à cette époque conte comment il trouva dans une pièce étroite et encombrée un beau garçon robuste, si jeune d’aspect qu’il semblait à peine sorti de l’adolescence; celui-ci le reçut avec une familiarité cordiale et de suite l’assaillit de questions sur l’état de la presse en Amérique, l’organisation des journaux, leurs bénéfices, les chances d’avenir qu’y avait un écrivain professionnel, les salaires qu’il recevait, donnant en retour les mêmes renseignements sur l’Angleterre. Puis il parla de lui-même, de ses projets, de ses rêves avec une franchise pleine de simplicité. Bientôt il attirait dans son sillon le jeune Américain, exerçait sur lui la même fascination dominatrice que sur tous ceux qui l’approchent, réclamait sa collaboration pour des travaux pressés, et lui faisait corriger des épreuves; puis il l’entraînait le soir à travers les rues de Londres, le long de la Tamise voilée d’une brume vivante que piquent des points rouges. Le reporter yankee a conté—est-ce une légende?—qu’une nuit passant devant la noble masse de Westminster: «J’y entrerai un jour, dit Alfred Harmsworth; mais ajouta-t-il pensivement, je ne sais pas encore si ce sera à la Chambre des Lords ou à la Chambre des Communes.»
Une autre fois, en face des bureaux du Times: «Drôle de vieille maison et si typique de l’Angleterre traditionaliste! Si j’en prends la direction, je me garderai bien de changer son caractère!»
Paroles prophétiques, d’apparence présomptueuse dans la bouche d’un jeune inconnu mais qui, réalisées avec une foudroyante rapidité, prouvent qu’Alfred Harmsworth sut toujours sans dévier marcher jusqu’à son but. Ambition? Certes, mais nulle vanité. Une force qui a conscience d’elle-même et s’exprime, sans embarras comme sans réticences...
Il multipliait alors et lançait sans cesse de nouveaux hebdomadaires. A vingt-cinq ans il en tirait un revenu annuel de 1.250.000 francs. Ses ennemis prétendent qu’à cette époque il se faisait l’esclave du public, le flattant, s’abaissant au niveau de l’âme populaire. Qu’y a-t-il de vrai dans cette allégation? Outre que lord Northcliffe a toujours cru au bon sens et à l’intuition de la foule, il forgeait l’instrument qui allait lui permettre de dominer et d’entraîner l’opinion publique, de la pétrir dans ses poings de lutteur, de la marquer à son empreinte.
Il avait associé à sa fortune son frère, lord Rothermere, qui se montra le plus remarquable des administrateurs. On assure que lorsqu’Alfred émettait une de ses idées hardies et brillantes, Harold, de la pointe de son crayon, la traduisait aussitôt en chiffres. C’était la pierre de touche.
En 1894, M. Kennedy Jones, écrivain et membre du Parlement notoire qui fut longtemps leur collaborateur, venait proposer aux deux frères de risquer 625.000 francs pour l’achat de l’Evening News. C’était un journal conservateur fort malchanceux, la Cendrillon de Fleet-Street, et qui avait gâché tant de millions avec si peu de gloire que les loustics de la presse radicale s’amusaient à en vendre pour quelques sous les actions au boisseau.
Les Harmsworth acceptèrent le défi: «Je me souviens, écrit lord Northcliffe, qu’après une rude journée de travail passée à diriger, administrer et rédiger nos périodiques, nous allions tous les soirs, mon frère et moi, retrouver M. Jones dans le bâtiment croulant de Whitefriars Street pour chercher de quelles maladies souffrait l’Evening News. Nos efforts combinés parvinrent à les trouver. Il y en avait deux principales: manque de suite dans la conduite du journal, manque de contrôle administratif. En quelques mois, nous eûmes rétabli le journal dans la confiance et l’estime du public et nous commencions à étudier mon projet si longuement chéri d’un journal du matin.»