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Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert

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XIV
Le cimetière.

Quotidie morior.

Je meurs tous les jours. (S. PAUL.)

Après avoir parcouru les divers travaux auxquels se livrent les religieux trappistes, le père hôtelier a bien voulu me faire visiter le cimetière.

La cour du cloître qui, dans tous les couvents, est un parterre émaillé de fleurs, se trouve être pour les Trappistes de Sainte-Marie du Désert un cimetière. Ils l’ont placé là exprès pour l’avoir sans cesse sous leurs yeux, car les religieux conversent plus souvent et plus librement avec leurs frères morts qu’avec leurs frères vivants.

Le cimetière, lieu de sépulture partout, sert à la Trappe de promenade aux vivants, qui viennent parfois dans la journée errer solitaires, au milieu des tombeaux, en pensant à la fragilité des choses humaines.

La Trappe a ses moments de liberté. On nomme ainsi l’intervalle qui se trouve entre deux exercices, dont l’un est fini et dont l’autre ne commence pas encore. Ils sont plus ou moins longs, selon les circonstances ; la règle n’en a point déterminé l’usage, afin d’en laisser l’emploi aux besoins particuliers de chacun. Le Trappiste se recueille alors, se replie sur lui-même, rentre en soi, et va, suivant ses inclinations naturelles, prier à l’église, lire au cloître ou méditer au cimetière. « Allez visiter les tombeaux, disait saint Jean Chrysostôme aux habitants de Constantinople, cette promenade vous ramènera efficacement à la modestie et à la sagesse ; la vue de la mort ranime la tiédeur, excite la piété, console de la pauvreté, corrige l’orgueil et prévient les abattements du malheur autant que les enivrements de la prospérité. Tout cela dure si peu ; vous avez commencé la journée, êtes-vous sûrs de la finir ? Ce n’est pas dans le tourbillon des villes que ces réflexions viendront se présenter à votre esprit ; sortez de cette bruyante enceinte, allez voir les cimetières, et, au milieu de ce peuple de morts, votre esprit s’élèvera sans efforts au-dessus des misérables affections de la terre : il prendra un essor dans la patrie où l’on ne meurt pas. »

Quand nous visitons les cimetières des villes, une triste inquiétude pèse sur nos cœurs. Quel est le sort de ceux qui gisent dans les tombes qui nous entourent ? Ils sont morts au milieu des écueils ; peut-être leur mort a-t-elle été un naufrage ; peut-être n’ont-ils point trouvé le repos en perdant la vie ; la pierre que vous foulez est peut-être celle d’un réprouvé. Ces doutes, ces craintes oppressent l’âme. Ah ! il n’en est pas ainsi dans le couvent de la Trappe ! Nous l’avons visité sans émotion douloureuse ; il nous semblait un lieu de repos. Déjà quelques trappistes y dorment et reposent du sommeil du juste.

J’observai, avec une joie mêlée de surprise, que la terre ne paraissait pas en être plus fréquemment remuée que celle des cimetières de village. Avant d’entrer, je croyais n’y voir que des tombes élevées à la jeunesse, persuadé, comme on l’est généralement, que les austérités devaient abréger la vie ; mais je fus pleinement rassuré en lisant les épitaphes tracées sur des croix de bois.

On vit longtemps à la Trappe ; les mortifications, les jeûnes, les pénitences servent, ce semble, à y prolonger les jours.

Sur chaque fosse du petit cimetière de Sainte-Marie du Désert, il y a des croix de bois avec les noms de religion de ceux qui y reposent : une grande quantité de lis s’est mis à croître naturellement autour de ces croix et de ces tombes de gazon. Ce symbole de pureté est là bien à sa place, et m’a plus touché que toutes les fleurs des cimetières à la mode. J’avais remarqué une tombe à moitié creusée et couverte de fleurs d’amarantes et d’immortelles effeuillées. Je demandai au père hôtelier : — A qui cette tombe fleurie ? — Je ne puis le savoir. Nous en avons toujours une ainsi parée, pour le premier de nous que la mort favorise. Nous ne couvrons de fleurs que la tombe vide. Pleine et fermée, elle n’a plus besoin de nos guirlandes, car elle fait espérer à celui qu’elle renferme une autre immortalité que celle dont les fleurs sont l’emblème dans ce monde.

Au pied d’une des fosses, j’ai vu un religieux étendu, prosterné ; il priait en silence. C’est là que le cœur se détache de la terre, que l’âme s’élève et que la vertu grandit. On apprend à l’école de la mort à être plus humble, plus détaché et plus mortifié que la veille. Le tombeau a ses enseignements, ses leçons et son éloquence, une voix qui sait instruire, persuader et émouvoir ; il prêche la morale en humiliant l’orgueil, en flétrissant la beauté, en dissolvant toutes choses ; rien n’échappe à ses réseaux indestructibles ; grandeurs, richesses, plaisirs, tout s’y perd, excepté la vertu. Aussi « Vanité des vanités ! » s’écrie le Trappiste en levant les yeux vers le ciel.

« Le Trappiste, défiant de lui-même par humilité, éprouvant de temps à autre le besoin de retremper ses forces, de relever son cœur et de ranimer son courage, se rend au cimetière dans ses heures de défaillance, y promène ses pensées solitaires et apprend, comme saint Paul, à mourir tous les jours.

» Quelquefois, prosterné au pied d’une fosse, il s’écrie : O mon Dieu, ne prolongez pas trop mon exil sur la terre de Cédar ; mon âme, étrangère ici-bas, désirerait revoir la patrie ; je me meurs, comme Thérèse, du regret de ne pouvoir mourir ; commandez-lui de partir, et mon corps se couchera dans ce lit mortuaire, en disant à la terre, au ver et à la pourriture : Vous êtes ma mère, mon frère et ma sœur. »

L’imagination, on le comprend, s’exalte pieusement dans ses excursions fréquentes sur la terre de la mort, où tout impressionne fortement. Le Trappiste trouve dans ces méditations lugubres, sans parler de la grâce qui le soutient, le moyen le plus puissant, peut-être, de mépriser le cri de la chair et de mener jusqu’à la fin une vie d’ange avec un corps de boue.

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