Lord Northcliffe
Le Daily Mail
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Depuis longtemps, en effet, Alfred Harmsworth portait ce journal dans son cœur, dans son cerveau; sa naissance fut une joie laborieuse, il est demeuré son enfant préféré, «celui en qui il met toutes ses complaisances».
Lord Northcliffe a relaté lui-même les péripéties qui marquèrent les débuts du Daily Mail.
«Officiellement, dit-il, le Daily Mail fut lancé le 4 mai 1896, mais en réalité, sa conception datait de plusieurs années. Tandis que, franc-tireur du journalisme à Londres, je collaborais à plusieurs des quotidiens du matin et du soir, entre les âges de dix-sept et vingt ans, la vie me convainquit que la mollesse de leur direction, les compartiments d’air comprimé qui en séparaient les divers services et la tranquillité complaisante qui y régnait nécessitaient un sérieux réveil... Je m’aperçus, en fréquentant les bureaux de ces journaux, que leur organisation était construite de telle sorte qu’il était matériellement impossible de faire parvenir une idée jusqu’au grand chef...
«Le Times continuait son existence mystérieuse dans la solitude de son île de Printing House Square; le Daily Telegraph, sa paisible rivalité avec le Standard; le Morning Post se tenait dédaigneusement à l’écart; le Daily News, politique et littéraire, n’était que l’organe du parti radical, et le Daily Chronicle, sous Massingham, le plus brillant et le plus entreprenant de la bande... J’espère ne pas offenser mes amis de ces grands quotidiens en leur disant que leur manque d’initiative et leur aveugle soumission à l’esprit de parti étaient une invitation directe à l’assaut que leur livra le Daily Mail...»
La bataille avait été longuement préparée. Des numéros d’essai parurent à blanc pendant plusieurs mois avant le 4 mai et, comme la plupart des succès, la réussite foudroyante du Daily Mail provint de la combinaison d’une chance heureuse qui était l’inertie des journaux de Londres et d’une préparation qui ne laissait rien au hasard. «Alors que le projet d’un journal du matin à 0,05 centimes, continue lord Northcliffe, ne semblait éveiller que peu d’intérêt parmi ceux qu’elle concernait pourtant directement—les propriétaires de journaux à 0,10 cent, et ceux du Times qui, depuis 1861, avaient conservé le prix de 0,30 cent.—l’événement prouva que le public prenait un immense intérêt à cette entreprise neuve, et cela à un degré que nous n’avions pas prévu. Nous nous étions préparés pour un tirage de 100.000 exemplaires; le papier était exactement celui qu’employaient les journaux à 0,10 cent.; les machines, selon le dernier cri; des jeunes gens intelligents et hardis venus de toutes parts offraient leurs services. Nous estimions avoir tout prévu, sauf, si je puis le dire avec modestie, la demande colossale qui en résulta. Le nombre exact des exemplaires vendus le premier jour fut de 397.215 et il devint urgent d’annexer diverses imprimeries voisines, tandis qu’on nous construisait des machines nouvelles...»
Ces premiers jours s’écoulèrent dans un travail intense, une fièvre ardente: «Pour ma part, dit lord Northcliffe, je ne quittai pas les bureaux pendant deux jours et deux nuits, puis, rentré chez moi, je dormis vingt-deux heures... Mais quelles heures d’allégresse!...»
Bientôt le tirage s’élevait à 600.000. Le Daily Mail faisait un emploi généreux des fils spéciaux, des câbles, envoyait sur tous les points du monde des reporters actifs et audacieux, payés avec une libéralité jusqu’alors inconnue; les articles courts, ramassés, nerveux, tranchaient sur le ton filandreux des autres journaux, leur poncif soporifique; de plus, le journal n’étant l’esclave d’aucun parti, rien ni personne n’étant sacré pour lui, il était toujours prêt, dans l’intérêt général, aux campagnes les plus violentes, aux sacrifices les plus élevés. Un souffle irrésistible de jeunesse et de force y courait. Et son organisation pratique constituait une révolution: le journal, imprimé plus rapidement qu’aucun autre, engageait des trains spéciaux et jetait ses éditions de droite et de gauche par toute l’Angleterre. Plus tard, en 1900, s’organisa la succursale de Manchester donnant la réplique exacte du numéro de Londres qui, de là, s’élança sur le Nord et l’Ecosse, et enfin l’édition continentale de Paris qui, en temps de paix, rayonnait sur tous les pays de l’Europe et fit de sérieux bénéfices, placés maintenant en emprunt de guerre français.
Ce fut donc le triomphe. Pourtant ces procédés nouveaux de journalisme, directs et violents, trouvèrent quelque résistance dans une partie du public, celle qui a gardé les traditions de réserve et de froideur britanniques. On reprocha au jeune directeur du Daily Mail sa maîtrise à lancer ou abattre les hommes et les entreprises, à saisir les grands de ce monde dans ses dents de bull-dog et à les secouer par la peau du cou; on l’accusa de connaître dans tous ses détours l’art de la réclame, de l’advertising et du booming. De plus, à mesure que les quotidiens de Londres et de la province devenaient enfin conscients du danger, ce fut un déchaînement d’injures et de calomnies contre la Northcliffe Press. «Attaques sur lesquelles, selon l’expression paisible de son chef, elle n’a cessé de vivre, de croître et de prospérer.»