Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert
XIII
La mort du Trappiste.
Je m’éteins, le temps de ma dissolution approche, j’ai combattu, fourni ma course, j’ai conservé la foi.
(S. PAUL.)
Saint Augustin, ravi des perfections de l’état monastique, avoue qu’il n’a pas de paroles pour louer dignement son mérite et son excellence. Puis il dit que c’est aux religieux à qui Jésus-Christ a fait cette promesse : Le centuple en ce monde et la vie éternelle en l’autre. Oh ! disons-le avec le saint abbé de Clairvaux : La pratique de la religion, dans ce qu’elle a de plus doux et de plus intime, est une initiation à la vie des esprits célestes. Un fait constant et toujours observé chez les Trappistes, c’est le calme parfait, la douce confiance, la sainte joie qui accompagnent les derniers moments des religieux qui ont le bonheur d’y mourir.
Autour de la couche du religieux mourant, tout est tranquille : pas de cris, pas de sanglots et pas de pleurs ; la prière seule s’y fait entendre, pieuse, recueillie et solennelle ; vous n’y trouverez ni femme échevelée, ni enfants au désespoir, ni serviteurs en deuil : le mourant est entouré de ses frères qui, loin de le pleurer, lui envient son bonheur et accompagnent ses derniers soupirs de cantiques d’actions de grâces. Quand il aura rendu l’esprit, aucun n’osera donner le nom de mort à son trépas, ni appeler funérailles les derniers devoirs qu’ils lui rendront : ce sera, en vérité, un triomphe, une fête, une résurrection.
Cependant cette fête sera triste ; ses frères verseront sans doute quelques larmes, demain, à l’heure de la cérémonie funèbre, mais en portant une sainte envie à son sort, en regrettant plutôt de ne pas le suivre que de le quitter : le Trappiste porte le deuil de la vie et non celui de la mort. En effet, l’homme meurt tous les jours, l’heure passée ne revient plus, le fleuve ne remonte jamais à sa source ; l’enfant, en quittant le berceau, fait le premier pas vers la tombe, et les vingt ans du jeune homme appartiennent à la mort plutôt qu’à la vie.
« La mort ne devrait avoir rien d’horrible pour un chrétien ; Jésus-Christ l’a ennoblie en s’y soumettant ; on peut aujourd’hui toucher le cadavre sans contracter la souillure judaïque, et, après la résurrection du Sauveur, descendre au tombeau sans crainte d’y rester victime d’un sommeil éternel ; mais la foi a été trop affaiblie dans l’esprit des peuples, pour n’être pas impuissante encore à réconcilier la nature avec la mort. Ces mœurs antiques, on les retrouve dans les monastères où rien n’a changé, et ce qui se passe encore chez les Trappistes, à la mort d’un religieux et à ses funérailles, va nous faire juger de la familiarité qui existait entre les vivants et les morts dans un âge plus chrétien. »
A l’heure de la mort, l’homme se montre toujours ce qu’il est réellement : rien alors ne peut voiler sa pensée, ses désirs, ses croyances.
La Trappe a ses rigueurs, mais elle a ses consolations, et, sans parler ici, comme saint Bernard, des plaisirs de la pénitence, des douceurs de la mortification, des joies de la tribulation, ce langage incompris aujourd’hui, je dirai à ceux qui ne voient dans cette existence que les afflictions de la chair, les coups de la flagellation et les souffrances de la croix : L’homme y vit détaché de tout, de la terre par le vœu de pauvreté, de la famille par le vœu de chasteté, et de lui-même par le vœu d’obéissance. La mort peut bien venir, elle ne lui imposera aucun sacrifice, aucun renoncement, pas le moindre dépouillement ; l’homme qui a renoncé à tout pour se faire trappiste, ne verra dans la mort que le complément de ses vœux : un affranchissement, une délivrance, l’élargissement de l’âme captive. Dans un instant, il va quitter ce monde ; mais le regret, au moment de le laisser pour toujours, ne saurait troubler sa dernière heure : on ne regrette point ce que jamais on n’a aimé. L’âme va se séparer de son corps, et celui-ci, en proie à une hideuse dissolution, sera jeté aux vers du sépulcre ; mais le trappiste, en vrai chrétien, croit à la transfiguration future de la chair ; il sait, comme saint Paul, « que le corps semé en faiblesse doit ressusciter en force, que le corps semé en ignominie doit ressusciter en gloire, que le corps semé en corruption doit renaître immortel, » et il voit tomber avec plaisir la muraille de boue qui le sépare de Dieu.
C’est un grand spectacle et un spectacle ravissant que la mort d’un trappiste.
Ces religieux n’ont jamais recours à un médecin étranger ; ils ne sont admis à l’infirmerie que dans des cas extrêmement graves, et ne peuvent faire usage de bouillon gras qu’après plusieurs accès de fièvre. Alors seulement, il leur est permis de demander ce dont ils ont besoin. Quelle que soit leur souffrance ou leur faiblesse, ils doivent se lever au moins trois heures par jour, tant qu’il ne leur est pas impossible de marcher.
Dans le monde, on cache ce moment terrible et décisif pour ménager le pauvre mourant et éviter de le faire tomber peut-être dans le désespoir ; mais à la Trappe, il n’est pas besoin d’user de ces précautions. Le trappiste fervent qui va mourir n’est pas effrayé ; il sait que la mort, pour lui, n’est qu’un bienheureux passage à une meilleure vie ; il bénit la mort qui l’enlève à la terre. Il n’ignore pas non plus que les jugements de Dieu sont toujours redoutables, mais il sait aussi que le Juge qui doit décider de son sort éternel est un Dieu de bonté ; il est plein de confiance dans les mérites de son Sauveur, qu’il s’est attaché à suivre, quoique de bien loin, sur la montagne du Calvaire, et dont il a essayé de porter la croix. C’est ce qui a donné lieu à ces paroles, qui ont passé en proverbe : « S’il est dur de vivre à la Trappe, il est bien doux d’y mourir. » Aussi c’est ordinairement le moribond qui prend l’initiative, pour s’informer du moment de la visite du Seigneur.
Selon ce qui s’observe chez les Trappistes, toutes les fois qu’il y a un malade en danger, le père médecin et un religieux prêtre demeurent à côté de lui. Les règlements portent que lorsqu’un infirme approche tout à fait de sa fin, on doit frapper la tablette pour faire venir la communauté. Aussitôt, quelques religieux transportent le malade à l’église pour y recevoir les derniers sacrements, si toutefois ce transfert peut s’opérer sans danger. (La cérémonie a lieu dans la cellule de l’infirmerie, s’il y a péril à le transporter ; mais on n’administre jamais un malade dans la chapelle de l’infirmerie.) Puis, on le met à terre au milieu du chœur sur un drap de serge, sous lequel on a dû étendre de la paille, placée sur une croix de cendre bénite ; c’est le révérend père qui fait cette cérémonie, Alors toute la communauté se range en cercle autour du mourant ; il fait sa confession à haute voix, adresse à ses frères une exhortation, leur fait des adieux touchants, et continue à leur parler de la mort du corps, de la vie de l’âme et des douces espérances de l’éternité, jusqu’à ce que ses forces l’abandonnant tout à fait, il rende le dernier soupir. Le trappiste mourant a dans ses yeux une douce extase. On dirait que déjà il entrevoit le monde futur ; rien n’est plus doux à son oreille que les chants de ses frères, et ses mains s’élèvent vers Dieu pour lui rendre grâces de l’appeler à lui.
Ce n’est pas de la douleur qu’éprouvent les assistants ; c’est une joie pure et ineffable, pareille à cette joie mêlée d’impatience, il est vrai, que ressentent des prisonniers en voyant un de leurs compagnons d’infortunes délivré de ses chaînes et rendu à la liberté, certains eux-mêmes que le moment de la délivrance viendra pour chacun. Ils écoutent avec amour et consolation cette voix qu’ils n’entendront plus, et qui, faible et languissante, ranime leur force et leur courage. Cet homme, qui a déjà un pied sur le seuil de l’immortalité, leur raconte les merveilles qu’il entrevoit dans la perspective de l’infini, et ces grandes choses que l’œil de l’homme n’a jamais vues, que l’oreille n’a jamais entendues, que l’intelligence ne peut comprendre sur la terre. Et, après avoir laissé tomber sur eux quelqu’une de ces paroles prophétiques dont chacun attend l’accomplissement, après leur avoir laissé l’héritage de son exemple et une haute leçon à méditer, il prend congé d’eux en leur disant : « Adieu, mes frères, au revoir demain dans la maison de Dieu, in domum æternitatis. Priez pour moi. » Au moment où il vient d’expirer, le frère infirmier lui ferme les yeux. La mort du trappiste est comme sa vie à la Trappe, sainte et belle.
La communauté chante en chœur le beau répons Subvenite sancti. « Accourez, saints du ciel, empressez-vous, anges du Seigneur, de venir recevoir cette âme, pour la présenter devant le trône du Très-Haut. » En même temps, le père abbé encense le mort, l’asperge d’eau bénite. Ensuite, pendant qu’on lave respectueusement le corps et qu’on l’approprie dans ses habits réguliers, toute la communauté psalmodie le psautier dans une salle voisine ; lorsque tout est prêt, on le porte processionnellement à l’église, étendu sur un brancard. Le mort est placé, selon l’usage, sous la lampe du sanctuaire, la face tournée vers l’autel ; la cloche du monastère sonne pour annoncer la délivrance ; mais le glas de la Trappe n’a rien de cette sonnerie funèbre qui jette dans les airs ses notes gémissantes : il chante au lieu de pleurer, il parle de résurrection plutôt que de mort. Qui ne contemplerait avec respect et recueillement le cortége de cette famille chrétienne, qui a, comme le dit l’historien de la Vie de Rancé, la tendresse de la famille naturelle et quelque chose de plus : l’enfant qu’elle a perdu est l’enfant qu’elle doit retrouver. Elle ignore ce désespoir qui finit par s’éteindre devant l’irréparabilité de la perte. La foi empêche l’amitié de mourir ; chacun en pleurant aspire au bonheur du chrétien appelé. On voit éclater autour du juste une pieuse jalousie, laquelle a l’ardeur de l’envie sans en avoir les tourments.
Jusqu’au moment de l’inhumation, le corps demeure exposé dans l’église, la figure découverte, et les religieux récitent jour et nuit autour de lui l’office des Morts, en élevant jusqu’au ciel les prières d’une espérance immortelle. Ils se relèvent deux à deux toutes les heures. Que les hommes du monde qui ne connaissent pas Dieu, a dit un écrivain, affectent de sourire d’une vertu qui les confond ; qu’ils montrent avec pitié, comme terme d’une vie si longue, ce cadavre exposé sur un brancard. Laissons à ces esprits légers et frivoles leur dédain et leur ignorance, ou plutôt prions pour eux : la prière est la vengeance de la charité ; ils ne savent pas avec quelle ardeur l’impatience chrétienne va au devant de la mort, quelle espérance entoure la tombe d’un trappiste ; un jour, peut-être, ils voudront mourir de la mort de ces justes et ils ne le pourront pas. Ah ! qu’ils viennent avant ce moment suprême, comme le prophète appelé pour maudire Israël ; qu’ils viennent et qu’ils voient, et que, changés tout à coup par cette vue, ils s’écrient avec lui : « Que tes tabernacles sont beaux, ô Jacob ! Ils ressemblent aux vallées pacifiques, aux ruisseaux fertiles ; puisse ma vie finir de la mort des justes, et mes derniers moments être semblables à leurs derniers moments ! »…
On observe pour la sépulture l’ordre indiqué dans le cérémonial. Tous les exercices de la communauté, toutes les messes qui se célèbrent depuis le moment du décès jusqu’à l’inhumation, sont appliquées à l’intention du religieux décédé. Immédiatement après, chaque prêtre du monastère acquitte pour le défunt trois messes, chaque religieux récite un psautier, et chacun des frères convers cent cinquante Miserere. Au premier chapitre qui suit, on en fait l’absoute. La Trappe a aussi ses lettres de deuil, ses billets de faire part, qu’elle envoie à tous les monastères de la congrégation, en France, tant de trappistes que de trappistines, afin que chaque religieux et chaque religieuse lui paie le tribut de suffrages qui est prescrit[10]. De plus, pendant trente jours, on laisse sa place vide au réfectoire, et on lui sert son dîner, que le portier distribue ensuite aux pauvres, à l’intention toujours du défunt. C’est ce qu’on appelle un tricénaire.
[10] Formules usitées chez les religieuses trappistines et chez les religieux trappistes :
Hier…, est décédée, dans notre monastère de…, ordre de Cîteaux, congrégation de la Trappe, primitive observance, notre chère sœur N… Nous la recommandons à vos prières et à vos saints sacrifices, vous promettant les mêmes secours pour les vôtres. — Requiescant in pace.
Die… mensis… anno Domini 18.. : obiit in nostro monasterio de… ordinis Cisterciensis, congregationis Beatæ Mariæ de Trappa, in diœcesi… F… ann. professionis. Pro cujus animâ vestras precamur orationes et sacrificiorum suffragia de charitate, et orabimus pro vestris. — Anima ejus requiescat in pace.
Tels sont les soins que la Trappe prend de ses morts ; elle ne les délaisse pas, ne tourne pas le dos au cadavre, après avoir jeté le linceul sur sa face, pour le livrer à des mains mercenaires : elle l’inhume elle-même, sans le secours de l’étranger, et accompagne de ses prières l’âme du frère au ciel.
L’heure de l’enterrement étant venue, la cloche donne le signal ; les religieux quittent leurs travaux et se rendent à l’église. La cérémonie commence ; le supérieur, accompagné des employés de semaine, récite autour du corps les prières d’usage. Après la dernière absoute, la procession, à laquelle toute la communauté doit se trouver, défile pour aller au cimetière ; en allant, on chante le psaume In exitu Israël de Ægypto… David le chanta au souvenir de Moïse délivrant son peuple, et les Trappistes le répètent sur ce cercueil pour célébrer une nouvelle délivrance, car la terre pour eux est un exil, la vie une captivité, le monde une autre Egypte. Entre les religieux de chœur et les frères convers, vient le corps porté par quatre profès et entouré de quatre céroféraires. Le convoi s’avance sur deux rangs, précédé d’une croix, défilant vers le cimetière, où une tombe, creusée d’avance, attend celui qui plus d’une fois peut-être, était descendu vivant dans la fosse, comme pour bien la mesurer à sa taille, imitant l’acte de Charles-Quint moine de Saint-Just, qui, couché dans une bière, fit célébrer ses obsèques la veille de sa mort.
Arrivés au cimetière, au moment où le prêtre asperge et encense le corps, les quatre religieux qui le portent quittent leurs coules et le déposent aussitôt dans la fosse, au moyen de bandelettes. Le père infirmier, qui y descend, le dispose décemment et lui couvre le visage du capuce, car les religieux de la Trappe ont fait vœu de pauvreté, et on leur fait pratiquer cette vertu jusqu’après la mort ; c’est pourquoi on les enterre tels qu’ils sont, sans cercueil, mais avec leurs habits de chœur.
Après que le père abbé a jeté un peu de terre sur le corps, les mêmes religieux commencent à le couvrir. Quand on a presque achevé de chanter les antiennes, toute la communauté se prosterne sur les articles des mains, et, dans cette posture humiliante, elle demande grâce et miséricorde pour l’âme du défunt. Pour cet effet, le chantre entonne trois fois, d’un ton de voix toujours plus élevé, le verset Domine, miserere, et la communauté, répond sur le même ton : Super peccatore. Ce cri perçant, dans des circonstances si graves, pénètre jusqu’au fond de l’âme.
Les religieux rentrent ensuite, psalmodiant avec beaucoup de recueillement les sept psaumes pénitentiaux.
Ailleurs, on élève des monuments superbes, sentinelles impuissantes, qui ne sauraient protéger les plus hautes majestés de la tombe contre la pourriture et les vers ; ici, une simple croix de bois, où sont gravés le nom de religion du défunt, et l’époque de son décès, s’élève sur sa dépouille mortelle. Ainsi, après comme avant la mort ; le Trappiste est toujours lui-même appliqué à se cacher au monde et satisfait de n’être vu et connu que de Dieu seul.