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Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert

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VIII
Le chapitre.

Le soleil venait m’annoncer son lever par quelques rayons qui éclairaient ma chambre d’une douce clarté. Je me levai joyeux de pouvoir passer une nouvelle journée dans le couvent. En me rendant à la chapelle des étrangers, un prêtre vint me prier de lui servir la messe ; je me mis aussitôt à sa disposition.

Nous nous rendons à la sacristie. Un religieux (le père Jean de la Croix, sacristain) y préparait les ornements pour la sainte messe ; il se retourne pour nous saluer, et j’aperçois un jeune homme de dix-neuf à vingt ans, dont les traits et l’expression virginale de la figure rappelaient ces belles têtes que les grands maîtres de l’école italienne donnaient aux premiers chrétiens qui mouraient pour Dieu avec toute leur innocence et toute l’exaltation du jeune âge. Comme les pensées du Trappiste doivent être pures dans une occupation si sainte ! quelle tache pourrait souiller une vie si innocente !

Il est édifiant, sans doute, d’assister au sacrifice d’un homme qui, dégoûté du monde, vient consacrer les forces de l’âge mûr au Dieu qui a dit : Tu quitteras tout pour t’attacher à moi ; mais il me semble bien plus touchant encore de voir celui qui sort de l’adolescence, qui n’a qu’entrevu, qui n’a fait qu’apercevoir les plaisirs et les joies de la vie, qui sent au dedans de lui toute la puissance des passions qui enivrent et qui séduisent… il est bien plus beau, dis-je, de le voir dédaigner les délices que l’imagination et le monde lui présentent, et mépriser les fleurs de la terre pour les fruits du céleste Eden. Ce jeune homme, dont la vie a été toute d’innocence, s’envolera des ennuis de la terre aux délices du ciel ; les jours de son éternité ne seront pas plus purs que ceux qu’il a passés à l’ombre des autels ; sa couronne sera celle des vierges, et il suivra l’Agneau dans les parvis célestes.

Après la messe, le père Elisée me conduisit à la salle où se tient le chapitre des coulpes ou confessions publiques. Je n’y pénétrai point sans quelque saisissement secret, comme s’il se fût agi pour moi d’une espèce d’initiation.

« Le chapitre, a dit le biographe du fondateur de Cîteaux, montre mieux que toute autre partie de la vie monastique, que le couvent n’était rien moins qu’un lieu où vivaient tranquillement des hommes dont l’unique affaire était de se promener en habits d’une forme particulière et de passer leur temps à des œuvres prescrites par une règle, mais bien une école où l’on apprenait à supporter sans murmure l’humiliation, où les dernières racines de l’amour-propre étaient extirpées pour faire place à la charité de l’Evangile. »

L’humilité, dans le langage chrétien, consiste à s’abaisser pour être élevé. Saint Benoît dit que l’humilité est l’âme du cloître. Elle est aussi l’échelle mystérieuse qui apparut en songe au patriarche Jacob, et qui servait aux anges à descendre du ciel et à monter de la terre au ciel ; elle renferme douze degrés, dont le cinquième est de découvrir contre soi-même ses iniquités au Seigneur, pour en recevoir humblement réprimande et pardon. « Cette pratique demande une grande humilité. Lorsqu’un moine aura fait une faute contre la règle, brisé ou perdu quelque objet, en un mot commis un acte répréhensible, quel qu’il soit, il devra immédiatement s’en accuser devant l’abbé ou la communauté. Il faut sans doute imposer un rude sacrifice à l’amour-propre pour aller, de son propre mouvement, faire l’aveu de ses misères les plus cachées à un supérieur qui a autorité sur nous, se charger volontairement de la confusion que cet aveu doit produire, s’exposer à perdre son estime en lui découvrant des faiblesses qui ne sont point des péchés et que Dieu même ne demande pas qu’on porte au tribunal de la confession. Mais si cette démarche est humiliante et pénible, elle renferme une infinité d’avantages, et elle est louée par les anciens comme un moyen des plus sûrs et des plus propres pour se corriger de ses fautes et pour parvenir à la perfection.[6] »

[6] Dom Calmet : Explication de la Règle.

Apprenons donc, de la bouche du moine même, règle vivante de son ordre, les secrets qui se passent dans cette mystérieuse enceinte. Dans chaque couvent, on donne à une salle le nom de Chapitre, parce qu’on y lit toujours, en entrant, un chapitre de la règle.

Dans plusieurs ordres religieux, le chapitre ne se tient qu’une fois par semaine, le vendredi, en mémoire des humiliations de Jésus-Christ. A la Trappe, il a lieu tous les jours. Après prime, toute la communauté se réunit dans ladite salle. Sur les murs se trouvent plusieurs inscriptions et sentences.

« Une fois la communauté réunie, il se fait un profond silence. On lit le martyrologe, puis un chapitre de la règle ; après quoi le R. P. abbé fait une courte glose sur l’étroite observance de la règle ; et quand, après l’absoute des défunts, le supérieur a dit « Loquamur de ordine nostro : Parlons de notre ordre, » le religieux qui se croit coupable de quelques infractions à la règle se prosterne, la tête couverte du capuce. Après un moment de silence, l’abbé lui dit : Quid dicis ? Le coupable répond : Meâ culpâ. On lui ordonne alors de se lever au nom du Seigneur ; il s’avance au milieu du chapitre, se découvre pour être bien reconnu, confesse sa faute, en reçoit la pénitence, et retourne à sa place quand le supérieur le lui a permis.

Quelles fautes peuvent donc échapper à des hommes dont la pensée est toujours dans le ciel ?

L’un s’accuse d’avoir fait un geste inutile, de n’avoir pas assez aidé son frère dans un labeur qu’ils faisaient ensemble, d’avoir choisi le fardeau le plus léger ; l’autre, d’avoir brisé par mégarde un instrument de labourage ; d’avoir, dans un moment d’impatience, maltraité un animal domestique ; celui-ci, de n’avoir pas rendu le salut à un voyageur, d’avoir recherché l’ombre pendant la chaleur et le travail ; celui-là, d’avoir rafraîchi sa bouche dans l’eau de la fontaine ou d’avoir mangé un fruit tombé de l’arbre.

Jetons un regard sur ces deux nobles sœurs qui s’embrassent avec amour : je veux dire l’humilité et la charité. Ce qui est plus pénible que ces aveux publics, c’est l’obligation où ils sont de dire à haute et intelligible voix les noms de leurs frères auxquels ils ont vu commettre des fautes qu’ils n’ont pas déclarées, soit par oubli, soit par distraction, et c’est ce qu’ils appellent proclamation contre un de leurs frères. Le trappiste ainsi dénoncé fait éclater un sentiment de reconnaissance envers le frère bienveillant qui l’aide à connaître ses imperfections et à s’en corriger. Ce sentiment est vrai, au point que, si l’accusation intentée contre lui n’a pas été entendue par le supérieur, le religieux garde le silence, mais le supérieur fait répéter la proclamation par celui qui l’a faite. Et le coupable aussitôt de se prosterner à terre, de s’avancer au milieu de la salle, pour entendre la correction et recevoir un châtiment plus rigoureux, parce qu’il ne s’est pas accusé lui-même. C’est encore la recommandation de saint Benoît. On ne peut jamais s’excuser, quand même on serait innocent. Le motif de cet acte rigoureux est d’entretenir dans l’âme une humilité profonde.

Le supérieur fait à tous une exhortation paternelle et prononce les peines proportionnées aux fautes. Elles consistent ou à se prosterner dans le chœur à la messe de communauté, depuis le Sanctus jusqu’au Pater inclusivement ; à se mettre à genoux, les bras en croix, à la porte de l’église ou du réfectoire, sur le passage de la communauté ; à baiser, pendant le dîner, les pieds aux religieux ; à demander son dîner par charité à ceux qui sont à table ; à le manger, à genoux, au milieu du réfectoire ; à y réciter, également à genoux, des prières pour ceux par qui on a été proclamé.

Nous savons bien qu’à tout cela le monde, dans son aveuglement, s’écrie : « O esclavage de l’homme, ô dégradation de la dignité humaine ! » Pour nous, chrétiens, en soupirant avec l’Apôtre après la sainte liberté des enfants de Dieu, nous répondons à son orgueil que l’humilité est compagne de la sagesse ; qu’il est glorieux de marcher à la suite de Jésus-Christ, qui s’est humilié jusqu’à devenir l’opprobre des hommes et à embrasser la folie de la croix. Sans doute, il ne comprend pas ces vérités divines : voilà pourquoi il méprise les saintes austérités du cloître et repousse avec dédain les chaînes sacrées que porte noblement le serviteur de Dieu.

« Le chapitre n’est pas seulement une salle de pénitence destinée aux exercices d’humiliation ; il sert de lieu d’assemblée, de rendez-vous à toute convocation ; on y délibère, on y opine, on y vote ; car toute cause majeure doit être portée aux suffrages de la communauté, d’après les principes de la Carte de Charité, qui à maintenu dans l’ordre le gouvernement libéral, parlementaire et constitutionnel[7]. On s’y occupe des trépassés, on y lit les billets de mort, on y annonce la fin d’un tricénaire et on y absout la mémoire des défunts. Enfin, l’abbé y prêche à ses frères ; mais le sermon, quoique officiel, moins solennel qu’à l’église, tient plus de l’entretien que du discours : c’est une réunion de famille, les conseils intimes du foyer dans la bouche d’un père. »

[7] La Carte de Charité, titre fondamental de Cîteaux, genèse de l’ordre, a été publiée en 1119. Les premiers pères de Cîteaux y ont réglé le gouvernement de l’ordre. Saint Benoît avait fait l’abbé maître souverain, autocrate du couvent : et la Carte de Charité, concordat passé entre tous les abbés qui existaient alors, a substitué la loi à l’homme, le chapitre général aux abbés. Le conseil général de l’ordre, convoqué à Paris, le 25 novembre 1776, a reconnu et admis la vérité de cette explication.

Voici, à ce sujet, ce qu’on lit dans le spicilége de dom Achéry :

« C’était la veille de Noël, dans l’abbaye de Cluny ; le chapitre était réuni sous la présidence du prieur, en l’absence du R. P. abbé, retenu dans sa cellule par l’âge et les infirmités. Le père Hugues était nonagénaire, la faiblesse l’empêchait de marcher ; il ne suivait plus les exercices de la communauté, à son grand regret ; mais, sentant sa fin approcher et voulant consacrer à ses religieux le dernier quart d’heure de sa vie, il se fit porter au chapitre, où tous l’accueillirent avec respect. On se rapprocha de lui pour mieux l’entendre, et, d’une voix affaiblie, il conta, en style de vieillard, l’allégorie suivante :

« C’est la vision d’un moine, arrivée à pareille heure, la nuit de Noël ; il a vu la sainte Vierge, tenant dans ses bras son divin Fils, au milieu d’un cercle d’anges éblouissants de lumière. Ce Dieu-Enfant s’amusait à battre des mains, pour exprimer la joie qui était dans son cœur, et se tournant vers elle, il lui dit : « Mère, voyez, la nuit est venue, anniversaire de ma naissance, et bientôt, dans l’église de ce monastère, on va redire les oracles des prophètes, entonner l’hymne des anges et renouveler le souvenir de votre enfantement. Le démon est vaincu, son empire détruit ; il n’est plus le prince du monde, comme avant mon incarnation. Où donc s’est-il enfui ? »

» A ces mots, Satan se présente : « Il est vrai, dit-il, je n’ai plus mon autel dans l’église, mais je connais encore plus d’une porte qui me laissera entrer dans ce couvent. — Va, lui dit le Fils de la Vierge, te mesurer à d’autres ; essaie, je le veux bien, pour voir si tu seras plus heureux qu’avec moi. »

» Aussitôt, usant de cette liberté, il va à la porte du chapitre ; mais cet esprit enflé d’orgueil la trouva si basse et si étroite, qu’il ne put entrer, malgré ses efforts. Alors il dirige ses pas vers le dortoir, espérant profiter du sommeil pour mieux tromper, à la faveur d’un songe, la vertu de ces moines qui vont peut-être devenir victimes d’une illusion ; mais le même obstacle l’arrêta : il ne put s’y glisser, la porte en était scellée. Enfin, plein de confiance, malgré ces deux échecs, il se présente au réfectoire, où, spéculant sur l’appétit des moines, il compte bien réussir à les prendre par la bouche, en leur servant quelque plat de sa façon ; mais la lecture des saints livres, l’attention soutenue des convives, moins occupés de manger que d’écouter, et la grossièreté des mets qui étaient sur la table, retinrent sur le seuil ce démon, qui, vaincu dans son troisième retranchement, dut prendre la fuite et renoncer à entrer dans cette forteresse inexpugnable.

» Courage donc, mes frères, veillez toujours sur vous, et le rôdeur quotidien ne pourra jamais vous surprendre.

» L’entrée basse et étroite du chapitre représente l’humilité. — Les scellés, qui ferment hermétiquement la porte du dortoir, indiquent la chasteté. — Enfin, cette table, qui n’offre à ses convives que des légumes et du pain noir, signifie la pauvreté. »

On le voit, il serait difficile de donner une forme plus attrayante à l’éloge de la vie monastique, invincible au démon de la triple concupiscence.

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